Le Monde - 03.10.2019

(Michael S) #1

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JEUDI 3 OCTOBRE 2019 économie & entreprise| 17


Pourquoi les actionnaires disent vouloir


des entreprises plus responsables


De plus en plus de gérants veulent juger la performance des sociétés sur des critères
environnementaux, sociaux et de gouvernance, et pas seulement sur leurs profits

ANALYSE


D’


un côté, il y a la mon­
tée irrépressible de
l’activisme actionna­
rial exercé par les Elliott, Third
Point ou ValueAct. Ces finan­
ciers qui font la loi depuis deux
décennies aux Etats­Unis ga­
gnent de l’influence en Europe
et même en Asie. Leur mantra,
que l’entreprise serve mieux les
intérêts des actionnaires.
De l’autre, les 181 membres du
Business Roundtable – le lobby
des grands patrons américains –
ont créé la surprise en signant le
19 août une déclaration procla­
mant que l’entreprise ne doit
pas créer de la valeur seulement
pour ses actionnaires, comme le
préconisait l’économiste Milton
Friedman, mais aussi pour tou­
tes les parties prenantes que
constituent la communauté, les
salariés ou les fournisseurs.
Ces deux tendances sont­elles
réconciliables? C’est à y perdre
son latin capitaliste, sauf à voir
dans les belles paroles des
grands patrons une posture
pour éviter in fine d’avoir des
comptes à rendre à qui que ce
soit... Signer le manifeste du Bu­
siness Roundtable n’a pas em­
pêché Jeff Bezos, le fondateur
d’Amazon, de rogner au même
moment la couverture santé des
employés à temps partiel de sa
filiale Whole Foods.
Pour autant, les pressions qui
s’exercent sur les dirigeants
pour intégrer de nouveaux fac­
teurs dans leur gestion sont

réelles. De plus en plus de gé­
rants, venus d’Europe du Nord
au départ, mais présents par­
tout désormais, affirment juger
la performance des sociétés non
plus seulement sur leurs prévi­
sions de profits à deux ans mais
aussi sur des critères ESG (envi­
ronnement, social, gouver­
nance), le trigramme vedette du
nouvel abécédaire boursier.

L’intérêt bien compris
BlackRock, le premier gestion­
naire mondial d’actifs, enjoint
aux entreprises de se trouver
une « raison d’être » allant bien
au­delà de la rémunération des
apporteurs de capitaux. Sur
fond de grogne face à la montée
des inégalités, les politiques s’en
mêlent. En France, la loi Pacte
(Plan d’action pour la croissance
et la transformation des entre­
prises) votée le 22 mai a modifié
l’objet social de l’entreprise dans
ce sens, pour intégrer les enjeux
sociaux et environnementaux.
Ces aspirations sont relayées
par des acteurs qui utilisent les
méthodes d’influence brevetées
par les fonds activistes. L’objectif
financier est toujours présent,
mais fondé sur la conviction que
les bénéfices de demain ne sont
garantis que par un modèle éco­
nomique responsable.
Après des années de combat,
la société de gestion américaine
Green Century Capital a obtenu
en mars 2019 des restaurants
Darden – une très grande
chaîne de restauration améri­
caine – qu’ils n’achètent plus

d’ici à 2023 de poulets gavés
d’antibiotiques.
En septembre 2018, une résolu­
tion exigeant du groupe agroali­
mentaire General Mills qu’il ren­
force ses efforts pour protéger
les abeilles dans sa chaîne d’ap­
provisionnement a rallié 31 %
des votants, insuffisant mais
déjà significatif. Pour peser da­
vantage, les investisseurs joi­
gnent leurs forces. En Europe,
Shareholders for Change, qui re­
groupe 22 milliards d’euros d’ac­
tifs sous gestion avec des mem­
bres italiens, français, alle­
mands..., tente de convaincre le
leader de l’habillement H&M
d’intégrer les critères environne­
mentaux et sociaux dans la ré­
munération de ses dirigeants.
Quand 360 investisseurs ali­
gnent ensemble une puissance
de feu de 34 000 milliards de
dollars (31 200 milliards d’euros)
à travers l’initiative Climate Ac­
tion 100 +, ils s’avèrent irrésisti­
bles. Le 21 mai 2019, les action­
naires de BP réunis en assem­
blée générale à Aberdeen ont ap­

prouvé à 99,14 % une résolution
enjoignant au major pétrolier
de respecter l’accord de Paris sur
le climat.
Les dirigeants s’adaptent avec
plus ou moins d’enthousiasme.
En Europe, Paul Polman, l’ancien
directeur général d’Unilever, fut
l’un des premiers patrons à inté­
grer dès 2010 le développement
durable dans sa stratégie. Le
flambeau a été repris par Emma­
nuel Faber, le PDG de Danone.
En août 2019, sous l’égide de
l’Organisation de coopération
et de développement économi­
ques (OCDE), il a mobilisé à l’oc­
casion du G7 une trentaine de
pairs en faveur d’une croissance
inclusive. En juin 2016, le diri­
geant avait prononcé un dis­
cours choc à HEC en assurant
que « sans justice sociale, il n’y a
plus d’économie ».
Si les convictions personnelles
de ce fervent catholique sont
connues, la vertu n’empêche
pas l’intérêt bien compris. Pour
Danone, qui a survécu à la me­
nace fantôme de Pepsi (en 2005)
et à l’étreinte de Trian Funds (en­
tre 2012 et 2015), c’est l’occasion
rêvée de cultiver un socle ac­
tionnarial composé de gérants
« ESG fidèles ».
Un patron activiste, voilà qui
répond à ce capitalisme mou­
vant, en quête d’une nouvelle
boussole. A se demander si
M. Faber ne serait pas la pre­
mière défense de Danone,
comme une pilule empoison­
née pour tout prédateur.
i. ch.

Vincent Bolloré, ou la stratégie


de l’entrisme portée à son paroxysme


L’industriel breton a mené tout au long de sa carrière une série de raids contre des
entreprises, soit pour en prendre le contrôle, soit pour réaliser une opération financière

O


fficiellement, Vincent
Bolloré est à la tête d’un
empire bâti à partir de
la papeterie familiale OCB. En
quatre décennies, Bolloré s’est
taillé une place de choix dans
des domaines aussi divers que la
gestion de ports en Afrique, les
plantations d’huile de palme, la
production de batteries électri­
ques avec Autolib’ou les médias
avec Vivendi. Mais plus qu’un in­
dustriel, Vincent Bolloré est sur­
tout un amateur de coups finan­
ciers. La méthode est connue :
l’homme d’affaires breton dé­
barque sans crier gare dans des
sociétés sous­valorisées, désta­
bilise la gouvernance, puis en
prend le contrôle ou revend en
tirant un bénéfice.
Son acte fondateur reste la ten­
tative de prise de contrôle de
Bouygues en 1997. Vincent Bol­
loré achète des titres sur le mar­
ché, téléphone ensuite à Martin
Bouygues pour le prévenir qu’il
vient en « ami », avant de le tra­
hir. Le propriétaire de TF1 fait
tout pour repousser l’envahis­
seur. Un an plus tard, M. Bolloré
est obligé de faire machine ar­
rière, non sans toucher un joli
pactole de 240 millions d’euros.
De cet épisode, Martin Bouygues
conserve un souvenir amer.
« Bolloré m’a roulé, trompé, hu­
milié. Je n’oublierai jamais », con­
fiait l’héritier Bouygues au ma­
gazine Challenges, en 2013.

En 2004, la prise d’Havas, dé­
sormais propriété de Vivendi, est
l’un des coups les plus specta­
culaires de Vincent Bolloré. Lors
d’une assemblée générale homé­
rique, il réussit à se faire une
place de choix au conseil d’admi­
nistration, et finit par écarter son
dirigeant, Alain de Pouzilhac.
En 2015, c’est Yves Guillemot
qui a dû batailler dur pour con­
server les rênes de son entre­
prise, Ubisoft. Entré par effrac­
tion au capital, M. Bolloré cher­
che ensuite à s’inviter au conseil
d’administration. Mais l’éditeur
de jeux vidéo, en bonne santé fi­
nancière, le pousse à battre en
retraite. Le Breton se console en
empochant une plus value de
1,2 milliard d’euros.
Aujourd’hui, M. Bolloré est en
difficulté en Italie, sur deux
chantiers. Premier d’entre eux,
Mediaset. Au départ, Vivendi et
le groupe de télévision de Silvio

Berlusconi souhaitent travailler
ensemble dans la télévision
payante. Mais avant d’avoir posé
les premières pierres du projet,
ils se brouillent. Vincent Bolloré
ne trouve alors rien de mieux
que de monter au capital du
groupe transalpin. Une déclara­
tion de guerre pour Mediaset,
qui bataille depuis contre Vi­
vendi au tribunal. Début sep­
tembre, le groupe de Silvio Ber­
lusconi remporte une manche
de taille. Il fait voter, contre l’avis
de Vivendi, un projet de fusion
de ses entités européennes, une
tactique qui a pour effet de ré­
duire la marge de manœuvre du
Français, qui reste coincé au capi­
tal de Mediaset depuis trois ans.

Visions divergentes
L’autre chantier concerne Tele­
com Italia. D’assiégeant lors de
son arrivée au capital de l’opéra­
teur historique transalpin,
en 2015, l’homme d’affaires de­
vient, trois ans plus tard, assiégé
sous les attaques du fonds amé­
ricain activiste Elliott. L’histoire
avait pourtant bien commencé
pour le magnat français. En
juin 2015, Vivendi annonce déte­
nir 14,9 % du capital de l’opéra­
teur italien. La « méthode Bol­
loré », qui va rapidement déclen­
cher l’hostilité de l’opinion pu­
blique et du gouvernement
italiens, est alors en marche. Le
groupe de médias franchit en ef­

fet, quelques mois plus tard, le
seuil des 20 % du capital de
l’opérateur transalpin, en deve­
nant le premier actionnaire.
Une position qui l’encourage à
poursuivre l’offensive.
Au terme d’une épreuve de
force avec les autres actionnai­
res du groupe en décembre 2015,
il réussit à imposer au conseil
d’administration de Telecom
Italia quatre administrateurs,
dont trois sont des dirigeants du
groupe Vivendi, s’assurant ainsi
une place de poids au sein de la
gouvernance de l’opérateur.
La victoire sera de courte durée
pour l’industriel breton. Le fonds
américain Elliott, également ré­
puté pour ses raids et prises de
contrôle éclair, se lance lui aussi
bientôt à l’assaut de l’opérateur
italien, et inflige une cuisante dé­
faite au Français en lui ravissant
le contrôle du conseil d’adminis­
tration en mai 2018. La guerre en­
tre les deux actionnaires, aux vi­
sions stratégiques divergentes,
redouble alors, déstabilisant
l’opérateur dont le cours de
Bourse s’effondre. En difficulté,
Vivendi finit par hisser le dra­
peau blanc en mars. Non sans y
laisser quelques plumes. Fin juin,
le groupe de médias estimait la
dépréciation de sa participation
dans l’affaire à 1,066 milliard
d’euros.
sandrine cassini
et zeliha chaffin

GREEN CENTURY CAPITAL 


A OBTENU EN MARS


 DES RESTAURANTS 


DARDEN QU’ILS 


N’ACHÈTENT PLUS D’ICI 


À 2023 DE POULETS 


GAVÉS D’ANTIBIOTIQUES


LES  CINQ  FONDS 


LES  PLUS  ACTIFS


Elliott
Fondé en 1977, à New York, par
Paul Singer. Quelque 38 milliards
de dollars (34,9 milliards
d’euros) sous gestion.
Principales campagnes en
cours : Pernod Ricard, Telecom
Italia, AT&T, eBay, Bayer.

Third Point
Fondé, à New York, en 1995, par
Daniel Loeb. Quelque 18 mil-
liards de dollars sous gestion.
Principales campagnes : Nestlé,
Sony, Essilor-Luxxotica.

ValueAct Capital
Fondé, en 2000, à San Francisco.
Quelque 14 milliards de dollars
sous gestion. Principales campa-
gnes : Olympus, Citigroup.

Cevian Capital
Fondé, en 2002, à Stockholm par
Lars Förberg et Christer Gardell.
Quelque 14 milliards de dollars
sous gestion. Principales
campagnes : ThyssenKrupp,
Ericsson, Nordea.

Trian Partners
Fondé, en 2005, à Manhattan,
par Nelson Peltz. Quelque
10,5 milliards de dollars sous
gestion. Principales campagnes :
General Electric, BNY Mellon,
Mondelez, Procter & Gamble.

LES  ENTREPRISES 


TRICOLORES


SOUS  PRESSION


Pernod Ricard
Elliott a révélé, le 12 décem-
bre 2018, détenir « un intérêt
économique supérieur à 2,5 % »
dans le groupe, dont il souhaite
voir la « performance opération-
nelle » s’améliorer.

Lagardère
Troisième actionnaire avec plus
de 5 % du capital, le fonds
Amber du Français Joseph
Oughourlian s’attaque à la
gouvernance du groupe et exige
une accélération des cessions.

Suez
Amber (1,9 % du capital) souhaite
notamment que le numéro deux
mondial de l’eau se recentre et
engage d’importantes cessions.

Scor
Dixième actionnaire du réassu-
reur Ciam (près de 1 % du capi-
tal), créé par les Françaises
Catherine Berjal et Anne-Sophie
d’Andlau, milite pour que le PDG
Denis Kessler abandonne la
présidence et que le rapproche-
ment avec Covéa soit étudié.

EssilorLuxottica
Third Point aurait 1,2 % du
capital, selon Bloomberg, et
souhaiterait des « changements
dans la gouvernance ».

CIAM. Les activistes insistent : ils
ne sont que le symptôme d’un
malaise. Bien avant que Third
Point ne s’invite au capital d’Essi­
lorLuxottica, des investisseurs tra­
ditionnels s’étaient émus des dis­
sensions entre le camp français et
le camp italien. Les sociétés de ges­
tion Comgest et Phitrust avaient
fédéré d’autres gérants en
mai 2019 pour tenter d’adouber
deux administrateurs indépen­
dants. « Nous assistons à une mon­
tée en puissance de l’activisme au
sens large, explique Sébastien The­
voux­Chabuel, gérant de porte­
feuille chez Comgest, il y a un an
encore, on n’aurait jamais imaginé
déposer une résolution de ce type
en assemblée générale ».
En outre, les cow­boys du capita­
lisme ont, à ce stade, remisé au
vestiaire leurs méthodes les plus
agressives dans leur relation avec
les groupes tricolores. « Les acti­
vistes adaptent leur stratégie en
fonction de leurs interlocuteurs »,
explique Jonathan Amouyal, de
TCI. « Plutôt que de jouer la con­
frontation, les fonds activistes peu­
vent encourager la mise en œuvre
de projets auxquels les entreprises
réfléchissaient déjà. C’est comme si
une main s’était posée sur l’épaule
du patron pour dire “vas­y” ou
“plus vite” », souligne Rich Tho­
mas, associé gérant chez Lazard.
Si Alexandre Ricard, le patron
du groupe de spiritueux, a multi­
plié les initiatives – dernière en
date, un plan de départs volontai­
res en France annoncé mardi
1 er octobre –, l’héritier martèle à
l’envi que la présence d’Elliott n’a
rien changé à sa gestion.
A voir maintenant si Amber va
apprécier le plan stratégique que
Bertrand Camus, le nouveau di­
recteur général de Suez, a prévu
de dévoiler mercredi. Quant à Da­
niel Loeb, le patron de Third
Point, il n’a pas encore publié à
propos d’EssilorLuxottica la lettre
préliminaire dans laquelle il a
coutume d’exposer ses positions.
Mais deux représentants du
fonds américain ont bien été re­
pérés le 25 septembre lors de la
journée investisseurs du groupe
franco­italien. A suivre.
isabelle chaperon

AUJOURD’HUI, 


L’HOMME D’AFFAIRES 


EST EN DIFFICULTÉ 


EN ITALIE, SUR 


DEUX CHANTIERS : 


MEDIASET ET 


TELECOM ITALIA

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