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MERCREDI 2 OCTOBRE 2019 france| 11
L’ultime adieu de la France à Jacques Chirac
Aux Invalides puis à SaintSulpice, le pays a rendu un dernier hommage, lundi 30 septembre, à l’exprésident
RÉCIT
L
e long fleuve des anony
mes venus rendre hom
mage à Jacques Chirac
aux Invalides s’est à peine
tari, à 7 heures, lundi 30 septem
bre, qu’un nouvel acte s’ouvre. La
journée sera longue, millimétrée.
A 9 h 30, quelque deux cents invi
tés ont rejoint la famille de l’an
cien président en l’église Saint
Louis des Invalides, pour une
messe privée. Claude Chirac em
brasse les uns et les autres, atten
tive et retenue.
C’est elle qui a organisé cette
première partie des cérémonies
et l’essentiel de ce jour de deuil. La
veille, une poignée d’anciens col
laborateurs s’est mobilisée pour
l’aider, comme avant, au temps
de l’Elysée. Dimanche soir, elle a
spontanément pris son manteau
et elle est partie, accompagnée de
son mari, Frédéric SalatBaroux,
remercier la foule qui, bravant les
averses, avait patienté des heures
pour dire au revoir à Jacques Chi
rac. « C’est un moment très fort. De
là où il est, je pense qu’il doit être
extrêmement ému et heureux », a
telle glissé.
Qu’importe aujourd’hui la dif
férence des parcours, des âges,
des opinions : c’est la famille des
chiraquiens qui est là, aux Invali
des, pour dire au revoir au
« Grand ». Au premier rang, Ber
nadette Chirac bien sûr, dans son
fauteuil roulant, assistée d’une
aidesoignante qui sait, d’une ca
resse délicate sur la main, appor
ter un peu de réconfort. Auprès
d’elle sa fille, son gendre, et son
petitfils Martin. Le dernier des
Chirac, comme il le dira tout à
l’heure, car sa mère a voulu, à sa
naissance voilà vingttrois ans,
qu’il porte ce nom, accolé à celui
de son père, Thierry Rey.
Il sera le seul à prendre la parole
au cours de cette cérémonie, bai
gnée par le chant des fraternités
monastiques de Jérusalem, un or
dre dont sa grandmère est pro
che. Il sait trouver des mots pour
chacun. Pour les officiers de sécu
rité, « remparts » de Jacques Chi
rac, qui ont porté son cercueil.
Pour sa mère, qui a « perdu une
étoile, qui illuminait [sa] vie ».
Pour le couple que formaient Jac
ques et Bernadette Chirac : le
théâtre de leurs disputes, alors
qu’ils ne pouvaient vivre l’un
sans l’autre. Pour sa grandmère,
à qui manquera désormais le bai
semain du soir.
Le cœur serré, ils écoutent tous
parler ce jeune homme pâle. Les
Pinault, les Arnault, les anciens
collaborateurs, comme les « peo
ple » de la Chiraquie – Line Re
naud, Muriel Robin, Patrick Sé
bastien, Vincent Lindon, Nicolas
Hulot, Christophe Lambert... Les
anciens premiers ministres,
Juppé, Raffarin, Villepin. Les an
ciens ministres, Baroin, Toubon,
Jacob, AlliotMarie, Pécresse,
SaintSernin, Muselier, Gaymard,
Lamour, Breton, Donnedieu de
Vabres, Copé, Delevoye, Debré.
Les « diplos », les généraux, les
Corréziens, les médecins, les fidè
les secrétaires, et la haute stature
de l’ancien président de la Répu
blique du Sénégal, Abdou Diouf...
Une famille.
L’heure des bilans
Puis l’hommage officiel com
mence, dans la cour d’honneur, où
Jacques Chirac a tant de fois con
duit, en président, cette cérémo
nie, quand s’éteignaient les der
niers résistants ou que les soldats
mouraient au combat. Dans ce dé
cor austère, baigné d’un soleil
frais, différents corps d’armée sont
réunis pour rendre les honneurs
militaires. C’est le cas du 1er régi
ment des chasseurs d’Afrique
(RCA), où Jacques Chirac, a servi, au
11 e puis au 6e régiment, lors de son
service militaire en Algérie.
Le cercueil de l’ancien président,
drapé de tricolore, a été déposé au
centre de la cour, au pas cadencé
par les tambours. Emmanuel Ma
cron s’incline devant le cercueil,
puis le cortège quitte les Invalides,
sur la Marche funèbre de Chopin.
Après l’adieu intime, l’office so
lennel. La famille d’un côté, la na
tion de l’autre. Comme ce fut le cas
pour de Gaulle, Pompidou et Mit
terrand, les obsèques de Chirac
donnent lieu à deux messes. Mais
c’est la première fois que cellesci
sont célébrées l’une après l’autre à
Paris, en présence du cercueil.
Sur le parvis de SaintSulpice, qui
fait office de cathédrale diocésaine
depuis l’incendie de NotreDame,
c’est toute l’histoire politique de la
Ve République qui défile. Ses ambi
tions contrariées et ses conquêtes,
ses espoirs et ses défaites, ses
coups bas, ses trahisons, mais
aussi des combats partagés qui
forgent des fidélités pour l’éter
nité, de folles épopées.
Autour du cercueil de l’aîné, qui
occupa la scène pendant plus de
quarante ans, plusieurs généra
tions politiques, figées dans l’ins
tant, se jaugent et se comparent,
peuvent mesurer le passage du
temps, comme s’ils étaient brus
quement confrontés à l’heure des
bilans. C’est saisissant.
La Chiraquie a quitté les Invali
des pour SaintSulpice. Elle croise
les ennemis d’hier : l’ancien prési
dent Valéry Giscard d’Estaing,
93 ans, le favori de la présidentielle
de 1995, Edouard Balladur, 90 ans,
ou encore Nicolas Sarkozy, qui a
salué, jeudi, la mémoire de Chirac
en indiquant qu’avec lui, c’était
« une part de sa vie » qui disparais
sait aussi.
A gauche, Ségolène Royal et Ma
nuel Valls, et leurs rêves présiden
tiels engloutis, se dirigent sans hé
siter vers les caméras de télévision,
postées devant l’église. Mais l’an
cien premier ministre de cohabi
tation, Lionel Jospin, arrivé troi
sième, derrière Jacques Chirac et
JeanMarie Le Pen, au premier tour
de la présidentielle de 2002, les
fuit. Certaines blessures, parfois,
ne se referment pas.
Les représentants du « nouveau
monde » se mêlent à ceux de
« l’ancien » dans un ballet uni
que, singulier. Ainsi, les candi
dats à la Mairie de Paris, Benja
min Griveaux, Cédric Villani,
Anne Hidalgo ou Rachida Dati,
côtoient l’exmaire, Jean Tiberi.
François Fillon, défait à la prési
dentielle de 2017, salue froide
ment son successeur à Mati
gnon, Edouard Philippe, trans
fuge de la droite en Macronie.
Ils sont tous là. Seul manque le
Rassemblement national, exclu
d’office par la famille Chirac, en
mémoire des combats passés, et
La France Insoumise, JeanLuc
Mélenchon ayant préféré aux en
cens la cérémonie laïque organi
sée lundi à l’Assemblée nationale.
« Monde révolu »
Dans la petite foule, qui patiente
sur la place SaintSulpice, au pied
de la fontaine, Monique, une « re
traitée du quartier », évoque une
« génération qui s’en va », un
« monde révolu ». L’ancien minis
tre, JeanFrançois Copé, qui dit
avoir « tout appris » de l’ancien
président, médite, lui aussi, sur
« la fin d’une époque » et prophé
tise : « Cette cérémonie est la der
nière du genre, c’est fini. »
Applaudie quand elle arrive, au
bras de son fils, Claude Chirac
met la main sur le cœur, s’incline
et remercie, avant de gravir à son
tour les marches de l’église. Em
manuel et Brigitte Macron arri
vent les derniers. A midi, le glas
résonne dans le ciel d’automne,
incertain.
Le cercueil de l’ancien président
avance lentement dans la nef, sur
un requiem de Fauré. La famille est
assise au premier rang, sur la gau
che en regardant le chœur, tandis
que Macron et les anciens prési
dents, Hollande, Sarkozy et Gis
card, ont pris place à droite. Hol
lande salue Giscard. Et Macron sa
lue Hollande, froidement.
Les chefs d’Etat étrangers ont,
eux aussi, été placés sur le côté
droit. Parmi eux, Bill Clinton qui
vantera un « président incroyable »,
le premier ministre libanais, Saad
Hariri, bouleversé, ou encore Vla
dimir Poutine, entré par une porte
latérale. Près de 70 chefs d’Etat dé
jeuneront ensuite à l’Elysée,
comme ce fut le cas après les obsè
ques de François Mitterrand.
Vingttrois ans après l’homélie
poignante du cardinal Lustiger
pour l’ancien président socialiste,
l’archevêque de Paris, Mgr Michel
Aupetit, salue en Chirac « un
homme chaleureux » qui avait un
« véritable amour des gens », « aussi
à l’aise dans les salons de l’Elysée
qu’au Salon de l’agriculture ». Il évo
que la « fracture sociale », axe de
campagne en 1995, et l’attention
qu’avait l’ancien président pour
« les plus petits ». Il termine par ces
mots, étranges : « Adieu et merci,
M. Chirac »
Pendant l’offertoire, le maestro
Daniel Barenboim interprète un
impromptu de Schubert, choix
d’Emmanuel Macron. A la fin de la
messe, Mgr Aupetit et le recteur de
NotreDame de Paris, Mgr Chauvet,
suivis par les concélébrants, ac
compagnent le cercueil, longue
ment applaudi par la foule, jusqu’à
la voiture qui l’emporte, vers le ci
metière du Montparnasse. Le vent
soulève soudain leurs chasubles
mauves, couleur du deuil, tandis
qu’une nuée de pigeons dansent
audessus de la place.
Au milieu de la foule, une Mar
seillaise est entonnée par quel
quesuns, mezzo vocce, mais elle
ne prend pas vraiment. Sur les
écrans géants, une photo de Jac
ques Chirac, sur le perron de l’Ely
sée : il sourit et, le bras levé au ciel,
fait un salut de sa grande main.
benoît floc’h, béatrice gurrey
et solenn de royer
Retraites, immigration, bioéthique... Macron ralentit le tempo
Dès l’annonce de la mort de Jacques Chirac, le président de la République a repoussé les dossiers sensibles en cours
I
l faut laisser du temps au
temps », disait François Mit
terrand. Jusqu’ici adepte de la
marche forcée et des réformes
« menées tambour battant », Em
manuel Macron semble désor
mais faire sienne la maxime de
l’ancien président socialiste. Ins
truit par la crise des « gilets jau
nes », qui a fortement fragilisé le
pouvoir l’hiver dernier, le chef de
l’Etat a décidé de se montrer plus à
l’écoute des Français, quitte à ra
lentir le rythme de son action.
A l’annonce de la mort de Jac
ques Chirac, jeudi 26 septembre,
Emmanuel Macron a ainsi immé
diatement annulé sa venue à Ro
dez, prévue quelques heures plus
tard pour lancer le grand débat
sur les retraites. Un moment
pourtant stratégique pour la
réussite du quinquennat. « Le
président n’a pas hésité », assure
ton à l’Elysée, où l’on met en
avant la nécessité d’« accompa
gner les Français » dans un tel
moment. Le débat aura finale
ment lieu jeudi 3 octobre, dans la
même configuration que celle
initialement prévue.
De même, le débat sur l’immi
gration, programmé lundi 30 sep
tembre à l’Assemblée nationale,
avec un discours attendu du pre
mier ministre, Edouard Philippe, a
été reporté d’une semaine, pour
ne pas interférer avec les obsèques
de Jacques Chirac et la journée de
deuil national décrétée par le chef
de l’Etat. Celui organisé au Sénat, le
2 octobre, a été repoussé au 9 octo
bre. Le débat sur le projet de loi
bioéthique, qui devait se poursui
vre lundi soir au PalaisBourbon, a
aussi été suspendu et ne devait re
prendre que mardi soir.
A l’issue du sommet du G7 de
Biarritz, qui s’était déroulé du 24
au 26 août, Emmanuel Macron
avait déjà forcé sa nature en re
poussant sa rentrée. Alors que son
entourage avait évoqué une prise
de parole présidentielle début sep
tembre, pour « donner le bréviaire
et le manifeste de l’acte II » du quin
quennat, le chef de l’Etat avait dé
cidé de surseoir. Objectif : profiter
des bons résultats du sommet, où
le président français est apparu au
centre du jeu international et a ob
tenu des avancées sur le dossier
iranien ou celui du climat. « On
doit essayer de garder ce bronzage
estival le plus longtemps possible »,
expliquait alors l’Elysée.
Ils étaient nombreux dans l’en
tourage présidentiel à demander
au « maître des horloges » de ra
lentir le tempo. Non pas pour pro
crastiner – terme honni au sein de
la Macronie – mais pour répondre
au besoin exprimé par les Français
de comprendre les réformes. « Il
faut faire vivre les choses, les porter,
les répéter, sinon le gâteau n’a plus
de goût. Sous Chirac, la moindre
mesure, on la faisait durer quinze
jours ou trois semaines. Nous, c’est
trois jours », se désole un ministre
venu de la droite.
« Faire vivre les choses »
Le président l’a luimême reconnu
devant les parlementaires de sa
majorité, réunis le 16 septembre :
« On ne pourra pas tenir au rythme
législatif des deux premières an
nées. » Mieux, il a estimé que « ça
n’est sans doute pas souhaitable ».
« On a travaillé à marche forcée (...).
Bilan des courses : tout le monde
était à Paris dans la même salve et
les opposants étaient sur le terrain,
à tirer. Il faut du temps de gouver
nement et de parlementaires sur le
terrain pour toujours expliquer,
c’est très important », a enjoint le
chef de l’Etat.
Et tant pis si cela veut dire
moins de temps pour le travail lé
gislatif et la mise en œuvre de
nouvelles réformes. « L’éclaireur
qui tire l’élastique, c’est bien. Mais
si ceux qui suivent lâchent l’élasti
que, ça ne sert à rien », estime un
très proche d’Emmanuel Macron.
Alors qu’elle était prévue pour la
fin de l’année, la réforme des re
traites a été ainsi repoussée à l’été
- « Peutêtre fautil se donner
un peu plus de temps », notam
ment pour négocier la suppres
sion des régimes spéciaux, a con
seillé le chef de l’Etat.
En 1981, quelques jours avant
son élection, François Mitterrand,
qui avait eu le loisir de réfléchir à la
façon d’exercer le pouvoir après la
présidentielle perdue sept ans
plus tôt, avait expliqué dans Le
Nouvel Observateur quel serait son
rapport au temps : « Les idées mû
rissent comme les fruits et les hom
mes. (...) Personne ne passe du jour
au lendemain des semailles aux ré
coltes, et l’échelle de l’histoire n’est
pas celle des gazettes. Mais après la
patience arrive le printemps. » Em
manuel Macron fait aujourd’hui le
même pari.
cédric pietralunga
Lors du service solennel pour Jacques Chirac, en l’église SaintSulpice, à Paris, le 30 septembre. LAURENCE VAN DER STOCKT POUR « LE MONDE »
Les représentants
du « nouveau
monde »
se mêlent à ceux
de « l’ancien »
dans un
ballet unique
L’archevêque
de Paris salue
en Chirac
« un homme
chaleureux »
qui avait un
« véritable amour
des gens »