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SAMEDI 5 OCTOBRE 2019
CULTURE
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A Rabat, l’art contemporain tout au féminin
La première Biennale de la capitale marocaine convie 64 artistes, uniquement des femmes, issues de 27 pays
ART
rabat (maroc)
U
ne nouvelle biennale
internationale à la
programmation 100 %
féminine, proposée...
par un homme : la formule choi
sie par Rabat avait de quoi intri
guer. « Il ne s’agit pas d’une bien
nale dont le sujet est la femme, pas
plus qu’un hymne à un art qui se
rait féminin », éclaircit d’emblée
Abdelkader Damani, le commis
saire de cette édition inaugurale,
qui a débuté le 24 septembre.
Quand la Fondation nationale
des musées du Maroc, organisa
trice de l’événement, l’a contacté
il y a un an, il a refusé tout « déter
minisme géographique, que ce
soit une biennale dédiée à la Médi
terranée ou au monde arabe », po
sant plutôt la question de la légi
timité de créer une nouvelle
biennale quand il en existe déjà
quelque 150 à l’international
(celle de Marrakech s’est arrêtée il
y a deux ans).
« Qu’avonsnous à dire au
jourd’hui depuis cet endroit du
monde, où, par ailleurs, les fem
mes artistes sont très peu visibles?
Et où reconnaître qu’une femme
est propriétaire de son corps est
une urgence? », s’estil alors de
mandé, en référence à l’actualité
marocaine et à la lutte pour
l’abrogation des lois contre l’avor
tement et les relations sexuelles
hors mariage. Il a proposé de ten
ter l’expérience de ne réunir que
des femmes, formule qu’il encou
rage à maintenir à l’avenir.
Comme titre de cette première
édition, l’historien d’art et philo
sophe algérien, qui fut cocom
missaire de la Biennale de Dakar
en 2014, a choisi « Un instant
avant le monde ». Clin d’œil à
L’Origine du monde, de Gustave
Courbet, et évocation des origi
nes de la création artistique
comme d’une profondeur tem
porelle « plus lointaine que nos
histoires de nations ». « Le titre en
arabe n’est pas traduit littérale
ment, c’est moins le monde que
l’Univers, pour aller encore plus
loin. Remonter aux origines, au
préalable de l’existence », précise
le commissaire.
Une « tendresse subversive »
Il s’agit donc de déployer de « nou
veaux récits du monde à partir des
imaginaires, des rêves et des reven
dications des femmes ». Une vi
sion sensible déclinée à travers les
œuvres de 64 artistes de 27 pays,
avec des prêts et une trentaine de
productions spécifiques.
Trois concepts traversent ses
choix : « La condition de l’errance,
qui a toujours été au centre de mes
réflexions, la nostalgie des désé
quilibres, au cœur, selon moi, du
pouvoir des œuvres d’art, et les
nouvelles formes de subversion,
poursuit Abdelkader Damani. Ce
dernier aspect de la programma
tion, que je nomme la “tendresse
subversive”, est tourné vers la ré
volte des Algériens depuis le 22 fé
vrier, qui consiste à sortir dans la
rue, marcher et chanter, et qui a
fait basculer un président. Parmi
les esthétiques qui sont en train de
naître, il y a celle de la révolte. C’est
pour ces formes que j’ai placé un
forum au sein de l’espace d’exposi
tion : c’est le lieu où l’on discute des
revendications de plus de liberté. »
Parmi les invitées : la jeune
Hania Chabane, devenue une
icône de la révolution algérienne
à travers les réseaux sociaux, ou
la militante féministe Sonia
Gasmi, 22 ans, dont l’œuvre pour
la Biennale sera d’envoyer quoti
diennement des lettres d’Alger
qui seront lues dans cet espace,
où seront aussi projetées des vi
déos. Parmi cellesci, celles de la
Française Clarisse Hahn, dont la
caméra s’immerge dans des lut
tes sociales où le corps se fait ins
trument de résistance politique.
A l’épicentre de la Biennale, au
Musée Mohammed VI, le par
cours s’ouvre par une immersion
dans un concert d’Oum Kalsoum
à Rabat en 1968, un moment
d’émotion collective postindé
pendance du Maroc où l’on en
tend le public vibrer et chanter.
On traverse l’écran pour croiser,
au fil du parcours, des œuvres
contemporaines ponctuées de
petites Vénus de l’époque ro
maine, prêtées par le musée d’ar
chéologie. Notamment des pièces
de l’artiste britannique, née au
Liban et d’origine palestinienne,
Mona Hatoum, montrée pour la
première fois au Maroc. Parmi
cellesci, un tapiscarte du monde
où le recours à la projection de
Peters donne à l’Afrique une place
centrale et massive qui contredit
l’image habituelle, tirée d’une
perspective où le Nord prédo
mine. Ou encore un keffieh pales
tinien, où les motifs noirs de ce
foulard masculin symbole de ré
sistance ont été remplacés par des
mèches de cheveux de femme.
On y croise aussi les dessins de
projets non réalisés de l’archi
tecte britannique d’origine ira
kienne Zaha Hadid, prix Pritzker
2004, dont la livraison du Grand
Théâtre de Rabat, seul projet de
l’architecte sur le continent afri
cain, est attendue prochainement
de façon posthume. L’architec
ture s’invite d’ailleurs à de multi
ples reprises dans la Biennale
d’art, ce qui n’a rien de surpre
nant de la part d’Abdelkader Da
mani, par ailleurs directeur du
FRAC (fonds régional d’art con
temporain) CentreVal de Loire,
spécialisé dans ce domaine. « L’ar
chitecture n’est pas l’art de bâtir,
mais l’art de construire un
monde », se justifie, en souriant,
le commissaire, qui lancera la 2e
Biennale d’architecture d’Orléans
le 11 octobre.
Parmi les nombreuses cartes
blanches qui complètent la pro
grammation de la Biennale maro
caine (cinéma, littérature, street
art...), l’architecture et, plus préci
sément, les travaux expérimen
taux d’architectes femmes sont
exposés dans une amusante ex
position organisée dans un bâti
ment brutaliste en béton noir des
années 1960 de l’architecte Jean
François Zevaco, qui abrite le Cré
dit agricole, avec notamment les
maquettes du duo espagnol
TAKK. Leurs structures précaires
partent des esthétiques décorati
ves populaires et abandonnent
l’idée de durée inhérente à cette
discipline.
Déambulation à travers la ville
La Biennale, qui dessine au pas
sage la cartographie artistique de
la ville, s’étend du palais de la Kas
bah des Oudayas (XVIIe siècle) au
fort Rottembourg (fin XIXe), de la
Villa des arts (début XXe) jusqu’au
Musée Mohammed VI, ouvert
en 2015, avec une déambulation
artistique à travers 11 sites de la ca
pitale marocaine. Tout juste res
tauré, le fort, futur musée de la
photographie, propose une plon
gée dans une architecture confi
née et sombre d’où surgissent
une poignée d’installations, dont
une forêt de totems tout en gref
fes, métissages et bricolages déli
cats de la Française Sara Favriau.
Installation
signée
Katharina
Cibulka sur
le Musée
Moham
med VI.
COURTESY
DE L’ARTISTE
KATHARINA CIBULKA
Il s’agit de
déployer de
« nouveaux récits
du monde à partir
des imaginaires,
des rêves et des
revendications
des femmes »
Sur une tour du bâtiment,
l’EgyptoAméricaine Ghada Amer
a imaginé un jardin féministe
avec vue sur l’océan.
Au palais des Oudayas, une ren
versante performance de la
troupe de la chorégraphe Bouchra
Ouizguen traverse la mémoire du
corps marocain. Donnée en
ouverture de la Biennale, elle de
vrait revenir la clore, en décem
bre. Sous les arcades de la cour,
parmi l’archipel de sites de la Biennale
disséminés dans Rabat, la galerie de la
Banque populaire, à quelques centaines
de mètres du Musée MohammedVI, offre
une carte blanche à l’Irakienne Rand Abdul
Jabbar, 29 ans. Après des études en design
environnemental au Canada et un di
plôme d’architecture obtenu à la Columbia
University de New York, la jeune femme,
née à Bagdad et qui a fui l’Irak pour Abou
Dhabi à l’âge de 5 ans avec sa famille, a
développé une approche artistique trans
versale que l’on observe dans sa délicate
série Earthly Wonders, Celestial Beings
(« Merveilles de la Terre, êtres célestes »).
On entre dans l’espace de la galerie
comme on pénétrerait dans la section
archéologique d’un musée : dans la semi
obscurité, la lumière révèle de petites
céramiques disposées sur des socles. Des
artefacts aussi puissants qu’indéchiffra
bles aux formes totémiques, naturelles ou
abstraites, à la fois épurées et raffinées,
dont les glacis ravivent des couleurs ances
trales : ocre, vert olive, bleu clair, or...
Fragments de sa mémoire
C’est dans les riches collections du British
Museum, à Londres, ou du Pergamon, à
Berlin, que l’artiste a exploré la culture
mésopotamienne ancienne, se référant al
ternativement à l’architecture, à l’archéo
logie et à la mythologie assyriennes et ba
byloniennes, telles les archives des récits et
mythes qui ont précédé l’Irak moderne, ce
lieu avec lequel elle a de profondes affini
tés affectives, mais qu’elle n’a jamais vrai
ment connu. Ce répertoire de formes pui
sées dans des trésors euxmêmes conser
vés loin de leurs terres d’origine se pré
sente ainsi comme des fragments de sa
mémoire, au sens de son héritage, échos de
« formes et d’un langage qui existe quelque
part entre le passé, le présent et le futur ».
e. j.
Le retour à la terre de l’Irakienne Rand Abdul Jabbar
des moments de la chorégraphie
croqués par un dessinateur don
nent une idée de son énergie. La
Biennale est attendue dans un
format revisité à l’Institut du
monde arabe, à Paris, en 2020.
emmanuelle jardonnet
Biennale de Rabat, jusqu’au
18 décembre. Tous les jours
de 10 heures à 18 heures,
entrée libre.