Le Monde - 19.09.2019

(Ron) #1

6 |génération


LE MONDE CAMPUS JEUDI 19 SEPTEMBRE 2019

QUAND LES « PAUMÉ.E.S »


SE (RE)TROUVENT


C’

est l’heure de l’apéro. A l’en­
trée, chacun des partici­
pants a pioché deux petits
papiers à scotcher sur sa
chemise – l’un correspon­
dant à une famille de métiers, l’autre à un
adjectif plus ou moins cartésien. A notre
droite, un « financier frivole » ; à notre gau­
che, une « webdesigner psychopathe ».
Mi­embarrassée, mi­amusée, nous déambu­
lons nous­même avec l’étiquette de « perma­
cultrice sur Tinder ». On appelle cela un « ice­
breaker », une façon ludique de briser la
glace lorsque les gens ne se connaissent ni
d’Eve ni d’Adam. Et l’idée fonctionne : le
brouhaha paraît immédiat dans le Sense­
space, un espace de bureaux partagés consa­
cré à l’innovation sociale, ouvert par le ré­
seau d’entrepreneurs Makesense, à deux pas
de la place de la Bastille, à Paris.
Invitée par le biais d’un groupe Facebook,
la communauté présente à cet apéro, ras­
semblée par le collectif des Paumé.e.s, par­
tage l’absurde du quotidien au travail. Pour
introduire la soirée, on joue à « bullshit or
not bullshit? » – en référence aux « bullshit
jobs », ou « emplois à la con », théorisés par
l’anthropologue américain David Graeber et
consistant en un émiettement de tâches
inutiles et vides de sens. « Faire des centai­
nes de ronds sur un PowerPoint chaque
semaine pour un fonds d’investissement? »
« Bullshit! » « Effacer les imperfections des
acteurs dans des spots publicitaires? » « Euh...
pas bullshit! » Chacun y va de son anecdote
loufoque et pourtant bien réelle, s’efforçant
de préférer le rire aux larmes.
La génération Paumé.e.s a entre 25 et
30 ans, sans oublier quelques précoces et re­
tardataires. Ils sont diplômés d’une grande
école de commerce ou d’ingénieurs, n’ont
pas rencontré de difficultés pour s’insérer
dans le marché de l’emploi. Et font face à un
même paradoxe : une carrière a priori pres­
tigieuse, ou pour le moins avantageuse,
mais une volonté de s’en extraire. Après
l’Edhec à Lille, Aurore Le Bihan a passé
trois ans dans la régie publicitaire d’un jour­
nal quotidien dont on taira le nom et dont
vous êtes supposément lecteur. Stage, puis
CDI : tout s’enchaîne, jusqu’à ce qu’un grain
de sable vienne enrayer la machine. « J’ai fini
par ressentir une forme de vacuité et par per­
dre le sens de ce que je faisais », raconte
Aurore, la plus âgée de la bande, 31 ans
aujourd’hui. Lorsqu’elle plaque son CDI,
Aurore s’aventure dans une année et demie
de chômage et de voyages, avant d’obtenir le
capes de lettres modernes en même temps
qu’un boulot chez Makesense, association
née en 2011 pour aider les entrepreneurs so­
ciaux à développer leurs projets.

« ENVIE DE TOUT PLAQUER »
Avec Simon Drouard, un ingénieur de
27 ans qui a quitté l’industrie militaire pour
l’industrie musicale, et Lucie Chartouny,
jeune diplômée de l’Essec passée par BNP
Paribas, aujourd’hui en master de philoso­
phie, ils ont créé en juillet 2018 la commu­
nauté Paumé.e.s. Depuis le lancement, le
trio a rassemblé une soixantaine de béné­
voles partout en France, eux­mêmes à l’ini­
tiative d’une cinquantaine d’événements,
ateliers ou formations à Nantes, Lille, An­
gers ou encore Amsterdam, rencontrant un
public largement féminin. En ligne, plus de
5 000 membres ont rejoint la communauté
sur Facebook, animée par le chef spirituel et
décalé Jacques Paumé, pastiche du publici­
taire Jacques Séguéla – « Parce que si t’as pas
une Rolex à 50 ans, t’as raté ta vie. » Le tout
assorti d’une dizaine de podcasts « à écouter
quand t’as envie de tout plaquer ».
Oumi, 29 ans, a eu bien besoin de ce ton dé­
complexé. Après quatre longues années dans
le même cabinet de conseil, et 100 % de ses
missions dans le quartier d’affaires de La Dé­
fense, elle craque. « Physiquement, je ne te­
nais plus. J’ai disparu du jour au lendemain :
un psy m’a arrêtée un mois. J’avais d’horri­
bles plaques de psoriasis sur le corps. » Elle
découvre Makesense pendant ce premier ar­
rêt, participant à un atelier intitulé « Paumé.
e dans mon burn­out », sans imaginer qu’elle
est elle­même victime de cette forme d’épui­
sement professionnel. « C’était hyper compli­
qué de l’admettre, j’ai fini par réaliser en discu­
tant avec d’autres », raconte­t­elle.
Marocaine, « donc soumise aux contraintes
d’être étrangère », diplômée de Kedge Busi­

ness School, à Marseille, avec un prêt étu­
diant sur le dos, Oumi se dit longtemps
qu’elle se posera les questions plus tard,
qu’elle doit tenir et faire ses preuves. « Je me
souviens de toutes ces réunions qui duraient
des heures, tout ce bla­bla pour que rien ne
soit fait... Je me demandais ce que je foutais
là. A l’école, on a eu ce beau discours : “Allez
chercher le métier qui vous passionne.”
Quelle claque à la sortie! Il est où, ce métier
qui va me passionner? »
Aujourd’hui libérée de son carcan, Oumi a
fait une croix sur le CDI et accepte de se poser
mille questions sur sa reconversion : « Je
m’autorise enfin à vivre mon angoisse, à la
transformer en un truc positif. Je n’ai plus
aucun point d’ancrage, j’ai aussi lâché mon ap­
partement. Reste à savoir ce que je fais de cette
liberté! » Avec du son italo­disco des années
1980 et le détournement de codes marketing
qu’ils connaissent par cœur, les Paumé.e.s
s’entraident pour dédramatiser leur « paumi­
tude » et en faire un terrain de jeu.
Sens au travail, développement personnel,
engagement social et environnemental for­
ment les trois piliers de l’action des
Paumé.e.s, qui repose en grande partie sur
un investissement de Makesense et cherche
activement un business model pérenne


  • même si la petite équipe actuelle ne repré­
    sente qu’une seule personne à temps plein.
    « Quand t’es paumé, tu n’as pas nécessaire­
    ment en tête l’objectif de changer le monde,
    parce que tu as surtout besoin de te sauver
    toi­même, souligne la cofondatrice Aurore


Le Bihan. Mais les deux se rejoignent : tu peux
te sentir mieux dans tes pompes en t’enga­
geant de manière collective. »

RÉPONDRE À SON IDÉAL
Nombreux sont ceux qui reprennent alors
confiance et gagnent en compétences :
lors de cet apéro, Oumi anime un atelier
ikigai pour aider les participants à imagi­
ner ce qui leur donnera envie de se lever le
matin. Mariane, 28 ans, une autre « super­
paumée » (« super », comme tous les béné­
voles de la communauté), a fini par trou­
ver. Passée par Centrale Lyon, spécialisée
en génie civil, elle explore plusieurs domai­
nes – de Suez Environnement à l’humani­
taire en Haïti – avant d’intégrer un cabinet
privé à Paris. « C’était une grosse machine.
J’ai vite su que je voulais avoir un impact
plus concret. J’y suis restée trois ans parce
que j’aimais mes collègues, mais j’avais litté­
ralement des fourmis dans les jambes. » En
cette rentrée, elle va répondre à son idéal :
faire différents métiers la semaine en
cumulant des temps partiels, et compléter
avec des activités annexes le week­end – en
cochant toutes les cases de ses passions : le
vélo, la cuisine, l’environnement et l’éduca­
tion populaire.
Comme beaucoup, Oumi et Mariane
auraient préféré s’interroger plus tôt. « Trop
cocoonées » dans leurs grandes écoles, elles
sont entrées dans un moule où il fallait
garder un maximum de portes ouvertes.
« On ressemble à un mix entre l’élite et le gros

bébé, sourit Mariane. Mais j’ai peut­être
aussi fait la sourde oreille... »
S’il n’existe pas à ce jour de chiffres spécifi­
ques sur les reconversions dites « volontai­
res » des diplômés de grandes écoles, la so­
ciologue du travail Ludivine Le Gros, ratta­
chée au Conservatoire national des arts et
métiers, entame une thèse sur ce récent
phénomène. Avec des pistes encore explo­
ratoires, elle distingue trois groupes de re­
convertis, très similaires aux profils des
Paumé.e.s rencontrés. Ceux dont l’orienta­
tion scolaire initiale a été « ratée » : souvent
de très bons élèves incités par leur entou­
rage à aller en classe prépa sans réaliser que
la prépa prépare à certains concours ; ceux
qui ont bien choisi leurs études mais sou­
haitent travailler différemment, notam­
ment pour gagner en liberté et en autono­
mie ; ceux, enfin, qui prennent des « sorties
d’urgence », en réaction à des situations
insoutenables en entreprise.
De manière transversale, certains de ces
jeunes sont en mesure de négocier des rup­
tures conventionnelles avec leur employeur
pour avoir une sortie de route sécurisée. Ils
mettent alors à profit leur chômage pour
cumuler formations et bilans de compéten­
ces, et n’hésitent pas à perdre un certain
confort matériel, qui répond aussi à une
démarche écologique de moindre consom­
mation : « Ils ont des dispositions et des res­
sources pour la reconversion, qu’ils gèrent
comme un projet, explique Ludivine Le Gros.
Mais attention, il ne s’agit pas d’un luxe de
privilégiés. Ils font aussi face à de vraies souf­
frances, type burn­out ou dépression. »
Pour Mariane, la « paumitude » ne pouvait
pas durer éternellement. « J’avais mis de l’ar­
gent de côté, mais là, je n’ai plus de ressources.
Pendant ces mois où j’ai eu l’impression de ne
rien faire, en fait je me suis prémâché le tra­
vail! J’ai reconstruit activement mon parcours
avec ma formation à la réparation de vélos et
toutes mes rencontres. » A priori désormais
comblée, elle se donne rendez­vous avec elle­
même dans peu de temps : « On devrait tous
faire ce travail régulièrement dans nos vies. »j
léa iribarnegaray

Reportage. Le collectif Paumé.e.s réunit


des jeunes diplômés bien insérés dans


la vie professionnelle mais qui « craquent ».


Leurs apéros, ateliers et formations


rencontrent un public croissant


« À L’ÉCOLE,
ON A EU CE BEAU
DISCOURS :
“ALLEZ
CHERCHER LE
MÉTIER QUI VOUS
PASSIONNE !”
IL EST OÙ,
CE MÉTIER
QUI VA ME
PASSIONNER? »
OUMI
29 ans

RECONVERSION

La « superpaumée » Mariane (à gauche, au premier plan) coanime l’apéro « Paumé.e.s dans ma quête (effrénée) du bonheur », à Paris, en avril. MAKESENSE
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