Le Monde - 03.10.2019

(Michael S) #1

16 |


ÉCONOMIE  &  ENTREPRISE


JEUDI 3 OCTOBRE 2019

0123


Le capitalisme 


français, cible 


des fonds 


activistes


Une mission parlementaire menée


par l’ex­ministre Eric Woerth émet treize


propositions afin d’instaurer un supplément


de régulation entre chasseurs et proies


P

ernod Ricard, Suez,
Lagardère, Scor : de
mois en mois, la
liste des grandes en­
treprises françaises
mises sous pression
par des fonds activistes va s’allon­
geant. Le 25 août, l’agence Reuters
a révélé que l’américain Third
Point, l’un de ces acteurs vedettes,
venait d’entrer au capital du lea­
der de l’optique EssilorLuxottica.
On appelle ces actionnaires « ac­
tivistes » car ils militent auprès
des dirigeants et des conseils
pour que soient appliquées leurs
préconisations, nouvelle gouver­
nance, rachats d’actions, voire
cession de l’entreprise. Nombre
de financiers préférant, dans un
premier temps, engager ces dis­
cussions derrière les portes clo­
ses du conseil d’administration,
leur présence n’est pas toujours
connue du public.
Selon plusieurs sources, le bri­
tannique TCI – autre trublion no­
toire – détient ainsi en toute dis­
crétion quelque 2 % du capital de
Vinci. A ce stade, le fonds créé par
Chris Hohn se comporte comme
un investisseur passif. Mais Xavier
Huillard, le PDG du spécialiste des
infrastructures, est prévenu : le fi­
nancier était actionnaire de Sa­
fran depuis des années, lorsque le
projet du motoriste de racheter
Zodiac Aerospace annoncé en jan­
vier 2017 a déclenché sa fureur.
S’est ensuivie une bataille homéri­
que au terme de laquelle Safran a
finalement repris l’équipementier
aéronautique mais à des condi­
tions plus favorables.
Les patrons, on s’en doute, dé­
testent ces empoignades avec des
investisseurs rugueux, parfois
agressifs, dont la première reven­
dication consiste bien souvent à...

changer le capitaine. Y a­t­il pour
autant un risque de déstabilisa­
tion des fleurons tricolores?
Faut­il entraver ces acteurs inter­
ventionnistes? Ce sont les ques­
tions auxquelles Eric Woerth, le
président de la commission des fi­
nances de l’Assemblée nationale, a
voulu répondre à travers une mis­
sion parlementaire « flash » sur
l’activisme actionnarial dont les
conclusions devaient être présen­
tées mercredi 2 octobre.

« DES PROGRÈS À FAIRE »
« Sur le plan de la gouvernance, il y
a des progrès à faire en France, re­
connaît M. Woerth, la culture
d’actionnaires dormants et de
conseils d’administration dont les
membres se connaissent depuis
longtemps a produit une certaine
langueur. » Et d’ajouter : « Il est na­
turel que des investisseurs se po­
sent des questions sur l’utilisation
de leur argent. Que certains sor­
tent de la tranchée est plutôt bien
mais il y a un supplément de régu­
lation à mettre en œuvre » pour li­
miter certains excès.
Au total, treize recommanda­
tions sont formulées pour que les
entreprises et les activistes se re­
trouvent à armes égales. Mesure­
phare, les députés plaident pour
abaisser à 3 % (contre 5 %) le seuil à
partir duquel tout actionnaire
doit rendre public son investisse­
ment. « Les règles du jeu sont déjà
très strictes en France et ajouter
d’autres contraintes serait négatif
pour l’attractivité de la place de Pa­
ris qui a déjà instauré des protec­
tions comme les droits de vote dou­
ble », prévient un activiste.
Depuis le mois de mai, la mis­
sion a auditionné une trentaine
de parties prenantes au débat, du
Medef au fonds d’investissement

américain Elliott, de Pernod Ri­
card au Trésor, du fonds suédois
Cevian à l’Autorité des marchés fi­
nanciers (AMF). Des rencontres
ont également eu lieu à New York
avec Third Point et le controversé
Carson Block, fondateur du fonds
activiste Muddy Waters dont la
spécialité est de tirer à boulets rou­
ges sur les entreprises pour faire
chuter leur cours de Bourse.
L’artificier new­yorkais appar­
tient à une catégorie qui mérite un
traitement à part, insiste
M. Woerth. Car si les CIAM ou Am­
ber, bref les financiers qui pren­
nent des parts au capital des en­
treprises, escomptent une hausse
du prix des actions grâce à leurs
prescriptions, M. Block, lui, est un
vendeur à découvert ou « short sel­
ler ». Cette technique consiste à
emprunter des actions pour les
vendre immédiatement et les ra­
cheter ensuite, si possible à un
cours inférieur.
En décembre 2015, le financier
avait semé le trouble en détaillant
sa vision cataclysmique de l’ave­
nir de Casino. Depuis, Jean­Char­
les Naouri, le patron du groupe de

distribution, n’a de cesse de dé­
noncer les vendeurs à découvert,
dont les coups de boutoir ont pro­
voqué, selon lui, les difficultés qui
ont culminé en mai par le place­
ment sous sauvegarde des quatre
holdings propriétaires de Casino.
En face, M. Block se présente
comme un lanceur d’alerte, qui a
mis en lumière la fragilité finan­
cière de l’empire Naouri. « Il a une
vision à la fois messianique et inté­
ressée de son rôle », souligne
M. Woerth, qui martèle : « On est
face à une volonté de destruction
de valeur et des années d’attaques
finissent par mettre en difficulté les
entreprises. » La mission propose
dès lors d’« introduire une pré­
somption de fonctionnement
anormal du marché dans le cas où
l’ampleur de la vente à découvert
d’un titre financier dépasserait une
certaine limite ». Dans le cas de Ca­
sino, près de 40 % du flottant ont
pu être « shortés », selon l’AMF. Le
gendarme des marchés ne s’en
plaindra pas, les rapporteurs pré­
conisent aussi de lui octroyer plus
de moyens pour lui permettre
d’être plus efficace. Alors que

« l’enquête sur l’attaque de Casino
par Muddy Waters dure depuis
plus de quatre ans », introduire
une procédure de référé devant
l’AMF, avec la prise de mesures
conservatoires, pourrait aider à
« rapprocher le temps de la régula­
tion du temps du marché ».

LE SYMPTÔME D’UN MALAISE
Signe des temps, l’Assemblée na­
tionale n’est pas la seule à se pen­
cher sur l’activisme actionnarial.
Paris Europlace, le lobby de la
place financière, a créé un groupe
de travail. Le Club des juristes,
« premier think tank juridique
français », cogite. Bercy consulte.
Certains patrons, comme Jean­
Charles Naouri, ont été repérés à
la pointe du combat. Denis Kess­
ler, le PDG du réassureur Scor, ne
décolère pas d’avoir été ciblé par
le fonds français CIAM.
Malgré ces allures de place forte
assiégée, les relations avec les acti­
vistes sont pourtant moins ten­
dues. « La place de Paris a compris
que nous étions utiles pour alerter
sur les problèmes », confirme Ca­
therine Berjal, cofondatrice de

SELON PLUSIEURS 


SOURCES, 


LE BRITANNIQUE TCI 


DÉTIENT EN TOUTE 


DISCRÉTION QUELQUE 


2 % DU CAPITAL 


DE VINCI


Des groupes contraints de se restructurer, avec plus ou moins de réussite


Nestlé, General Electric ou ThyssenKrupp... Des Etats­Unis à l’Europe, les financiers cherchent avant tout un gros retour sur investissement


I


l arrive que les actionnaires ac­
tivistes confessent de « gros­
ses erreurs ». C’est l’expression
choisie par Nelson Peltz pour qua­
lifier l’achat, fin 2015, de 1 % du ca­
pital de General Electric (GE) pour
2,5 milliards de dollars (2,3 mil­
liards d’euros). Très critique sur les
performances du groupe, le pa­
tron du fonds Trian avait obtenu
un siège au conseil d’administra­
tion, fin 2017, pour pousser à la res­
tructuration du colosse et obtenir
davantage de dividendes.
Il a eu la peau de son patron, Jeff
Immelt, mais le démantèlement
du plus ancien conglomérat amé­
ricain (énergie, aéronautique,
médical, pétrole...) ne lui a rien
rapporté. En trois ans, l’action a
dévissé de 67 % à Wall Street, le di­

vidende a été fortement réduit et
la firme de Boston (Massachus­
sets) n’est pas tirée d’affaire.
S’ils se sont historiquement fo­
calisés sur les compagnies améri­
caines (Xerox, Campbell, Procter
& Gamble, United Technolo­
gies...), ces fonds activistes n’épar­
gnent plus l’Europe.

« Terrorisme psychologique »
Entré au capital de Nestlé, Third
Point, qui en détient 1,2 %, n’a eu
qu’en partie gain de cause. Son
fondateur, Daniel Loeb, a fait
pression pour que le géant suisse
de l’alimentation se recentre sur
les secteurs les plus rentables
(café, eau, nutrition, aliments
pour chiens et chats). Ce dernier a
récemment cédé son activité de

soins de la peau, comme l’acti­
viste le réclamait. Mais il n’a pas
obtenu la vente des 23 % détenus
dans L’Oréal, qui rapporterait
30 milliards d’euros à Nestlé.
La stratégie des fonds actionnai­
res, qui réclament le découpage de
TyssenKrupp, ce groupe allemand
aux multiples métiers, depuis les
ascenseurs jusqu’aux sous­ma­
rins, en passant par les compo­
sants automobiles, sera­t­elle
payante? Pour le moment, le sué­
dois Cevian Capital (18 % des droits
de vote) et l’américain Elliot (3 %)
ont précipité le récent limogeage
de Guido Kerkhoff, nommé à la
tête de ThyssenKrupp, en
juillet 2018, après l’éviction des
deux dirigeants précédents, indi­
gnés d’être les victimes du « terro­

risme psychologique », selon leurs
termes de ces activistes. A l’instar
d’autres membres du conseil de
surveillance, ils exigent des ces­
sions capables d’accroître les mar­
ges et de redresser le cours de l’ac­
tion. Comme les ascenseurs, valo­
risée entre 15 milliards et 17 mil­
liards, que M. Kerkhoff envisageait
de vendre au suédois Kone, alors
que les hedge funds réclament
une introduction en Bourse.
Les japonais, peu habitués à ces
fonds agressifs, commencent à
en connaître les pratiques. A
commencer par Sony. M. Loeb
juge que le fabricant de semi­
conducteurs et de la PlayStation
n’est pas coté à sa juste valeur,
victime du « conglomerate dis­
count » : les investisseurs pei­

nant à appréhender la com­
plexité de son portefeuille d’acti­
vités, sa valeur en Bourse en pâ­
tit. Third Point est donc revenu à
la charge, au premier semestre,
en investissant 1,5 milliard de
dollars – ce qui avait fait grimper
son action.
Il plaide pour une scission : d’un
côté, les semi­conducteurs, de
l’autre, le divertissement (jeux vi­
déo, films...), pour mieux affron­
ter les concurrents Dysney, Fox
ou Time Warner. L’opération, loin
de faire l’unanimité des analystes,
a été rejetée par le PDG. Kenichiro
Yoshida compte bien rester l’un
des leaders des puces dans les
prochaines années et en obtenir
« un important retour sur investis­
sement ». Tout n’est pas perdu

pour M. Loeb : l’action a gagné
42 % en six mois.
Les opérations plus ou moins
réussies des activistes se comp­
tent par centaines ces dernières
années. Faut­il pour autant un
Paul Singer (Eliott Management),
un Loeb ou un Peltz pour que les
conglomérats se restructurent?
Siemens fournit le contre­exem­
ple. Au fil des ans, l’entreprise de
Munich a cédé ou mis en Bourse
l’électroménager, les téléphones
portables, les ordinateurs, les am­
poules, les semi­conducteurs, le
matériel médical... Son PDG, Joe
Kaeser, souhaite recentrer le
groupe sur l’automatisation, la
numérisation industrielle et les
infrastructures intelligentes.
jean­michel bezat

F I N A N C E

Free download pdf