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IDÉES
JEUDI 10 OCTOBRE 2019
0123
Rachid Benzine
La France en danger
de « maccarthysme
musulmanophobe »
L’islamologue redoute que la succession
des attentats n’installe un climat de délation
à l’égard des musulmans
L
e tueur de la Préfecture de police de
Paris atil agi sous le coup de sa seule
folie ou de son seul ressentiment,
l’un ou l’autre nourri d’une idéologie
islamiste acquise sur Internet ou/et dans la
fréquentation de quelque milieu salafiste?
Etaitil incorporé dans une stratégie plus
sophistiquée d’« entrisme djihadiste » dans
les lieux sensibles de la République? L’en
quête en cours permettra peutêtre de le
déterminer. En attendant, une inquiétude
légitime grandit : jusqu’où, et combien de
temps encore, ce « cancer » de l’islam radi
cal vatil porter atteinte à notre sécurité,
au vivreensemble, à notre démocratie?
Les pouvoirs publics apparaissent large
ment impuissants devant cette progression
régulière du mal, et des demandes de da
vantage de surveillance, de contrôles, de
« répression préventive » s’expriment avec
amplitude. Parce que les attentats terroris
tes contemporains, en France, se revendi
quent essentiellement de la foi musulmane,
de plus en plus de gens en viennent à pen
ser que la distinction entre islamisme et is
lam n’a plus lieu d’être, car l’islam, dans ses
fondements, contiendrait en germes toutes
les atrocités commises en son nom. Le souci
des gouvernants (et d’une large part de l’in
telligentsia) de ces quarante dernières an
nées de ne pas stigmatiser l’islam et les mu
sulmans en général est remis en cause.
Pour beaucoup, tout fonctionnaire mu
sulman, tout soldat musulman, tout ensei
gnant musulman, tout ingénieur musul
man, tout employé musulman, tout imam,
etc., devrait être soumis à une surveillance
drastique. Voilà donc toute une partie de
notre société en danger de « zemmourisa
tion »! Un nouveau maccarthysme risque
de se développer, non plus à l’encontre de
tout ce qui pourrait avoir un lien quelcon
que avec le communisme, comme lors de
la décennie 19471957 aux EtatsUnis, mais
à l’égard de tout ce qui se référerait à l’is
lam. Un maccarthysme « musulmano
phobe » (qualificatif que je préfère à « isla
mophobe », tant le concept d’islamopho
bie est ambigu et utilisé par certains pour
empêcher toute réflexion libre sur la doc
trine et la tradition musulmanes ; « musul
manophobe » renvoie davantage aux per
sonnes qu’à la doctrine).
La tentation de la généralisation
Succomber à la tentation de la généralisa
tion, celle de ne percevoir l’islam qu’à tra
vers ses expressions violentes et de voir
dans chaque musulman (encore plus dans
un converti récent) une menace, constitue
une injustice et un danger. Celui de mettre
en place une société de la suspicion perma
nente. Une société dans laquelle à peu près
10 % de la population (les quelque 6 mil
lions de musulmans de France) seraient as
similés à un « ennemi de l’intérieur ».
Le développement d’une phobie presque
systématique à l’égard de tout ce qui relève
rait de l’islam aboutirait à une société bri
sée, en risque de guerre civile. Une société
très vite bloquée, car il n’y a pas d’existence
sans confiance. Une société qui se priverait
des richesses multiples, du talent, de l’ingé
niosité, de la générosité de la majorité des
musulmans de France, qui veulent vivre en
paix avec tous au sein de notre démocratie.
Stigmatiser de manière générale les musul
mans de France comme « dangereux par
nature », ce serait les jeter collectivement
dans les bras de ceux qui veulent détruire
la société française et les autres sociétés dé
mocratiques et pluralistes. Ce serait confor
ter les discours paranoïaques et de rupture
des idéologues de l’islam radical ou de l’is
lam ultraorthodoxe (car ces deux dévelop
pements de l’islam, en réalité, ne sont pas
étrangers l’un par rapport à l’autre).
Les musulmans ont leur part de respon
sabilité dans les clivages qui sont en train
de s’accentuer. A force de dire que tous ces
attentats « ne sont pas l’islam », alors qu’ils
sont aussi l’islam (mais la part noire de l’is
lam, car toute réalité a ses lumières et ses
obscurités), ils se sont interdit d’engager
une réflexion critique sur euxmêmes. De
surcroît, une hypocrisie générale est entre
tenue par un grand nombre de ceux qui
prétendent représenter un islam respec
tueux de la République et de la majorité des
habitants non musulmans de ce pays.
Les mêmes qui joignent leurs voix à
ceux qui condamnent les courants salafis
tes et fréristes [partisans des Frères musul
mans] et qui réclament un islam délivré
de l’influence des « pays d’origine » sont
aussi souvent ceux qui cherchent des sou
tiens financiers et des adoubements
comme « bons musulmans » en Arabie
saoudite (terre matrice du salafisme) ou
au Qatar (Etat qui finance les courants fré
ristes). Et tout le monde, à peu près, à l’in
térieur de l’islam pratiquant organisé se
tait avec complaisance dès lors qu’il s’agi
rait de s’interroger pour savoir si certaines
revendications identitaires ou de religio
sité ultraostentatoire ne sont pas de na
ture à porter atteinte au vivreensemble.
Une hypocrisie parallèle est à l’œuvre au
sein des milieux dirigeants de la société
française. On dénonce le salafisme mais on
envisage de signer des accords de coopéra
tion avec l’Arabie saoudite, mère du sala
fisme wahhabite, pour organiser l’islam de
France! En tout cas, on vend des armes à
cette monarchie obscurantiste, sans s’in
terroger sur les victimes civiles qu’elles
peuvent faire, en particulier au Yémen. On
félicite le maréchal égyptien Sissi quand il
combat « ses » frères musulmans, mais on
court après les contrats avec le Qatar, pays
qui soutient les mouvements fréristes dans
le monde. Et on ne compte plus les maires,
de droite comme de gauche, qui, par la
mentable calcul électoraliste, se montrent
complaisants à l’égard d’officines qui, pour
tant, cultivent un islam de la rupture avec
la République, sa laïcité, ses valeurs.
Le vivreensemble apparaît très souvent
comme un concept « gentillet ». Cepen
dant, il est de nos jours une nécessité vitale
grandement menacée. Se lancer dans une
sorte de « chasse aux sorcières » pour ten
ter de débusquer les musulmans suscepti
bles de verser dans l’islam radical serait fo
lie. En revanche, combattre au sein des ad
ministrations, au sein des entreprises, au
sein des établissements scolaires, dans les
différents établissements et espaces pu
blics, tout ce qui va contre le respect des
personnes, contre l’égalité des individus
quels que soient leur genre, leur apparte
nance ethnique ou religieuse, voilà une ur
gence! Il convient de sanctionner tout
comportement qui abîme la concorde ré
publicaine, et il faut éduquer notre jeu
nesse pour qu’elle nourrisse à son tour le
désir de défendre la démocratie.
Rachid Benzine, islamologue,
est chercheur associé au Fonds Ricœur
José Antonio Ocampo La fiscalité des grands
groupes n’est pas qu’un problème de riches
Au moment où l’OCDE présente ses propositions
pour un nouveau système fiscal international,
les pays en développement doivent faire prévaloir
L’ leur point de vue, plaide l’économiste colombien
Organisation de coopération et
de développement économi
ques (OCDE) a réussi un joli
coup. Alors que, dans le monde
entier, les gouvernements sont inter
pellés par leurs opinions publiques,
scandalisées de voir les multinationa
les ne payer pratiquement aucun im
pôt, ce club de pays riches a réussi à
s’imposer comme la seule instance
susceptible de mettre fin à ces abus. Le
9 octobre, l’OCDE va même publier des
propositions pour un nouveau sys
tème fiscal international qui pourrait
s’imposer au monde entier pendant
des décennies.
Des décennies, vraiment? Oui, ce
n’est pas une exagération. Il a fallu
près d’un siècle pour que, pour la pre
mière fois cette année, apparaisse l’op
portunité d’un changement. Car si,
aux EtatsUnis par exemple, 60 des
500 plus importantes entreprises,
parmi lesquelles Amazon, Netflix ou
General Motors, n’ont payé aucun im
pôt en 2018, malgré un bénéfice
cumulé de 79 milliards de dollars
(72 milliards d’euros), c’est parce que le
système en vigueur leur permet de le
faire et, de surcroît, en toute légalité.
Les fondements de la fiscalité
Ces détournements reposent sur des
montages complexes, mais au prin
cipe très simple. Il suffit à la multina
tionale de jouer avec l’attribution des
profits déclarés entre ses différentes
filiales. De cette façon, elle affiche des
déficits là où les impôts sont relative
ment élevés – même si c’est dans ces
pays que l’entreprise génère l’essentiel
de ses activités – pour déclarer des bé
néfices élevés dans des juridictions où
l’imposition est très faible, voire nulle
- même si, en réalité, l’entreprise n’y
dispose d’aucun client.
C’est ainsi que, chaque année, les
pays en développement sont privés
d’au moins 100 milliards de dollars,
déviés par des entreprises dans des pa
radis fiscaux. A l’échelle mondiale, ces
derniers concentrent 40 % des profits
réalisés par les multinationales, selon
les calculs de l’économiste Gabriel
Zucman. D’autant qu’avec la numéri
sation accélérée de l’économie, les per
tes fiscales ne cessent d’augmenter,
dénoncées désormais par les plus or
thodoxes des institutions, comme le
Fonds monétaire international.
Mais c’est de l’OCDE qu’est venu le
coup d’éclat le plus important, avec la
proposition, début 2019, de remettre
en cause les fondements de la fisca
lité internationale, à savoir la capa
cité des multinationales à déclarer
leurs bénéfices dans la filiale de leur
choix. Après des décennies d’inaction,
le processus s’emballe : après la publi
cation du projet cette semaine, l’orga
nisation fera une proposition finale
courant 2020. La messe sera alors dite,
et il ne sera pratiquement plus possible
de peser sur le processus de réforme.
C’est là un danger pour les pays en
développement. Ils ne peuvent plus
dire qu’ils n’ont plus voix au chapitre.
Soucieuse de gagner en légitimité,
l’OCDE leur a offert une place à la
table des négociations au sein d’un
groupe qualifié de « cadre inclusif ».
Avec 134 membres, cette arène est
aujourd’hui, de facto, le lieu dans
lequel se décide le système fiscal
mondial de demain, grillant la
politesse à l’ONU, l’instance légitime
par définition.
Evidemment, on ne joue pas à armes
égales dans ce « cadre inclusif », malgré
son nom. Les pays riches disposent de
plus de ressources humaines, politi
ques et financières pour faire prévaloir
leur point de vue. Concentrant la ma
jorité des multinationales, ce sont
aussi les plus influencés par la pres
sion des lobbies aux dépens de leurs
propres citoyens et du reste du monde.
Mais à refuser de prendre conscience
de ce qui est en jeu, les pays en déve
loppement sont aussi en train de faillir
à leurs responsabilités.
La proposition de réforme de l’OCDE
repose sur deux axes. Tout d’abord,
s’interroger sur l’endroit où les béné
fices des grandes entreprises doi
vent être taxés et de quelle façon.
L’idéal, pour lequel la Commission in
dépendante pour la réforme de la fis
calité internationale des entreprises
(ICRICT) se bat depuis des années,
serait de considérer que la multi
nationale est une unique entreprise,
dont le bénéfice total devrait être taxé
dans les lieux où elle exerce son
activité selon des critères objectifs et
non manipulables, comme les ventes,
l’emploi, les ressources et les utili
sateurs numériques.
Au lieu de ce projet ambitieux, le
manque de volonté politique des pays
en développement à la table des négo
ciations face aux intérêts des pays
riches risque de déboucher sur un
consensus minimaliste. Les entrepri
ses pourraient continuer à déclarer
leurs bénéfices où bon leur sem
ble pour l’essentiel de leurs activités,
permettant la réallocation des im
pôts seulement pour une petite part.
Le chantier de transformation du
système fiscal international serait
finalement limité à une partie dite
« résiduelle » des bénéfices, celle liée
aux actifs incorporels. Pire, la clé de
répartition de ces bénéfices pour
rait ne dépendre que du volume des
ventes, en excluant le facteur « em
ploi », plus favorable aux pays en
développement.
Question politique
En clair, les pays riches se verraient at
tribuer plus de bénéfices, et donc plus
d’impôts. L’autre axe de travail est la
mise en place d’un impôt minimal ef
fectif sur les entreprises au niveau
mondial, redoutée par certains pays en
développement. Ils craignent, en aban
donnant l’arme de l’incitation fiscale,
de ne plus pouvoir attirer les entrepri
ses. Pourtant, si la communauté inter
nationale s’entendait sur un taux suf
fisamment élevé – l’ICRICT plaide pour
qu’il soit d’au moins 25 % –, cela met
trait fin à la course au nivellement par
le bas dont les seuls gagnants sont les
multinationales. Cette mesure ferait
disparaître la raison d’être des paradis
fiscaux, tout en assurant à tous les
Etats des ressources essentielles au dé
veloppement.
En absence d’un consensus interna
tional, des pays ont fait le choix de
trouver des solutions de compensa
tion. C’est le cas de la France, qui va
taxer à hauteur de 3 % le chiffre d’affai
res des entreprises du secteur numéri
que. D’autres, comme le Mexique, s’in
terrogent sur la possibilité de contrain
dre des platesformes comme Uber ou
Netflix à payer une TVA pour les servi
ces offerts sur leur territoire.
Même si ces rentrées fiscales sont
bienvenues, ces mesures relèvent
avant tout du rafistolage. Il est impos
sible de cloisonner l’économie numé
rique et de la prendre pour seule cible
de réforme, car, de plus en plus, les en
treprises utilisent les technologies nu
mériques dans le cadre de leurs activi
tés commerciales. Et ce n’est pas avec
ces mesures ponctuelles que les Etats
sortiront des déficits et des cures
d’austérité à répétition.
Il est temps que les pays en dévelop
pement se mobilisent. L’augmentation
de leurs ressources fiscales est la seule
façon d’améliorer l’accès à la santé et à
l’éducation, l’égalité des sexes ou la
lutte contre le changement climatique.
Si les chefs d’Etat et les ministres des
finances de ces pays continuent à aban
donner à des experts les débats sur la
taxation des multinationales sans com
prendre qu’il s’agit une question politi
que, et non technique, ils se verront
bientôt contraints d’accepter un sys
tème fiscal international qui ne leur
conviendra pas. Les gagnants de tou
jours seront les mêmes, et il sera alors
trop tard pour protester.
José Antonio Ocampo est
membre du conseil d’administration
de la Banque centrale de Colombie,
professeur à l’université de
Columbia (Etats-Unis) et président
de la Commission indépendante
pour la réforme de la fiscalité
internationale des entreprises/Icrict
CE N’EST PAS AVEC
CES MESURES
PONCTUELLES QUE
LES ÉTATS SORTIRONT
DES DÉFICITS ET DES
CURES D’AUSTÉRITÉ
À RÉPÉTITION
LES MUSULMANS
SE SONT INTERDIT
D’ENGAGER
UNE RÉFLEXION
CRITIQUE
SUR EUX-MÊMES