Vu de
Russie
- EUROPE Courrier international — no 1510 du 10 au 16 octobre 2019
document. Ce qui permettait aux
différentes parties de l’interpré-
ter comme elles l’entendaient – et
elle n’avait ainsi pas pu déboucher
sur un accord.
Les premiers à annoncer cet
accord sur le Donbass ont été les
médias russes. Au cabinet du pré-
sident ukrainien, une réunion a été
aussitôt convoquée. Volodymyr
Zelensky a assuré que la “formule”
avait été acceptée. Mais le texte du
document n’a pas été rendu public.
“Nous avons répondu à la lettre de
M. Sajdik [représentant spécial du
chef de l’OSCE au sein du groupe
trilatéral] pour lui confirmer que
nous étions d’accord avec le texte
de la ‘formule Seinmeier’, a expli-
qué Zelensky. Cette formule devrait
être intégrée à une nouvelle loi sur
le statut spécial du Donbass. Cette
loi sera élaborée par le Parlement
dans le cadre d’un dialogue avec la
société. Aucune ‘ligne rouge’ ne sera
franchie. Ce qui signifie qu’aucune
élection n’aura lieu sous la menace
des mitrailleuses.”
Une heure après cette réunion,
des militants des partis panukrai-
niens Svoboda et du Corps national
se sont rassemblés devant le bâti-
ment de la présidence. Cette mani-
festation s’est ensuite déplacée
sur Maïdan, la place de l’Indépen-
dance, où des intervenants ont
pris la parole. “La Russie veut que
le président Zelensky signe le docu-
ment pendant la prochaine rencontre
au format Normandie, a ainsi lancé
Heorhiy Touka, 55 ans, ministre
adjoint chargé des Territoires tem-
porairement occupés. Avec ce prési-
dent-là, Moscou n’a même pas besoin
d’utiliser la force. Son entourage
petit-russe [‘petit-russe’, mot uti-
lisé du temps des tsars pour définir
les Ukrainiens, aujourd’hui péjora-
tif en Ukraine] suffit, et il va danser
au son de la musique de Moscou.”
La contestation s’est poursui-
vie le lendemain. À Kiev, devant
le bâtiment de la présidence, et
sur Maïdan, un millier de per-
sonnes se sont rassemblées. [Le
6 octobre, on en recensait 10 000.]
D’autres manifestations, avec le
slogan “Non à la capitulation”, ont
eu lieu à Lviv, Kharkiv, Odessa,
Zaporijia et Kropyvnytsky. Les
gens réclament qu’aucun statut
spécial ne soit accordé aux terri-
toires occupés, que l’armée ukrai-
nienne ne soit pas retirée de la
ligne de démarcation et que les
élections soient interdites dans
les territoires occupés jusqu’au
règlement du conflit. Les conseils
régionaux de Lviv et Ternopil ont
lancé un appel au pouvoir central
en lui enjoignant de ne pas appli-
quer la “formule Steinmeier”.
Un progrès. En Allemagne, en
France et en Russie, la décision de
la partie ukrainienne a été saluée.
“Cela ouvre la porte à un sommet
selon le format Normandie [entre
les dirigeants de l’Ukraine, de l’Alle-
magne, de la France et de la Russie],
c’est une étape sur la voie de la mise
en œuvre du traité de Minsk”, a expli-
qué Heiko Maas, le ministre alle-
mand des Affaires étrangères.
Emmanuel Macron dit quant à
lui espérer un progrès dans les
négociations entre l’Ukraine et la
Russie. À Moscou, on parle d’une
impulsion en faveur de l’applica-
tion du traité de Minsk.
Les dirigeants des formations
militaires illégales des régions
[républiques autoproclamées] de
Donetsk et Lougansk ont déclaré
que l’Ukraine avait accepté le
droit des habitants du Donbass
à décider par eux-mêmes de leur
avenir. “Nous appelons Zelensky
à ne pas dicter de conditions. Il dit
—Gazeta po-oukraïnsky
Kiev
L
e 1er octobre, pendant la
réunion du groupe de
contact trilatéral à Minsk,
l’Ukraine a accepté la “formule
Steinmeier”, autrement dit un
plan d’action visant à organiser
des élections locales dans la partie
occupée du Donbass, et à lui attri-
buer un statut spécifique.
Ces conditions ont donc été
acceptées par l’Ukraine dans
un document signé par Leonid
Koutchma, le représentant de
l’Ukraine au sein du groupe de
contact trilatéral [qui rassemble
des représentants de la Russie,
de l’Ukraine et de l’Organisation
pour la sécurité et la coopération
en Europe, l’OSCE]. Le document
prévoit la tenue d’élections locales
exceptionnelles dans les régions
qui échappent au contrôle de Kiev.
Toutefois, cet accord ne deviendra
applicable que si l’OSCE atteste
de la conformité de ces élections.
Cette “formule Steinmeier” a
été proposée par Frank-Walter
Steinmeier, ministre allemand
des Affaires étrangères de 2013
à 2017, aujourd’hui président de
la République fédérale. L’idée en
a été évoquée pour la première
fois en 2015, mais elle n’avait
encore jamais pris la forme d’un
UKRAINE
Zelensky a-t-il cédé
face à la Russie?
En se disant prêt à accepter un règlement du conflit
dans le Donbass, le jeune président ukrainien
suscite l’hostilité d’une partie du pays. Des
manifestants dénoncent une “capitulation”.
que les élections dans le Donbass ne
se dérouleront que quand l’Ukraine
aura pris le contrôle de la frontière.
Ce n’est pas à lui de décider quand
nous organiserons des élections, c’est
à nous. Le pouvoir de Kiev n’aura
jamais le contrôle de la frontière”,
ont asséné dans un communiqué
les dirigeants des forces d’occupa-
tion Denis Pouchiline et Leonid
Passitchnik.
Le combat continue. “Zelensky
ou quelqu’un d’autre veut pousser
l’Ukraine à une capitulation dégui-
sée en traité de paix. Pour lui, ça va
se terminer par une grande faillite
politique. La décision qu’il vient de
prendre constitue un danger pour
l’État ukrainien, explique le polito-
logue Mikhaïlo Bassarab. Les son-
dages le montrent : depuis le début
de la guerre, la société ukrainienne
n’a accepté ni le traité de Minsk ni
la ‘formule Steinmeier’.”
Tout ce qu’a fait Koutchma à
Minsk, et que Zelensky compte
négocier pendant la prochaine ren-
contre au format Normandie, doit
être approuvé par le Parlement.
La Rada [le Parlement] l’accep-
tera-t-elle? Difficile à dire. Mais la
contestation de la société devrait
être un signe pour le cabinet du
président. Il n’est pas encore trop
tard pour freiner et adopter une
autre position dans les futures
négociations. Les patriotes au
sein de la société ukrainienne sont
prêts à lutter. Pour eux, les pertes
humiliantes subies dans la guerre
avec la Russie sont inacceptables,
l’Ukraine peut, et doit, opposer à
Moscou une résistance digne.
—Nazar Valtchouk, Andriy
Jyhaïlo, Sofia Starokon
Publié le 4 octobre
En Allemagne, en
France et en Russie, la
décision ukrainienne
a été saluée.
La “formule
de l’e s p oir ”
● Le porte-parole du Kremlin,
Dmitri Peskov, s’est félicité
de l’accord obtenu de la part
de Kiev sur l’application
de la “formule Steinmeier”.
Depuis l’arrêt, en 2016, des
rencontres quadrilatérales
du “format Normandie”,
la Russie n’a cessé
de réclamer l’application
des accords de Minsk, signés
le 5 septembre 2014 par toutes
les parties, y compris
le président ukrainien
de l’époque, Petro Porochenko.
L’octroi d’un statut spécial
au Donbass en est la pierre
d’achoppement, et la “formule
Steinmeier”, proposée
dès 2015, ne fait qu’indiquer
l’ordre des procédures
à suivre pour y aboutir. “Pour
la partie la plus nationaliste
de l’Ukraine, explique le
quotidien en ligne Gazeta.ru,
l’octroi d’un statut spécial
au Donbass est perçu
comme le potentiel premier
pas vers la fédéralisation
de l’Ukraine.” Si Zelensky
est déterminé à appliquer
les accords de Minsk,
ce sera un coup dur pour les
forces nationalistes, “brossées
dans le sens du poil pendant
quatre ans par Petro
Porochenko”. Cette couche
de la société ukrainienne
n’est absolument pas prête
à accepter le statut spécial.
“Mais de là à parler d’un
nouveau Maïdan, c’est peu
probable, estime le titre.
Personne n’est actuellement
en mesure de prendre la tête
d’un mouvement de masse.”
Par ailleurs, le renouvellement
complet du gouvernement
a apporté à la jeunesse
ukrainienne, “principal
soutien de Zelensky” (élu avec
73 % des voix), et aux plus
âgés, “fatigués de la guerre”,
“l’espoir d’une nouvelle étape
dans la vie du pays”. Or “la
perspective d’un conflit qui
s’éternise n’a pas sa place dans
la représentation d’un avenir
radieux”.—
SOURCE
Gazeta po-oukRaïnsky
Kiev, Ukraine
Quotidien, 60 000 ex.
gazeta.ua
La “Gazette en ukrainien”,
est un journal lancé en
septembre 2005. Généraliste,
il aborde tous les grands sujets
de la société ukrainienne
d’aujourd’hui en proposant
un suivi rigoureux de l’actualité.
Le site web offre plus
de contenus que la version
papier et, à la différence
de cette dernière, existe
également en russe.
↙ Dessin de Tiounine
paru dans Kommersant,
Moscou.