Le Monde - 19.09.2019

(Ron) #1

0123
JEUDI 19 SEPTEMBRE 2019 idées| 25


Jean-Yves Heurtebise


Les élections de 2020 à Taïwan


seront un test à valeur mondiale


Entre une présidente qui soutient
les manifestants hongkongais et un rival
pro­Pékin, ce scrutin révélera notamment
le poids des médias, souligne le sinologue

D


ans un monde de plus en
plus polarisé entre, d’un
côté, un « axe illibéral »
Chine/Pakistan/Iran et,
de l’autre, un « axe néolibéral » Ja­
pon/Inde/Etats­Unis, le futur
président de Taïwan, allié tradi­
tionnel de Washington, au terri­
toire réclamé de façon toujours
plus pressante par Pékin, aura
fort à faire pour préserver l’iden­
tité composite et la réussite éco­
nomique de la seule démocratie
libre du monde sinophone.
Depuis le 17 septembre, tous les
candidats pour la présidentielle
de janvier 2020 sont connus.
Jusqu’au bout, le suspense des
nominations aura tenu Formose
en haleine : tout d’abord, c’est la
création d’un nouveau parti par
le populaire maire de Taipei, Ko
Wen­je, qui avait alimenté les spé­
culations ; ensuite, c’est la candi­
dature annoncée, puis abandon­
née au dernier jour, de Guo Tai­
ming, dirigeant de Foxconn, qui

augurait d’une confrontation
inédite avec trois candidats de
poids électoral quasi équivalent.
La présidentielle de 2020 pro­
posera finalement une lutte
« classique » entre les deux prin­
cipaux partis de l’île : Parti démo­
crate progressiste ou DPP et Parti
nationaliste ou KMT. La prési­
dente en exercice Tsai Ing­wen
(DPP), au pouvoir depuis 2016,
tentera de se faire réélire. Face à
elle, le principal protagoniste est
Han Kuo­yu, populiste « pro­
Chine », maire de Kaohsiung et
vainqueur des primaires du KMT
le 15 juillet.
Alors qu’au début de l’année
tous les sondages donnaient Tsai
Ing­wen perdante, c’est le con­
traire depuis juin, c’est­à­dire le
début des manifestations à Hong­
kong. Le soutien affiché de la pré­
sidente Tsai aux manifestants
hongkongais lui a permis de re­
trouver les suffrages d’une partie
de la population (selon un son­

dage récent, 65 % des Taïwanais
soutiennent les manifestants et
90 % rejettent le modèle « Un
pays, deux systèmes » pour
Taïwan). Inversement, plusieurs
éléments ont récemment terni
l’image de Han Kuo­yu : soupçons
d’alcoolisme et d’adultères, joints
à une affaire de construction illé­
gale concernant sa femme. Mais il
dispose d’une base militante ex­
trêmement motivée, très impli­
quée sur le Web.

Situation paradoxale
Il convient également de men­
tionner, aux deux extrêmes du
spectre politique, les candidatu­
res d’Annette Lu (vice­présidente
du DPP entre 2000 et 2008), sou­
tenue par Formosa Alliance, un
parti promouvant l’indépen­
dance (qui pourrait prendre des
voix au DPP), et de Yang Shih­
kuang, du Nouveau Parti, ou en­
core de Huang Rong­zhang, du
Parti rouge, qui promeuvent
l’unification avec la Chine.
Compte tenu du climat de ten­
sion entre les Etats­Unis et la
Chine, plus que jamais, c’est le
rapport au « continent » qui sur­
détermine la relation des élec­
teurs taïwanais à leurs candidats.
Pour forcer le trait, Tsai Ing­wen
pourrait apparaître comme la

« candidate de Washington » et
Han Kuo­yu comme le « candidat
de Pékin ». Tsai fait également fi­
gure de candidate du maintien de
l’autonomie politique, tandis que
Han incarne la promesse d’oppor­
tunités économiques. La « candi­
date de Washington » serait donc
celle des valeurs politiques et le
« candidat de Pékin » celui des va­
leurs financières.
Cette situation est paradoxale.
Washington, souhaitant des rela­
tions pacifiées avec la Chine, avait
mal vécu la double présidence
(2000­2008) plutôt indépendan­
tiste de Chen Shui­bian (DPP). Son
soutien à Tsai Ing­wen s’explique
autant par le travail de l’adminis­
tration Tsai que par le conflit
commercial durable entre la
Chine et les Etats­Unis.
Autre ironie de l’histoire : alors
que le KMT fut pendant cin­
quante ans l’ennemi juré de la
Chine communiste et que le ré­
gime maoïste voyait en Taïwan la
Chine pervertie par le grand capi­
tal, aujourd’hui, le KMT semble le
meilleur allié de Pékin et la Chine
apparaît comme la patrie des op­
portunités économiques. C’est

que, de représentante de l’alterna­
tive révolutionnaire, la Chine est
devenue un des moteurs du capi­
talisme mondialisé. Dans ce nou­
veau contexte, le discours électo­
ral récurrent du KMT affirme que
Tsai a appauvri le pays.
Cependant, comme l’a montré
l’économiste Frank S. T. Hsiao,
lors des deux mandats du prési­
dent Chen Shui­bian (DPP), le PIB
par habitant en parité de pouvoir
d’achat avait crû de 6,9 %, alors
qu’il n’a progressé que de 4,4 %
pendant les mandats de Ma Ying­
jeou (KMT), malgré sa politique de
renforcement des relations avec
Pékin. L’argument semble aussi
difficile à tenir aujourd’hui :
parmi les quatre « dragons » (les
autres étant la Corée du Sud,
Hongkong et Singapour), Taïwan
est celui qui a enregistré en 2019
la plus forte croissance (un fait
inédit depuis dix ans), alors
même que le chômage est au plus
bas et que le salaire moyen n’a
cessé d’augmenter depuis 2016.
Il est pourtant possible que ces
faits ne soient guère perçus
comme décisifs à l’âge de la « post­
vérité ». Dans un pays où plus de
80 % de la population a un profil
Facebook, où les écrans sont par­
tout (restaurants, salles d’attente,
taxis, etc.), le poids des médias est
prépondérant. Or, les grands
groupes de presse taïwanais qui
dépendent pour leurs finances du
marché chinois doivent adopter
une ligne politique pro­Pékin qui
s’impose sur tout contenu pro­
duit en langue chinoise.
Récemment CtiTV (appartenant
au groupe Want Want dont le pa­
tron Tsai Eng­meng avait nié la
gravité des événements de Tia­
nanmen) s’est vu infliger une
amende pour violations de l’éthi­

que journalistique et surexposi­
tion de Han Kuo­yu. Le premier
groupe de fans de Han sur Face­
book est le fait d’internautes chi­
nois qui, selon l’universitaire
taïwanaise Ying­Yu Lin, pour­
raient être liés à une division « cy­
ber » de l’armée.
En cela également les élections
présidentielle et législatives de
janvier 2020 à Taïwan seront pas­
sionnantes : la capacité de l’archi­
pel à maîtriser le flux d’informa­
tions parfois biaisées venant de
Chine et à limiter les perturba­
tions extérieures sur des élec­
tions démocratiques constituera
un test à valeur mondiale.
L’élection présidentielle à Taï­
wan dépasse le cadre d’une na­
tion­archipel aux 23 millions d’ha­
bitants. Il y a un an, en août, après
la République dominicaine et le
Burkina Faso, le Salvador décidait
de rompre les relations avec Taipei


  • quelques mois avant des élec­
    tions locales perdues par le DPP.
    Le 16 septembre, c’est au tour des
    îles Salomon de transférer leur re­
    connaissance à la Chine popu­
    laire : un nouveau revers diploma­
    tique qui servira d’argument de
    campagne du KMT contre Tsai – et
    qui pourrait compliquer la tâche
    du « Quad » (Australie, Japon, Inde,
    Etats­Unis) de contenir l’influence
    chinoise dans l’indo­Pacifique.


Jean-Yves Heurtebise,
maître de conférences,
Université catholique FuJen
(Taïwan), chercheur associé,
CEFC (Hongkong) et corédac-
teur en chef de la revue
« Monde chinois, nouvelle Asie »

Hélène Gaudin Sur le Brexit, l’UE est en droit


de demander des clarifications au Royaume-Uni


Si le choix de sortir de l’Union est un droit et une décision
unilatérale, ce retrait, dont les modalités sont définies
par le traité de Lisbonne, est l’affaire des deux parties,
estime la professeure de droit public

L


e spectacle que nous donne le Royau­
me­Uni laisse chaque jour plus
perplexe. Le Brexit y a déclenché une
crise constitutionnelle et politique qui
s’accentue et se complexifie sans disconti­
nuer, confirmant ou mettant à rude épreuve


  • c’est selon – les mécanismes de la démo­
    cratie britannique, preuve s’il en est qu’on ne
    sort pas de l’Union comme d’une simple
    organisation internationale.
    Face à ce tumulte et à cette confusion,
    l’Union donne, pour l’instant au moins,
    l’apparence d’un ensemble ordonné et cohé­
    rent. Cette stabilité étonne. Elle aurait pu être
    mise à mal dès l’origine, ce qu’escomptait,
    non sans un certain pragmatisme, le Royau­
    me­Uni : écueil, les négociations sur le re­
    trait ; écueil encore, les Conseils européens
    consacrés au Brexit, et notamment à la ques­
    tion du report de la sortie britannique.
    Contre toute attente, donc, l’Union
    européenne ne s’est pas fracassée sur ce qui
    est une des plus grandes crises de son his­
    toire. La première question que l’on peut se
    poser est pourquoi? Sans doute faut­il
    trouver un début de réponse dans l’article 50
    du traité de Lisbonne, entré en vigueur en
    2009, qui définit les modalités d’un retrait vo­
    lontaire de l’Union. Non seulement dans cet
    article en tant que tel, mais aussi, par compa­
    raison avec l’article 49, qui gouverne, quant à
    lui, la procédure d’adhésion à l’Union.
    Si le principe de l’adhésion doit être ac­
    cepté par l’Union, en revanche, les condi­
    tions de celle­ci ainsi que les adaptations des
    traités doivent être négociées dans le cadre
    d’un accord entre l’Etat candidat et les Etats
    déjà membres (article 49, alinéa 2). La préva­
    lence est donc celle des Etats.
    Rien de tel dans l’article 50. Le choix de sortir
    de l’Union est, certes, un droit de l’Etat, qui l’ex­
    prime dans une décision unilatérale, laquelle
    s’impose à l’Union qui n’a ni à la discuter, ni à
    la refuser, ni à l’accepter. Mais cet article 50
    européanise la procédure : c’est l’Union qui né­
    gocie et qui conclut l’accord. La Cour de justice


ne pourrait que le constater, si par hasard elle
était saisie de l’interprétation de ce point de
l’article 50, et de ce fait de la régularité de la
procédure – et de l’accord – de retrait.
Ce bloc qu’est l’Union se retrouve également
à propos de la prorogation du délai de retrait
décidée à l’unanimité du Conseil européen, ce
que le Parlement britannique pourrait ne pas
avoir envisagé ces derniers jours.
Pourtant, ce qui tend à se transformer en un
Brexit « permanent », statut persistant et ins­
table pour le Royaume­Uni, est dangereux
pour l’Union européenne, pour sa structure
interne, pour sa légitimité politique, son effi­
cacité économique et enfin pour son image
diplomatique. Certes, pour répondre à ces ris­

ques, le traité prévoit la sortie à défaut d’ac­
cord, passé certains délais, solution que per­
sonne ne peut raisonnablement souhaiter.
Alors, et c’est la seconde question que l’on
peut se poser, comment l’Union européenne
pourrait­elle faciliter ce retrait avec accord? On
ne parlera pas ici, car c’est un sujet à lui seul, du
fond de l’accord de retrait, et notamment de la
fameuse question de la frontière irlandaise. On
s’interrogera plutôt sur une stratégie politique
et juridique de l’Union. En la matière, on re­
viendra sur le texte du premier alinéa de l’arti­
cle 50 et sa référence à la décision de retrait de
l’Etat « conformément à ses règles constitution­
nelles », qu’il convient de lire, à n’en pas douter,
à la lumière de l’article 2 visant les valeurs de
l’Union – dignité, liberté, démocratie, égalité,
Etat de droit, droits de l’homme – qui sont
aussi communes aux Etats membres.

Débat démocratique
La Cour de justice a déjà commencé une telle
lecture dans son arrêt Wightman (interrogée
par la Cour suprême écossaise, elle a estimé,
en 2018, que l’article 50 du traité permettait au
Royaume­Uni de revenir sur sa décision de re­
trait dans le respect de ses règles constitution­
nelles). Il convient de poursuivre cette lecture
et d’en tirer deux nouvelles conséquences.
D’une part, l’Union ne doit pas violer ces va­
leurs : elle se doit donc de respecter la déci­
sion de retrait du Royaume­Uni comme celle
de demande de report, dès lors qu’elles ont
été opérées selon les règles constitutionnel­
les de l’Etat. Dans le débat relancé par la déci­
sion des juges d’Edimbourg, il n’est pas im­
possible que la Cour de justice soit de nou­

veau saisie à titre préjudiciel de
l’interprétation de l’article 50 pour la procé­
dure de retrait, cette fois. Sauf à ce qu’elle se
déclare incompétente, la Cour pourrait alors
rappeler que le retrait est conditionné par le
respect de ces règles constitutionnelles... que
les juges nationaux doivent déterminer.
D’autre part, l’Union se doit de favoriser la
lecture combinée des articles 50 et 2 du traité
et, à ce titre, agir en faveur de la démocratie et
de l’Etat de droit. Plus de trois ans après le réfé­
rendum sur l’appartenance du Royaume­Uni à
l’Union européenne, qui s’est tenu en
juin 2016, celle­ci est en droit de lui demander
de clarifier sa position, selon ses règles consti­
tutionnelles et les valeurs qui leur sont
communes. Si le retrait ne peut et ne doit pas
être remis en cause, au risque de voir l’Union
une nouvelle fois accusée d’impérialisme anti­
démocratique, en revanche, d’autres questions
sont possibles. Posées soit par voie de référen­
dum, soit à l’occasion d’élections aux Commu­
nes, ces questions sont, assurément, peu sim­
ples – mais en la matière rien n’est simple! Le
débat démocratique, et non plus monopolisé
par la classe politique britannique, pourrait
alors se faire autour d’un Brexit avec ou sans
accord, et/ou sur l’acceptation ou non de l’ac­
cord négocié par Theresa May avec l’Union.
On pourra reprocher à l’Union de s’immiscer
dans la souveraineté, ô combien revendiquée,
du Royaume­Uni mais, sauf à ce que la sortie
se fasse sans accord – c’est une forme de sou­
veraineté! –, la question du retrait, on l’oublie
parfois tant le regard porte sur le Royaume­
Uni, est commune aux deux parties.

Hélène Gaudin est professeure de
droit public à l’Institut de recherche
en droit européen, international et comparé
de l’université Toulouse-Capitole

CE QUI TEND À SE


TRANSFORMER EN UN


BREXIT « PERMANENT »


EST DANGEREUX


POUR L’UNION


EUROPÉENNE, SA


LÉGITIMITÉ POLITIQUE,


SON EFFICACITÉ


ÉCONOMIQUE


LES GRANDS


GROUPES DE


PRESSE TAÏWANAIS


DÉPENDENT


POUR LEURS


FINANCES DU


MARCHÉ CHINOIS

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