Le Monde - 05.10.2019

(Marcin) #1

4 |international SAMEDI 5 OCTOBRE 2019


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La gauche face aux exclus du « miracle » portugais


Le dirigeant socialiste Antonio Costa est le favori des législatives, dans un pays où la crise a creusé les fractures


REPORTAGE
nodeirinho ­ envoyée spéciale

C’


est du haut de la col­
line que Dina Duarte
a vu son village brû­
ler. Le 17 juin 2017,
cette femme robuste et joviale de
49 ans était partie avec son mari
fêter le solstice d’été dans le ha­
meau voisin. Mais il n’y eut point
de fête ce jour­là. Dès 16 heures, le
feu, incontrôlable, s’était étendu à
toute la région, et à 18 heures la ru­
meur bruissait que tous, à Nodei­
rinho, avaient péri.
On n’avait pas tout à fait tort. Sur
la vingtaine d’habitants de la pe­
tite commune rattachée à la ville
de Pedrogao Grande, à deux heu­
res de Lisbonne, onze ont disparu,
la plupart carbonisés sur la N236,
la « route de la mort », où ils ten­
taient d’échapper au destin. Sur le
bitume, il reste encore les stigma­
tes de jantes fondues que nous
montre Dina Duarte. « Quand
nous sommes arrivés avec mon
mari, le lendemain, vers 6 heures
du matin, tout était noir. Il n’y avait
plus une seule couleur, juste du
noir, du gris et des cadavres », ra­
conte­t­elle en laissant éclater un
sanglot. La nuit suivante, Dina n’a
pas dormi, angoissée par le si­
lence. Plus un animal, plus un
bruissement de feuilles. Son mari
est tombé en dépression.
Dans le village, on raconte les
scènes d’apocalypse, la chaleur
écrasante qui précédait le feu,
cette tempête qui n’a fait qu’atti­
ser les braises et la nuit, soudain,
qui s’est abattue, alimentant la pa­

nique et l’hystérie des familles.
Une scène « dantesque », résume
Rui Rosinha, pompier volontaire,
qui est resté trois mois dans le
coma et souffre de graves séquel­
les neurologiques.
L’incendie a décimé des dizaines
de milliers d’hectares de forêt, fai­
sant 65 victimes à Nodeirinho et
dans les villages alentours. Deux
ans plus tard, les maisons ont été
repeintes, les fleurs ont repoussé,
la couleur est revenue. Mais le sou­
venir de la tragédie hante toujours
le village, et à une tristesse incon­
solable se mêle aujourd’hui
l’amertume. « On nous a abandon­
nés », lâche Dina Duarte.
Personne n’oublie que le premier
ministre, Antonio Costa (Parti so­
cialiste), n’a pas interrompu ses va­
cances lorsqu’il a appris le drame.
Et les indemnités ne suffisent pas
à redonner vie à cette campagne
vieillissante et meurtrie. Alors le
6 octobre, lors des élections légis­
latives, Dina et la plupart des habi­
tants de la région s’abstiendront.
Le rapport d’enquête atteste que
l’incendie de Pedrogao Grande
était accidentel. Mais la plupart
des experts soulignent que ce feu,
comme les autres qui sévissent
presque chaque année, ne doit
rien au hasard. Ils mentionnent la
monoculture d’eucalyptus, qui as­
sèche les sols et est devenue la
principale ressource des ex­agri­
culteurs, mais aussi l’absence d’en­
tretien des forêts et la désertifica­
tion des campagnes, à laquelle le
gouvernement ne s’attaque pas,
faute d’investissement public.
« Il n’y a plus d’hôpitaux, plus
d’écoles. Les gens ne peuvent pas vi­
vre de l’agriculture. Ils abandon­
nent leurs terres ou plantent de
l’eucalyptus pour le vendre aux usi­
nes à papier », se désole Jorge Fer­
nandes, président de l’Apflor, asso­
ciation de producteurs et proprié­
taires forestiers de Pedrogao
Grande. Le phénomène n’est
guère récent. Depuis les années
1980, la forêt portugaise brûle,

dans des proportions chaque fois
plus effrayantes. Mais la détresse
des campagnes reste, pour l’heure,
inaudible à Lisbonne, où se con­
centre l’essentiel de la croissance.

« La croissance est très fragile »
Après la crise dramatique de 2010,
qui a mis le Portugal sous perfu­
sion de la « troïka » (Fonds moné­
taire international, Banque cen­
trale européenne, Commission
européenne), imposant une cure
d’austérité sans précédent, le pays
fait figure de miraculé. Lisbonne,
comme Porto ou l’Algarve, est ar­
rosé par les revenus du tourisme et
dopé par la flambée de l’immobi­
lier, tandis que les investissements
étrangers, notamment chinois,
entretiennent une prospérité fi­
nancière. La croissance a dépassé
les 2 % en 2018, le chômage est au
plus bas, le déficit a été gommé.
Mais à Pedrogao Grande, comme
dans les petites villes dites « de
l’intérieur », la crise est toujours là.
« Tous les chiffres sont bons, excep­
tionnels même, mais la croissance
est très fragile, souligne Pedro
Lino, économiste à la tête de la so­
ciété d’investissement Optimize. Il

y a de l’argent, des touristes qui con­
somment et des investisseurs qui
achètent le patrimoine immobilier,
mais nous sommes devenus totale­
ment dépendants de l’étranger. Où
est la valeur ajoutée produite par le
pays? » Il s’inquiète aussi du ni­
veau des investissements publics,
l’un des plus faibles de l’Union
européenne (2,1 % du PIB).
Antonio Costa, pour l’heure,
peut ignorer ces nuages noirs : le
scrutin du 6 octobre devrait as­
seoir son triomphe. Tenu de s’al­
lier, en 2015, avec le Bloc de gauche
(gauche radicale) et le Parti com­
muniste portugais (PCP) pour
gouverner, le Parti socialiste de
l’ex­maire de Lisbonne frise, qua­
tre ans plus tard, la majorité abso­
lue. Avec 37,4 % des intentions de
vote, selon l’étude de l’institut Pi­
tagorica du 2 octobre, il dépasse la
droite du PSD (28,5 %), le Bloc de
gauche (8,9 %), le PCP (7,4 %) et le
Parti des animaux (PAN), petit
parti écologiste qui entend dépas­
ser le clivage droite­gauche (3,8 %)
M. Costa est parvenu à neutrali­
ser le discours antieuropéen et à
couper l’herbe sous le pied de ses
adversaires. A sa gauche, en me­

nant une politique sociale visant à
adoucir l’austérité, en augmen­
tant le salaire minimum (passé de
485 euros mensuels en 2014 à
600 en 2019). Et à sa droite, en s’at­
telant à respecter scrupuleuse­
ment les contraintes budgétaires.
« Antonio Costa a surpris tout le
monde. En s’alliant avec le PCP, lié
aux syndicats, il a acheté la paix so­
ciale. Et en cassant la rhétorique
qui veut que “la droite épargne et la
gauche dépense”, il a neutralisé le
PSD », observe le commentateur
politique Pedro Marques Lopes.

Aujourd’hui, Antonio Costa ne
souffre d’aucune véritable opposi­
tion, sortant même indemne des
affaires qui éclaboussent son
parti. Tout juste est­il bousculé par
le PAN, qui grignote peu à peu des
voix chez les jeunes et les déçus de
la politique.

« La contestation existe »
A l’ère d’une Europe balayée par la
vague populiste, lui fait figure de
miraculé. Mais au­delà de la frac­
ture territoriale entre les villes et
les campagnes, entre l’intérieur et
le littoral, les emplois créés sont,
pour la plupart, précaires et mal
payés, et le pouvoir d’achat stagne.
« Qu’adviendra­t­il si la croissance
venait à brutalement s’arrêter?
Pour le moment, le pays est immu­
nisé contre le populisme, mais les
germes sont là. Les électeurs ont le
sentiment que la corruption gan­
grène la politique et que les enfants
vivront moins bien que leurs pa­
rents. La contestation du système
existe, mais s’exprime pour le mo­
ment dans l’abstention, faute de
voie présente sur ce créneau »,
alerte M. Marques Lopes.
claire gatinois

En Espagne, la scission de Podemos complique encore le jeu


Iñigo Errejon, l’ex­numéro deux du parti de gauche radicale, est prêt à soutenir les socialistes, après les législatives du 10 novembre


madrid ­ correspondance

L


a recomposition politique
n’en finit pas en Espagne.
Alors qu’aura lieu, le 10 no­
vembre, le quatrième scrutin lé­
gislatif en quatre ans, un nouveau
parti promet de faire une entrée
en scène remarquée. Mas Pais
(« plus de pays ») est le nom de la
plate­forme menée par l’ex­nu­
méro deux et cofondateur de Po­
demos (gauche radicale), Iñigo Er­
rejon, dans le but de « mobiliser les
abstentionnistes progressistes ».
De quoi fracturer un peu plus la
gauche, alors même que l’inca­
pacité des partis politiques espa­
gnols à gérer la fragmentation
du Parlement depuis l’irruption
de Podemos et du parti libéral
Ciudadanos, en 2014, puis de la
formation d’extrême droite Vox,
en 2018, a empêché la formation
d’un gouvernement à l’issue des
élections du 28 avril.

Lundi 30 septembre, M. Errejon
a enregistré les coalitions avec les­
quelles il entend se présenter au
scrutin de novembre. Dans la ré­
gion de Valence, il s’alliera avec la
formation de la gauche alterna­
tive Compromis, qui s’était asso­
ciée avec Podemos en 2016. En
Aragon, il se présentera avec le
parti régionaliste de la Chunta
Aragonesista. Et, dans le reste de
l’Espagne, il pourra concourir avec
le parti écologiste Equo, qui faisait
jusque­là partie de la coalition
Unidas Podemos, formée par Po­
demos et les néocommunistes de
la Gauche unie.
« Nous ne nous présenterons que
là où nous ajoutons des voix au
bloc progressiste, a déclaré M. Erre­
jon. Nous connaissons bien le sys­
tème, nous n’allons pas jouer avec
les sièges. » Afin d’éviter que le bloc
de gauche soit affaibli par son ir­
ruption – du fait du système élec­
toral proportionnel, qui avantage

les grands partis dans les petites
circonscriptions –, il ne se présen­
tera que dans les plus grandes pro­
vinces, celles par exemple dans
lesquelles sept sièges ou plus sont
en jeu au Parlement.
Evaluée à quelque 6 % dans les
sondages, son irruption n’en de­
vrait pas moins coûter des voix à
Podemos, mais aussi au Parti so­
cialiste ouvrier espagnol (PSOE),
qui se renvoient mutuellement

la responsabilité de l’échec des
négociations pour former un
gouvernement. « Il est probable
qu’il puisse récupérer facilement
une partie des électeurs qui
avaient choisi Podemos en 2016 et
ont ensuite opté pour Pedro San­
chez, soit 20 % de l’électorat socia­
liste. Et qu’il provoque une saignée
chez Podemos, comme il l’a fait
dans la région de Madrid », souli­
gne Pablo Simon, professeur de
sciences politiques à l’université
Carlos­III de Madrid.
Accusé de trahison par la direc­
tion de Podemos, M. Errejon a en
effet quitté le parti de la gauche ra­
dicale en janvier, alors qu’il était le
candidat désigné pour mener la
candidature aux élections régio­
nales du 26 mai à Madrid. Il a alors
rejoint Mas Madrid, plate­forme
fondée par l’ancienne maire de la
capitale, l’ex­juge indépendante
Manuela Carmena. Sa décision
avait provoqué un séisme chez Po­

demos, qui n’a finalement obtenu
que 5,5 % des voix, contre 14,6 %
pour M. Errejon.

« Dérive personnaliste »
L’irruption de Mas Pais s’inscrit
dans un contexte de crises inter­
nes chez Podemos. Dans la région
de Murcie, dans le sud­est du pays,
la direction locale a déjà annoncé
qu’elle le rejoignait. « C’est un com­
pagnon de bataille, un référent po­
litique et une des têtes les plus luci­
des de ce pays », a expliqué le diri­
geant local Oscar Urralburu, criti­
quant la « dérive personnaliste » de
Podemos sous la houlette de Pa­
blo Iglesias, « incapable de négo­
cier les accords nécessaires dont a
besoin notre pays. »
Alors que le parti de la gauche
radicale prétendait, à ses débuts,
effacer le clivage droite­gauche
traditionnel, Pablo Iglesias, issu
des Jeunesses communistes, a
adopté les marqueurs idéologi­

ques de l’extrême gauche, alors
qu’Iñigo Errejon, provenant des
mouvements libertaires et défen­
seur d’un « populisme progres­
siste », entend rassembler plus
largement autour de nouveaux
marqueurs idéologiques trans­
versaux, comme l’écologie ou le
féminisme.
Pragmatique, il a essayé de scel­
ler une alliance avec Ciudadanos
pour éviter que le gouvernement
de la région de Madrid repose sur
l’extrême droite, sans succès. Et il
ne considère pas essentiel de for­
mer un gouvernement avec les so­
cialistes pour les soutenir, princi­
pale pomme de discorde entre le
PSOE et la gauche radicale lors des
négociations avortées des der­
niers mois. Il cite en exemple le
modèle portugais, où les socialis­
tes gouvernent avec le soutien
parlementaire de la gauche radi­
cale et des communistes.
sandrine morel

M. Errejon entend
rassembler
autour
de nouveaux
marqueurs
idéologiques,
comme l’écologie
ou le féminisme

A Nodeirinho, dévasté par les incendies en 2017. En bas : Dina Duarte, une villageoise ; à droite : Rui Rosinha, pompier
volontaire, gravement blessé il y a deux ans. Il vit désormais chez ses beaux­parents. JOSE SARMENTO MATOS POUR « LE MONDE »

« Il n’y a plus
d’hôpitaux, plus
d’écoles. Les gens
ne peuvent pas
vivre de
l’agriculture »
JORGE FERNANDES
président d’une association
de producteurs et
propriétaires forestiers

LE  CONTEXTE


LE  PS  FAVORI


Arrivé au pouvoir en 2015, avec le
soutien parlementaire de la gau-
che radicale et des communistes,
le Parti socialiste, mené par Anto-
nio Costa, est favori pour rem-
porter les législatives du 6 octo-
bre. Le premier ministre jouit
d’une forte popularité pour être
parvenu, après la quasi-faillite du
pays en 2010, à remettre le Portu-
gal sur la voie de la croissance en
adoucissant la cure d’austérité,
tout en évitant le dérapage des
comptes publics. Mais
le « miracle portugais », dopé
par les investissements étran-
gers, semble fragile et masque
de fortes disparités régionales.

100 km

ESPAGNE

Pedrogao Grande

Porto

Nodeirinho

Lisbonne

Océan
Atlantique

PORTUGAL
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