Le Monde - 03.10.2019

(Michael S) #1
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JEUDI 3 OCTOBRE 2019 sports| 21

Dopage : la chute de Salazar, créateur de champions


L’entraîneur américain, à la tête du Nike Oregon Project, est suspendu par l’Agence antidopage américaine


Ashton Eaton raconte son ex­rival Kevin Mayer


Le Français, champion du monde et recordman du décathlon, entre en lice mercredi à Doha


doha ­ envoyé spécial

E


nchaîner en deux jours dix
épreuves différentes qui
requièrent chacune des
qualités spécifiques, ce défi in­
sensé est la base du décathlon. A
la recherche du dépassement de
soi plutôt que de la notoriété, les
décathloniens forment une con­
frérie à part, fondée sur la diffi­
culté de leur art. Aux champion­
nats du monde de Doha, mer­
credi 2 et jeudi 3 octobre, le
meilleur d’entre eux a toutes les
chances d’être français.

« Un départ de folie »
A 27 ans, Kevin Mayer est le favori
pour conserver un titre mondial
qu’il a remporté il y a deux ans à
Londres. Depuis le 16 septem­
bre 2018 à Talence (Gironde), il est
détenteur du record du monde de
la discipline, avec 9 126 points cu­
mulés. C’est 81 points de plus que
l’Américain Asthon Eaton, précé­
dente référence mondiale depuis
les Mondiaux de Pékin en 2015,
mais que le Français n’a jamais
réussi à battre lors de leurs con­
frontations directes.
Ashton Eaton (5 fois champion
du monde, 2 fois champion olym­
pique), désormais jeune retraité

de 31 ans − il s’est retiré en jan­
vier 2017, quelques mois après sa
deuxième médaille d’or olympi­
que, à Rio −, a accepté d’évoquer
pour Le Monde les souvenirs qu’il
garde de son ancien jeune rival.
Les deux hommes se croisent
en 2012, lors d’un stage des Fran­
çais à Santa Barbara (Californie),
où s’entraînaient les Américains,
mais le premier souvenir mar­
quant de l’aîné date de 2013, aux
Mondiaux de Moscou. « Kevin
était prêt pour le départ du 1 500 m,
la dernière épreuve. Il devait courir
très vite pour espérer battre Da­
mian Warner, deuxième à ce mo­
ment­là. Il avait deux options : soit
il assurait le coup, soit il tentait le
tout pour le tout pour aller chercher
l’argent. Il a pris un départ de folie et
je me suis dit : “Ce Kevin, c’est un sa­
cré battant.” » Le Français échoue
finalement au pied du podium.
Lors des JO de Rio, en 2016, la re­
lation particulière entre les deux
hommes va se nouer, au terme
d’un « mano à mano » extraordi­
naire. Pour la première fois de­
puis le début de sa domination,
l’Américain est devancé au cours
d’un décathlon après le premier
essai (sur trois) de l’avant­der­
nière épreuve, le lancer du javelot.
Poussé dans ses retranchements

par le Français, il se dépasse pour
arracher l’or. Ashton Eaton tombe
alors dans les bras de son dauphin
et lui fait cette déclaration pleine
d’admiration : « I love you. »

D’autres rivages
« Nous avions un tel niveau de res­
pect, à Rio... Au décathlon, vous
vous mesurez d’abord à vous­
même. Quand vous le comprenez,
vous avez besoin des autres athlè­
tes pour vous aider à vous dépasser.
Lorsque Kevin a commencé à bat­
tre ses records personnels (au
100 m, au lancer du poids, au
400 m et au saut à la perche), j’ai
pensé : “C’est génial.” C’est pour ça
que je lui ai dit qu’il avait fait un
truc incroyable et que je l’ai remer­
cié pour cette énergie qui m’a rendu
meilleur. » Une anecdote qui
éclaire la personnalité de Kevin
Mayer, lors de ce décathlon, fait
encore rire Ashton Eaton : « J’étais
en difficulté et j’ai franchi 4,90 m à
mon dernier essai à la perche. Quel
soulagement. Je lui ai lancé : “J’étais
inquiet mec.” Il m’a répondu : “Pas
moi, tu réussis toujours le troisième
essai.” Il avait plus confiance en
moi que moi­même. »
L’an dernier, Ashton Eaton a
suivi la désillusion subie par le
Français lors des championnats

d’Europe de Berlin. A cause d’un
zéro pointé au saut en longueur,
Mayer avait abandonné l’épreuve.
« C’est positif pour un athlète de
connaître un tel souci car c’est l’uni­
que moyen d’apprendre. Après ça,
Kevin et son coach ont fait en sorte
que ça n’arrive plus jamais. Cela
t’aide à devenir meilleur. » Revan­
chard, Kevin Mayer choisit de se
remettre en selle dès le Décastar de
Talence. Une fois son record du
monde battu, Ashton Eaton a été
l’un des premiers à le féliciter. « Il
ne l’a pas juste battu, il l’a écrasé. Je
me suis rappelé ce que m’avait dit
Roman Sebrle quand j’avais battu
le sien. “Je suis très heureux que tu
l’aies fait, c’est à ton tour de faire
progresser notre sport.” J’ai dit la
même chose à Kevin. »
Le champion américain croit
que son successeur peut encore
amener le record du monde vers
d’autres rivages. « Au meeting de
Paris, il s’est amélioré au lancer du
poids (17,08 m). Si vous prenez tous
ses records personnels, il a le po­
tentiel d’atteindre un total complè­
tement fou, 9 500 ou 9 600 points.
La difficulté du décathlon réside
dans le fait d’arriver à les combiner
sur deux jours. » Début de réponse
ce mercredi à Doha.
an. h.

ATHLÉTISME
doha ­ envoyé spécial

A


Doha, le décompte des
spectateurs des cham­
pionnats du monde
d’athlétisme n’est pas
des plus fiables. Mais une chose
est sûre, mardi 1er octobre, Alberto
Salazar n’a pas assisté à la finale
du 800 m, à laquelle deux de ses
athlètes, Clayton Murphy et Do­
navan Brazier, ont participé. Le
deuxième s’est illustré en deve­
nant champion du monde, à
22 ans, dans un temps record.
Les deux Américains ont dû
faire sans la présence au stade
Khalifa de l’entraîneur, figure de
proue du Nike Oregon Project
(NOP), groupe d’entraînement de
très haut niveau financé par
l’équipementier. Son accrédita­
tion lui avait été retirée dans la
journée par la Fédération améri­
caine d’athlétisme. Salazar n’aura
pas eu l’occasion de savourer le
deuxième triomphe d’un de ses
protégés, trois jours après celui de
la Néerlandaise Sifan Hassan sur
l’épreuve du 10 000 m.
Dans la nuit de lundi à mardi,
l’Agence antidopage américaine
(Usada) avait lâché une bombe : la
suspension pour quatre ans du
coach le plus controversé de l’ath­
létisme, « créateur » d’un des
champions les plus titrés de l’his­
toire, le Britannique Mo Farah,
notamment sextuple champion
du monde (sur 5000 m et sur
10 000 m) et membre éminent du
NOP entre 2011 et 2017.
Outre Salazar, l’endocrinologue
Jeffrey Brown, qui travaillait
ponctuellement pour le groupe, a
été suspendu pour la même du­
rée. « Avec le NOP, MM. Salazar et
Brown ont prouvé que la victoire
était plus importante pour eux que
la santé des athlètes, qu’ils jurent
pourtant de protéger », a déclaré le
patron de l’Usada, Travis Tygart,
l’homme qui avait fait tomber le
cycliste Lance Armstrong.
La décision de l’Usada s’appuie
sur une procédure, entamée
en 2015, comprenant 2 000 pièces
à conviction et une trentaine de
témoins (dont l’ancienne fon­
deuse Kara Goucher et l’ex­coach
de NOP, Steve Magness). On y re­
proche à Salazar « l’organisation
et l’incitation à une conduite
dopante interdite » : un trafic de

testostérone ou encore le recours
en trop grand nombre aux injec­
tions d’acide aminé L­carnitine.
Cette annonce en plein Mon­
diaux survient quelques jours
après le revers infligé à l’Agence
antidopage américaine par les
avocats de Christian Coleman, ti­
tré au 100 m samedi 28 septem­
bre à Doha : ces derniers avaient
trouvé une faille rendant caduque
une suspension pour trois absen­
ces à des contrôles antidopage.

Des années délicates
Né à Cuba, ancien marathonien
trois fois vainqueur à New York,
Alberto Salazar s’est reconverti
dans le coaching. En 1996, il en­
traînait déjà la championne amé­
ricaine Mary Decker lors de son
come­back raté à cause d’un con­
trôle positif à la testostérone. « Je
suis choqué par la décision. Je me
suis toujours assuré que le code
mondial antidopage soit stricte­
ment respecté. L’Oregon Project n’a
jamais et ne permettra jamais de
pratique dopante », s’est défendu
le mis en cause, qui a annoncé son
intention de faire appel auprès du
Tribunal arbitral du sport.
Du côté de Nike, que l’affaire
éclabousse, l’heure est au sou­
tien : « La décision de ce jour n’a
rien à voir avec l’administration de
substances interdites à un sportif
participant à l’Oregon Project.
Nous soutenons Alberto dans sa
décision de faire appel. » Le nom
du PDG de Nike, Mark Parker, ap­
paraît cependant dans le docu­
ment produit par un panel d’arbi­
tres indépendants, qui a rendu la
décision appliquée par l’Usada.
Selon le Wall Street Journal, il
aurait été tenu au courant des
avancées et expérimentations en
matière de dopage.
« Ce serait idiot de m’associer à
tout cela. Je crois que l’enquête a

commencé alors que je n’étais en­
core qu’au lycée », a tenu à souli­
gner Donavan Brazier après sa
victoire au 800 m mardi. Sifan
Hassan, qui participe mercredi
2 octobre aux séries du 1 500 m,
s’est dite « choquée », tenant, elle
aussi, à préciser que « cette en­
quête concerne une période anté­
rieure à mon arrivée dans l’Oregon
Project, donc n’a rien à voir avec
moi. » Avant eux, Sir Mo Farah,
anobli pour ses exploits sportifs
et reconverti sur le marathon,
avait fait sobre : « J’ai quitté le NOP
en 2017 mais j’ai toujours dit que je
n’avais aucune tolérance envers
ceux qui enfreignent les règle­
ments ou franchissent la ligne. »
Pour d’autres, la nouvelle a au
contraire été un soulagement.
« Justice. J’en ai assez de devoir ca­
cher mes pensées. La charade est
enfin terminée, a écrit sur son
compte Twitter le coureur néo­
zélandais Nick Willis. Notre sport
se portera bien mieux avec le dé­
part d’Alberto. » Troisième du

1 500 m des Jeux olympiques de
2016, il avait été devancé par l’un
des athlètes de Salazar, l’Améri­
cain Matthew Centrowitz, en or.
Avec la mise au ban de Salazar,
c’est l’organisation des prochains
Mondiaux en 2021 à Eugene, ville
de l’Oregon où se situe le siège de
Nike et du NOP, qui interroge.
Alors qu’elle est déjà fragilisée par
les critiques sur l’édition qatarie,
l’IAAF se prépare à deux années
délicates. Sans compter qu’elle de­
vra encore faire face à la polémi­
que pendant quelques jours à
Doha. Quatre autres athlètes de Sa­
lazar vont entrer en lice : l’Alle­
mande Konstanze Klosterhalfen
(5 000 m), l’Australienne Jessica
Hull (1 500 m), l’Ethiopien Yomif
Kejelcha (10 000 m) et l’Américain
Craig Engels (1 500 m). Hier, l’Unité
d’intégrité de l’athlétisme, organe
dépendant de l’IAAF, a annoncé
qu‘ils devaient stopper toute colla­
boration avec Salazar, sous peine
d’être à leur tour suspendus.
anthony hernandez

Alberto Salazar
à Eugene (Oregon),
le 25 juin 2015.
ANDY LYONS/AFP

« On voit tous que c’est une catas­
trophe. » Le décathlonien Kevin
Mayer n’évoque là que les condi­
tions climatiques extrêmes des
championnats du monde d’ath­
létisme à Doha, pas même le
nombre famélique de specta­
teurs qui y assistent dans un des
stades « climatisés » de la pro­
chaine Coupe du monde de foot­
ball. La qualité du spectacle et
des performances, la santé des
athlètes, la crédibilité de la com­
pétition auront été sacrifiées
dans ces Mondiaux organisés de­
vant des tribunes que l’on a
même tenté de garnir avec des
ouvriers payés pour l’occasion.
Difficile de faire pousser la pas­
sion du sport dans un désert. Un
constat déjà effectué lors des
championnats du monde de cy­
clisme en 2016. Autant d’avant­
goûts amers pour le Mondial
2022, qui se déroulera loin des
épicentres de la passion footbal­
listique, dans un parc de stades
surdimensionnés et inutiles,
construits dans des conditions
sociales indignes.
Comment des compétitions
majeures peuvent­elles être con­
fiées à des pays incapables de
leur offrir un public? Sous l’effet
de la corruption, suggèrent les
enquêtes ouvertes sur l’attribu­
tion de ces championnats par
l’IAAF et de la Coupe du monde
par la FIFA. Sous celui de la puis­
sance économique d’un Qatar
qui a fait du sport un outil de sa
diplomatie, à tout le moins. Mais
ce n’est pas tant vers le Qatar
qu’il faut se tourner – son image
fait les frais de la débâcle – que
vers les instances sportives qui
cèdent à leur cupidité aux dé­
pens des sportifs, des publics et
de leurs propres compétitions.

Peu de scrupules
Nul besoin de regarder très loin.
Ce week­end en Ligue 1, Lyon­
Nantes a débuté samedi à 13 h 30
pour complaire aux audiences
chinoises. Un horaire pénalisant
pour les supporteurs et les
joueurs, mais conforme aux
priorités de la Ligue du football
professionnel. Son homologue
espagnole avait envisagé de délo­

caliser des rencontres aux Etats­
Unis la saison dernière, avant
que la FIFA ne mette son veto.
L’UEFA a pour sa part laissé fil­
trer, l’an passé, son envie d’orga­
niser la finale de la Ligue des
champions à New York...
Les polémiques autour de la
dernière finale de la Ligue
Europa à Bakou ont peut­être fait
réfléchir la confédération : coût
du déplacement dissuasif pour
les supporteurs, desserte aé­
rienne insuffisante, forfait de
l’Arménien d’Arsenal Henrikh
Mkhitaryan en raison des mena­
ces pesant sur ses compatriotes...
Les sympathies de l’UEFA pour
l’Azerbaïdjan, auquel elle a aussi
attribué des rencontres de l’Euro
2020, s’expliquent par ses liens
avec le géant énergétique Socar,
devenu un de ses sponsors ma­
jeurs en 2013. Le pays est emblé­
matique de ces régimes pudique­
ment dits « autoritaires » qui in­
vestissent dans l’organisation de
compétitions. Le marché leur est
d’autant plus ouvert que, devant
le coût exorbitant des grands
événements sportifs, les candi­
dats se font rares. Les scrupules à
frayer avec des pays peu sou­
cieux des droits humains pèsent
moins que jamais.
La FIFA, l’UEFA, l’IAAF ou le CIO
se sont jetés dans la même quête
d’enrichissement que les autres
acteurs du sport business, au prix
d’un renoncement à gouverner le
sport – c’est­à­dire à imposer des
limites à la logique économique
afin de protéger l’intégrité des
compétitions et des sportifs, l’in­
térêt des publics, les « valeurs »
proclamées. La logique de la
mondialisation et de la financia­
risation du sport nuit évidem­
ment à son enracinement. Entre­
prises de divertissement interna­
tionales, les clubs de football en
viennent à privilégier leurs fan
bases en Asie ou en Amérique
plutôt que leurs supporteurs lo­
caux. Le public des stades devient
accessoire. Les Mondiaux d’athlé­
tisme montrent qu’il peut même
être facultatif.

Jérôme Latta est rédacteur en
chef des « Cahiers du football ».

« Les instances sportives


cèdent à leur cupidité »


CHRONIQUE|pa r j é r om e l at ta


« La victoire est
plus importante
que la santé des
athlètes, qu’ils
jurent pourtant
de protéger »
TRAVIS TYGART
patron de l’agence
antidopage américaine
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