Le Monde - 19.09.2019

(Ron) #1

26 |idées JEUDI 19 SEPTEMBRE 2019


0123


HISTOIRE D’UNE NOTION


C’


est un vieux rêve que celui du
multilatéralisme. Il inspira le
système onusien né du « plus
jamais ça » d’après la seconde
guerre mondiale – et il est aujourd’hui re­
mis en cause par le pays qui en fut autre­
fois le pilier. « En tant que président des
Etats­Unis, je mettrai toujours l’Amérique en
premier. Tout comme vous, en tant que lea­
ders de vos pays, vous mettez toujours et de­
vez toujours mettre vos pays en premier »,
lançait Donald Trump en septembre 2017.
Depuis son arrivée à la Maison Blanche, il a
retiré la signature des Etats­Unis sur nom­
bre de traités signés par Washington, de
l’accord de Paris sur le climat à celui sur le
nucléaire iranien en passant par le texte
conclu avec la Russie sur la limitation des
armements nucléaires intermédiaires. Le
multilatéralisme est aujourd’hui menacé
comme jamais.

L’idée est pourtant très ancienne : elle re­
monte aux Lumières. Créer, en lieu et place
d’un monde fondé sur la loi du plus fort, une
large société d’Etats, égaux en droit comme
en devoirs, dotée de mécanismes de règle­
ment pacifique des différends : le concept ap­
paraît, dès le XVIIIe siècle, sous la plume de
Grotius, Jean­Jacques Rousseau et Emmanuel
Kant, qui rédige en 1795 un Projet de paix per­
pétuelle. Le contrat social ne doit pas, selon
eux, se limiter à quelques nations mais impli­
quer l’humanité tout entière. « Il est difficile de
déterminer la date de l’apparition du mot lui­
même mais on parle déjà, à l’époque, de latéra­
lité et de multilatéralité, assure Bertrand
Badie, professeur émérite à Sciences Po Paris.
Le concept d’universel est bien là. »
Même si elle est tâtonnante, la première ex­
pression diplomatique de cette approche col­
lective est le congrès de Vienne de 1815. Sur les
décombres de l’aventure napoléonienne, les
quatre vainqueurs (le Royaume­Uni, l’empire
d’Autriche, l’empire de Russie et le royaume

de Prusse), ensuite rejoints par la France, com­
prennent qu’ils risquent d’être balayés s’ils ne
construisent pas un ordre européen stable
fondé sur un véritable « concert des nations ».
Ce projet inclusif garantit un siècle de paix re­
lative sur le Vieux Continent : c’est dans cet es­
prit que se tient, en 1856, à Paris, après la
guerre de Crimée, la première véritable confé­
rence de paix multilatérale. La communauté
internationale commence à prendre forme.

Trois piliers
L’idée d’un multilatéralisme global et politi­
que ne se concrétise cependant qu’après la
première guerre mondiale. En janvier 1918, le
président américain Wilson appelle à la créa­
tion « d’une assemblée générale des nations
dans le but de fournir des garanties mutuelles
d’indépendance politique et des garanties ter­
ritoriales aux grands comme aux petits
Etats ». Ce sera la Société des nations (SDN).
« La paternité de l’idée revient à Léon Bour­
geois, poursuit Bertrand Badie. Dès 1909, il
publie un livre intitulé Pour la Société des na­
tions qui conceptualise le multilatéralisme et
évoque même l’idée d’une opinion publique
internationale. » Léon Bourgeois deviendra le
premier président de la SDN, une institution
pleine de bonnes intentions qui est structu­
rellement condamnée à l’impuissance dans
l’entre­deux­guerres.
Créée à New York en 1945, l’ONU a l’ambition
de tirer la leçon de cet échec. Le système est
fondé sur trois piliers : la sécurité et la paix
avec l’ONU proprement dite, l’économie avec
le FMI et le GATT (devenu l’OMC) et les droits
humains avec le Conseil des droits de
l’homme. S’y ajoute toute une galaxie d’orga­
nisations spécifiques dont le Haut­Commis­

sariat aux réfugiés. Au lieu d’instaurer un con­
cert égalitaire des Etats, la charte des Nations
unies confie cependant un rôle spécifique aux
cinq vainqueurs du conflit – les Etats­Unis, le
Royaume­Uni, la France, l’URSS et la Chine.
Nommés membres permanents du Conseil
de sécurité, ils sont dotés d’un droit de veto.
Ce déséquilibre offre aux grandes puissan­
ces un levier important : elles peuvent blo­
quer à tout instant les décisions contraires à
leurs intérêts ou à ceux de leurs protégés. « Le
multilatéralisme est marqué par une contra­
diction de naissance, souligne, en 2004, Phi­
lippe Moreau­Defarges, chercheur à l’Institut
français des relations internationales (IFRI),
dans la revue Politique étrangère. Conçu
comme “agéographique” et universel, il est in­
dissociable d’un dessein géopolitique : celui de
la sécurité de l’île américaine par le ralliement
de la planète aux valeurs démocratiques pro­
duites au cœur de cette île par les Etats­Unis. »
L’effondrement de l’URSS et la fin de la
guerre froide font brièvement resurgir le
concept de communauté internationale, mais
le rêve est éphémère. « La multipolarité ne s’est
pas accompagnée d’un multilatéralisme per­
mettant de mieux réguler les échanges, note
Thomas Gomart, le directeur de l’IFRI. Au
contraire, elle a donné lieu à de nouveaux rap­
ports de force, qui ont conduit les trois principa­
les puissances – les Etats­Unis, la Russie et la
Chine – à s’affranchir de la règle de droit ou à
l’instrumentaliser quand bon leur semble. » Le
multilatéralisme est pourtant plus nécessaire
que jamais : dans un monde interconnecté, la
lutte contre le réchauffement climatique, le
développement économique et l’éducation
ne peuvent être abordés qu’ensemble.
marc semo

L’EFFONDREMENT DE 


L’URSS ET LA FIN DE 


LA GUERRE FROIDE 


FONT BRIÈVEMENT 


RESSURGIR


LE CONCEPT 


DE COMMUNAUTÉ 


INTERNATIONALE


M U LT I L AT É R A L I S M E


Apparue au XVIIIe siècle, cette idée ne se concrétise qu’après la première
guerre mondiale. Ce vieux rêve, remis en cause notamment par l’arrivée de
Donald Trump aux Etats­Unis, est pourtant plus nécessaire que jamais

LA  FIN  DE  L’ÉGYPTE 
ANTIQUE
Collection « Histoire
et civilisations »,
éd. « Le Monde »
et « National
Geographic ».
En kiosque
dès le 18 septembre.
12,99 euros.

Xi Jinping et l’Afrique | par serguei


LA BÉNÉDICTION DES PHARAONS


« HISTOIRE & CIVILISATIONS »


A


ntique ou moderne, l’his­
toire appartient à un
temps circulaire. Dès lors,
monde ancien et monde nouveau
ne s’opposent plus, mais se com­
plètent. Car les mémoires du
passé, nourries de constantes re­
cherches et découvertes, offrent
des complexités contemporaines
une riche lecture, traçant ici des
perspectives inattendues, là des
parallèles inédits. Ainsi en va­t­il
du troisième volume de la collec­
tion du Monde, La Fin de l’Egypte
antique, qui vient éclairer une lon­
gue période méjugée, jadis présen­
tée – à tort – comme un lent déclin.
Embrassant neuf dynasties ré­
gnantes (de 1069 à 30 av. J.­C.), c’est
sur les strates de temps troublés et
au sein d’un vaste territoire, aux
frontières sans cesse menacées,
que s’égrène la dernière époque
d’une société égyptienne dont les
bouleversements comme les
flamboyants vestiges sont scellés
dans la pierre.
Ce troisième ouvrage, qui clôt la
trilogie historique de l’Egypte, ré­
vèle l’imperceptible morcelle­

ment du pouvoir qu’amorce la ri­
valité du politique et du religieux.
En fondateur de la XXIe dynastie,
Smendès Ier (1069­ 1043 av. J.­C.)
érige Tanis en nouvelle capitale.
Si sa nécropole constitue
aujourd’hui un trésor aussi fasci­
nant que le tombeau de Toutan­
khamon, elle incarne surtout la
division actée entre basse et haute
Egypte, administration et temples
thébains. Et semble annoncer l’as­
cendant que le clergé prendra sur
le pouvoir des pharaons.

Fragiles frontières
De même, du règne des Nubiens à
la domination perse, les fragiles
frontières égyptiennes ne seront
jamais vraiment figées. Assyriens,
Libyens, Grecs puis Romains vont
s’attacher à les modeler. D’ailleurs,
la fondation de Naucratis, pre­
mière colonie grecque en Egypte –
entre 604 et 401 av. J.­C. –, marque
déjà une présence méditerra­
néenne expansionniste. Trois siè­
cles plus tard, c’est en libérateur
triomphant qu’Alexandre le Grand
boutera les Perses hors d’Egypte et
s’arrogera, en 332 av. J.­C., le titre de
pharaon dans le temple de Ptah, à

Memphis. Une nouvelle capitale
voit le jour à Alexandrie, tandis
que la figure du conquérant macé­
donien rejoint les bas­reliefs du
temple d’Amon à Louxor.
Ainsi, au cours de son dernier
millénaire, de famines en pério­
des d’abondance, de gestions ha­
biles en théocraties autoritaires, la
civilisation égyptienne alterne pé­
riodes fastes et crises profondes.
D’une domination à l’autre, in­
fluences et empreintes traversent
les âges. Ainsi, la renaissance ines­
pérée qu’offre la dynastie saïte au
VIIe av. J.­C. trouvera un écho dans
la toute dernière famille régnante
des Ptolémées, dont Cléopâtre a
clos la destinée.
C’est donc, au travers de l’his­
toire de l’Egypte – des syncrétis­
mes, migrations, métissages qui
ont bâti son identité, sa religion, sa
culture et ses arts –, l’épopée vi­
vante d’un peuple qui nous est ra­
contée. Un peuple qui aura écrit en
trois mille ans son histoire, de la
conquête du Nil à la maîtrise de
l’eau, en des temps dits « anciens »,
si peu éloignés des nôtres. Une his­
toire sans fin ?
christophe averty

A


ppliquer la science aux ques­
tions sociales a porté ses
fruits par le passé. Des inno­
vations médicales et techniques ont
déjà rendu notre existence plus
confortable et plus longue. Mais l’his­
toire abonde également en catastro­
phes provoquées par la puissance de
la science et sa volonté zélée d’amé­
liorer la condition humaine. Les ten­
tatives d’augmenter les rendements
agricoles par l’optimisation scientifi­
que ou technique, dans le cadre de la
collectivisation menée en URSS, ont,
par exemple, spectaculairement mal
tourné. De même, les projets de
refonte des villes dans le cadre de
l’aménagement urbain ont parfois
conduit à leur quasi­destruction.
Le politologue et anthropologue
James Scott qualifie de « haut moder­
nisme » ces efforts de transformation
de l’existence au moyen de la science.
Idéologie aussi dangereuse que dog­
matique, le haut modernisme refuse
de reconnaître qu’un grand nombre
de pratiques et de comportements hu­
mains revêtent une logique adaptée à
leur environnement. Lorsque les par­
tisans du haut modernisme ignorent
ces pratiques afin d’instituer une
approche scientifique et rationnelle,
ils échouent quasi systématiquement.
Historiquement, le haut moder­
nisme s’est révélé particulièrement
dommageable entre les mains d’Etats
autoritaires déterminés à transfor­
mer une société soumise et affaiblie.
Mais l’autoritarisme n’est pas l’apa­
nage des Etats. Songez aux efforts des
grandes entreprises déterminées à
améliorer notre monde à travers les
technologies numériques.
Les récentes innovations ont consi­
dérablement optimisé la productivité
manufacturière, amélioré la commu­
nication et enrichi l’existence de mil­
liards d’individus. Mais elles pour­
raient également dégénérer en fiasco.
L’intelligence artificielle (IA), le big
data et l’Internet des objets sont sou­
vent présentés comme autant de
miracles pour l’optimisation du tra­
vail, des loisirs, de la communication

et de la santé. Cette conviction selon
laquelle « l’IA peut tout faire mieux
que nous » crée un déséquilibre de
pouvoir entre ceux qui développent
ces technologies et ceux dont l’exis­
tence est vouée à être ainsi transfor­
mée, sans avoir leur mot à dire sur la
manière dont ces applications seront
conçues et déployées.
Les réseaux sociaux en sont un par­
fait exemple. Les modes de commu­
nication riches et variés qui existent
en dehors d’Internet ont été rempla­
cés par une communication forma­
tée, standardisée et limitée. Les nuan­
ces de la communication en face à
face, ainsi que des informations
modérées par des organes de con­
fiance, ont quasi disparu. Les efforts
visant à « connecter le monde » ont
engendré un marasme de propa­
gande, de désinformation, de dis­
cours de haine et d’intimidation.

Elever la société
Tout n’est pas joué d’avance. Plutôt
que d’ignorer le contexte social, ceux
qui développent les nouvelles tech­
nologies pourraient apprendre de
l’expérience des individus et du
monde réel. Ces technologies pour­
raient elles­mêmes être adaptatives
plutôt qu’immuables, veiller à élever
la société plutôt qu’à la faire taire.
Certes, le marché peut faire office de
barrière aux démarches verticales ma­
lavisées. Mais rien ne garantit qu’il sé­
lectionnera les bonnes technologies,
ni qu’il internalisera les effets négatifs
de certaines d’entre elles. Son pouvoir
de contrainte doit être secondé par un
garde­fou plus puissant : le système
politique démocratique.
Mais la tenue régulière d’élections ne
suffira pas à empêcher les géants du
numérique de faire de notre réalité un
cauchemar moderniste. Tant que les
technologies pourront étouffer la
liberté d’expression, entraver le com­
promis politique, accentuer la concen­
tration du pouvoir dans les mains de
l’Etat ou du secteur privé, elles risque­
ront de contrecarrer le fonction­
nement de la démocratie. Nous
autres consommateurs, travailleurs et
citoyens devons prendre conscience
de la menace, car nous sommes les
seuls à pouvoir la stopper.
Traduit de l’anglais par Martin Morel

Daron Acemoglu est professeur
d’économie au Massachusetts
Institute of Technology (MIT).
Copyright Project Syndicate
1995­2019

CHRONIQUE |PAR DARON ACEMOGLU 


Attention au cauchemar


numérique


L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE, 


LE BIG DATA ET L’INTERNET 


DES OBJETS SONT 


SOUVENT  PRÉSENTÉS COMME 


AUTANT DE MIRACLES

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