Le Monde - 05.10.2019

(Marcin) #1

22 |horizons SAMEDI 5 OCTOBRE 2019


0123


Che Guevara,


un Argentin


dans la mêlée


Le révolutionnaire était si passionné de rugby qu’il avait participé comme


journaliste, en 1951, à l’éphémère aventure d’un hebdomadaire spécialisé


T


oute sa vie, il a aimé écrire.
Des livres, beaucoup de livres
aux titres évocateurs : La Guerre
de guérilla, Le Socialisme et
l’homme, Souvenirs de la guerre
révolutionnaire, Justice glo­
bale... Sans oublier, bien sûr, ses journaux de
bord au Congo et en Bolivie. Voilà pour la
bibliographie politique d’Ernesto « Che »
Guevara (1928­1967). Mais l’icône révolu­
tionnaire, compagnon de lutte des frères
Castro à Cuba dans les années 1950, s’était
aussi essayée à un autre type d’écriture : le
journalisme sportif. Son domaine de prédi­
lection? Le rugby.
Comme beaucoup d’Argentins de bonne
famille, il appréciait ce sport et l’a pratiqué
avec fougue. Cette passion de jeunesse, large­
ment traitée par ses biographes, l’a conduit à
vivre une expérience journalistique passée
plus inaperçue : la création à Buenos Aires,
en 1951, d’un hebdomadaire de rugby baptisé
Tackle (« Plaquage », en anglais). L’aventure
fut brève – onze numéros entre le 5 mai et le
28 juillet 1951 – mais intense, et révélatrice du
jeune homme qu’il était alors.
A l’époque, le Che a 23 ans ; il étudie la
médecine et n’est pas encore parti sur les
routes d’Amérique latine confronter ses
convictions marxistes à la réalité. Le rugby,
qu’il pratique depuis neuf ans, le passionne
tant que son père, Ernesto Guevara Lynch,
architecte de profession, est prêt à financer le
lancement d’un journal. La rédaction, limitée
à une poignée de jeunes gens, dont un autre
de ses cinq enfants – Roberto, 17 ans –,
s’installera dans un coin de son cabinet, au
n° 2034 de la rue Paraguay, au cœur de
Buenos Aires. Ce sont tous des apprentis
journalistes, eux­mêmes rugbymen dans des
clubs sélects de la banlieue.
Certains articles du Che donnent déjà une
idée assez nette de ses préoccupations socia­
les. Par exemple, ces lignes sur les racines
argentines de son sport : « A Buenos Aires,
ceux qui lancèrent le rugby appartenaient à la
haute société et donc possédaient des fortu­
nes, et ainsi pouvaient, grâce à leur argent, for­
mer des clubs agréables et aux structures soli­
des. En revanche, dans les villes de l’intérieur
du pays, le rugby ne prit pas, parmi les classes
riches et, sauf exception, une petite bourgeoi­
sie le pratique, des gens qui ne peuvent donner
que leur enthousiasme au sport, rien de plus. »
Conclusion : « Tout cela provoque un cercle
vicieux ; le public ne s’intéressant pas ou bien
peu au sport ne connaît pas le rugby et, donc,
ne le connaissant pas, il est difficile, évidem­
ment, de l’initier à sa pratique. »

L’ART DU JEU DANS LA BOUE
Ces passages sont reproduits dans La Fabu­
leuse Histoire du rugby, un ouvrage collectif
publié pour la première fois en 1973 (éditions
O.D.I.L.), sous la direction d’Henri Garcia, du
journal L’Equipe. On les retrouve aussi dans
un guide du quotidien sportif retraçant l’an­
née 1983, et intitulé Rugby. Ce guide, c’est le
journaliste Jean Cormier (1943­2018), figure
familière de l’Ovalie française, qui nous
l’avait montré à son domicile parisien, joli re­
paire de collectionneur curieux de tout. Cet
ex­grand reporter du Parisien était fasciné
par le destin du Che. Il lui avait consacré plu­
sieurs livres, ainsi qu’une exposition photo­
graphique, et connaissait son père. Mais Jean
Cormier n’avait aucun autre extrait de Tackle
que ceux déjà cités. Pour en lire d’autres, et
tenter ainsi de reconstituer la brève carrière
du Che dans le journalisme sportif, il faut
donc se mettre en chasse des exemplaires de
l’hebdomadaire. Des raretés absolues...
Nous voici d’abord à la Bibliothèque natio­
nale de Buenos Aires. Miracle, un sac en plas­
tique renferme neuf des onze magazines. Six
décennies après leur publication, les deux
autres, les n° 2 et 4, ont disparu. « Les vols sont
fréquents », s’excuse un employé de la « BN ».
Quatre articles du Che sont consultables,

mais pas celui cité dans La Fabuleuse Histoire
du rugby. Ces textes sont signés
« Chang­Cho », déformation à la sonorité chi­
noise de son surnom habituel, « Chancho »
(« cochon »). Ses amis le lui avaient donné en
référence à son art du jeu dans la boue, mais
également en raison de son aspect délibé­
rément négligé, bien éloigné du costume­
cravate de rigueur dans les clubs de rugby.
Avouons­le, les articles sont quelque peu
décevants. Cette fois, point d’analyse socio­
logique mais de simples récits de matchs,
révélateurs de sa fine connaissance du jeu.
Pour retrouver les numéros manquants de
Tackle, peut­être faut­il se tourner vers la
Fédération argentine de rugby ou le très
sélect San Isidro Club (SIC), dont il porta le
maillot, dans la banlieue chic de Buenos
Aires. Dans un cas comme dans l’autre, pas la
moindre trace de l’hebdomadaire. Notre der­
nier espoir? Hugo Condoleo, un journaliste
sportif de 87 ans, ultime survivant de cette
aventure éditoriale. Vérification faite, c’est
d’ailleurs lui qui avait écrit pour Henri Garcia,
en 1973, le passage argentin de La Fabuleuse
Histoire du rugby.
Nous le rencontrons dans un café de
Buenos Aires. Lui non plus n’a pas les deux
numéros manquants. Mais ses souvenirs
sont si vifs qu’ils font de lui un témoin d’ex­

ception. Il en est sûr, l’article sur la sociologie
du rugby argentin figure dans le n° 2, daté du
12 mai 1951. « Ernesto avait fait une tournée à
travers le pays et, à son retour, il écrivit un
papier, le seul, en dehors des habituels com­
mentaires de matchs où apparaissent ses pré­
occupations sociales. » Cet article, titré « Le
rugby de l’intérieur », se voulait une profes­
sion de foi. Ernesto, explique son ami,
« revendiquait le fait que le rugby soit joué non
seulement à Buenos Aires mais dans toutes les
villes de province et dans toutes les couches
sociales, pas seulement par les plus riches ».
Hugo Condoleo affirme qu’un diplomate
argentin, dont le nom lui échappe, aurait
autrefois emporté la collection complète à
Paris. Une autre collection appartenait à l’un
des frères du Che, Roberto, décédé en 2018,
mais elle aurait disparu pendant la dictature
militaire (1976­1983). « En ce temps­là, la
famille Guevara était suspecte, rappelle­t­il. Un
commando militaire a perquisitionné la mai­
son de Roberto et saisi les numéros de Tackle,
croyant qu’il s’agissait de matériel subversif. »
Des années plus tard, sous le gouvernement
péroniste de Carlos Menem (1989­1999),
M. Condoleo a entrepris de récupérer les
exemplaires disparus. « J’ai demandé de l’aide
au général Martin Balza, que je connaissais
comme journaliste sportif, car c’était un grand

nageur. » Las! Le chef d’état­major de l’armée
argentine lui a expliqué ne rien pouvoir y
faire. Ce dernier était officier de l’armée de
terre. Or ce sont surtout les troupes de la
marine qui menaient les opérations de per­
quisition durant les « années de plomb ».
A l’époque de Tackle, Hugo Condoleo avait
17 ans – six de moins que le Che –, mais il se
remémore la « salle de rédaction », dans le
cabinet d’architecte, et d’Ernesto, « arrivant
en courant de la faculté de médecine, sa
blouse blanche sur l’épaule ». Ils se retrou­
vaient en début de semaine autour d’une
table pour taper à la machine les com­
mentaires sur les matchs du week­end.
« Ernesto avait une véritable passion pour le
journalisme, insiste Condoleo, qui n’a pas
oublié non plus son « grand sens de
l’ironie » : « C’est lui qui avait eu l’idée
d’introduire des dessins humoristiques des
joueurs dans les pages de Tackle. »
Dans le « rugby de l’intérieur », le Che revient
sur ses débuts de joueur. « Chaque fois que
nous construisons un terrain, avec sa pelouse,
ses lignes blanches, nous voyons les vestiaires,
les douches avec l’eau chaude, le bar, c’est­à­dire
tout ce qui fait un club ; nous ne pouvons man­
quer de nous souvenir de nos débuts en rugby –
dans une ville de l’intérieur. » Au fil du récit, le
tableau se précise : « Nous étions une dizaine de
volontaires et nous cherchions à repérer parmi
les curieux qui se trouvaient là deux audacieux
pour grossir nos rangs. Et nous entrions sur le
terrain en gardant un œil sur nos vêtements, de
crainte qu’on ne nous les vole. La troisième mi­
temps, cette belle coutume rugbystique, nous
était tout aussi inconnue que toutes les com­
modités citées plus haut et qui contribuèrent à
rendre ce sport si agréable. »

LES PRÉMICES D’UNE RÉVOLUTION
Le Che s’adonne au ballon ovale entre ses
14 et ses 23 ans. Il y joue malgré son asthme,
contre l’avis des médecins et de son père.
Celui­ci rapportera les mots de son fils dans
un livre, Mi Hijo, el Che (« Mon fils, le Che »,
Planeta, 1981, non traduit) : « Papa, j’aime le
rugby et, même si je dois en crever, je vais
continuer à le pratiquer. » Hugo Condoleo se
souvient du moment où don Ernesto Gue­
vara Lynch, inquiet, obligea son fils à quitter
le SIC, dont il était membre depuis 1947.
« Ecœuré, il est parti jouer en cachette dans un
club rival, l’Atalaya. C’est là que j’ai eu l’occa­
sion de jouer avec lui », poursuit le vieil
homme, très ému. Dans une lettre à sa mère,
le Che avait confié à quel point ce sport l’avait
aidé à surmonter son asthme et à endurer
par la suite la vie dans la jungle bolivienne.
Le futur révolutionnaire a découvert ce
sport à Alta Gracia, dans la province de Cor­
doba, où sa famille vécut un temps, à la
recherche d’un climat sec. C’est également là
qu’il fit connaissance d’Alberto Granado, alors
entraîneur du club Estudiantes de Cordoba,
avec lequel il entreprendra plus tard son pre­
mier voyage en moto à travers l’Amérique la­
tine. Un périple accompli entre décembre 1951
et juillet 1952, quelques mois après l’arrêt de
l’éphémère Tackle, vaincu par le coût du
papier et le faible nombre d’abonnés...
Guevara pratiqua ensuite d’autres formes
de journalisme. C’est en tant que photogra­
phe qu’il couvre pour une agence d’informa­
tion sud­américaine la deuxième édition des
Jeux panaméricains, en 1955. La compétition
a lieu au Mexique, pays où il rencontrera
Fidel Castro. Le 1er janvier 1959, les deux hom­
mes renversent Fulgencio Batista à Cuba. La
même année, le Che contribue à la création
de l’agence Prensa Latina, « la voix de la révo­
lution cubaine » à travers le monde. Un demi­
siècle plus tard, en 2006, ce même Castro se
rend en Argentine, accompagné du Vénézué­
lien Hugo Chavez, pour visiter le fameux cha­
let blanc d’Alta Gracia où habita le Che.
Ailleurs en Argentine, sa mémoire est plus
délaissée. A Buenos Aires, aucune rue ne
porte son nom. A Rosario, une simple plaque
sur le trottoir indique sa « maison natale », et
il a fallu attendre le 14 juin 2008 pour qu’une
statue soit érigée dans un parc local.
Du Che rugbyman, il reste donc les sou­
venirs de son ex­collègue Hugo Condoleo, et
quelques passages de Tackle. Celui­ci, en
particulier, où il évoque la venue du XV de
France en Argentine, en 1949. « Nous sommes
restés sous le charme de leur jeu de très grande
qualité et nous avons appris ce que nous
ignorions jusque­là : à savoir que le rugby bien
joué est un agréable spectacle, même pour
ceux qui méconnaissent totalement ses
règles. » Six décennies plus tard, l’équipe de
France a de nouveau affronté, et dominé, la
sélection argentine (23­21) le 21 septembre, à
Tokyo, pour sa première rencontre de la
Coupe du monde 2019. Les Pumas s’apprê­
tent maintenant à défier l’Angleterre, samedi
5 octobre, toujours à Tokyo. Un match dont
on aurait bien lu le compte rendu dans
Tackle. Signé « Chang­Cho ».
christine legrand
(buenos aires, correspondante)
et adrien pécout

Ci­dessus, un exemplaire de l’hebdomadaire « Tackle », créé par Ernesto Guevara. En haut,
le « Che » avec le club Atalaya de Buenos Aires. BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE BUENOS AIRES, COLLECTION PARTICULIÈRE

« PAPA, J’AIME LE 


RUGBY ET, MÊME SI 


JE DOIS EN CREVER, 


JE VAIS CONTINUER 


À LE PRATIQUER » 
ERNESTO GUEVARA
à son père
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