Le Monde - 19.09.2019

(Ron) #1
LE MONDE CAMPUS JEUDI 19 SEPTEMBRE 2019
génération| 7

INSERTION

LES JEUNES KINÉS NE VEULENT PLUS TRAVAILLER COMME LEURS AÎNÉS


Lors de leurs remplacements postdiplôme, de nombreux jeunes praticiens


sont déroutés par les cadences et les pratiques de certains cabinets


L


es remplacements au pied levé,
c’est le quotidien de Valentine (le
prénom a été changé), 25 ans, jeune
diplômée de l’école de kinésithérapie de
Grenoble. Au printemps, après quelques
clics sur les groupes Facebook de sa pro­
fession, où les annonces sont légion, elle
a répondu à une offre dans un cabinet au
soleil, à quelques encablures de la Médi­
terranée. Mais, une fois sur place, la jeune
professionnelle déchante : les titulaires y
pratiquent un rythme effréné, presque
intenable. Le planning qu’on lui impose
est surchargé, à raison de cinq patients à
domicile par heure : une équation impos­
sible eu égard au temps de déplacement.
« J’étais obligée de ne passer que cinq mi­
nutes avec les patients », se souvient­elle,
un tempo bien en deçà des durées recom­
mandées par l’Assurance­maladie. La
jeune femme fait part de ses doutes au ki­
nésithérapeute qu’elle remplace. Mais ce­
lui­ci la tance : « Il m’a dit : “Tu travailles
pour moi, donc tu fais ce que je te dis.” »
Pour Valentine, ce fut la douche froide. « Je
pleurais une fois par semaine, j’avais l’im­
pression de mal faire mon travail et de ne
pas respecter les patients, souvent âgés. »
A l’image de Valentine, effectuer des
remplacements au gré des saisons est une
option de premier choix pour les quelque
5 000 nouveaux kinés diplômés chaque
année en France. Au sein d’une profes­
sion qui ne connaît pas le chômage, ce
statut offre la possibilité de voyager, de
gérer son emploi du temps annuel, et de
goûter au plaisir de l’indépendance... Le
tout après des études sélectives, âpre­
ment encadrées par un numerus clausus.
Mais, pour certains, l’arrivée sur ce mar­
ché du travail est synonyme de déconve­

nues. La confrontation à des cabinets
« usines », comme les décrit Thomas, fait
partie des expériences les plus déplaisan­
tes. Ce kiné de 28 ans, diplômé d’une école
privée espagnole, se remémore avec
amertume l’un de ses premiers passages
dans une structure libérale : « Les kinési­
thérapeutes faisaient deux papouilles, et
au revoir! Ce n’était absolument pas ri­
goureux, ce n’était pas du tout ce que
j’avais en tête. » Alexandre, qui a financé sa
formation en apprentissage à l’hôpital de
la Timone, à Marseille, a eu le même type
d’expérience. « Le problème du libéral, c’est
que certains travaillent à la chaîne. Ce n’est
pas ce que j’ai envie de faire, je ne veux pas
faire de l’abattage », tranche­t­il.

PHÉNOMÈNE D’ENGORGEMENT
Les contraintes financières, notamment
en zone urbaine, où les loyers sont élevés,
la nécessité d’acquérir du matériel coû­
teux, mais aussi celle de satisfaire une
patientèle nombreuse, contribuent à un
phénomène d’engorgement de certains
cabinets. « Il faut être réaliste : plus tu vois
de patients, plus tu gagnes d’argent », sou­
ligne Valentine. Le phénomène est loin
d’être nouveau : un rapport de la Cour des
comptes recommandait, en 2015, de ren­
forcer les contrôles à l’égard des « méga­
actifs », ces professionnels qui peuvent
déclarer jusqu’à vingt­quatre heures
d’activité quotidienne.
Mais, pour certains jeunes praticiens,
le facteur générationnel entre aussi en
jeu. « J’ai remarqué qu’il y avait une diffé­
rence entre remplacer les kinés jeunes et
ceux qui sont plus âgés. On n’a pas été for­
més de la même manière », se risque timi­
dement Manon, diplômée depuis juillet.

Valentine se fait plus catégorique : « Les
anciens, ils travaillent beaucoup sur des
recettes toutes faites. »
Un « choc des générations » que confir­
me en creux Pascale Mathieu, présidente
de l’ordre des masseurs­kinésithérapeu­
tes : « Les nouveaux diplômés ont été fa­
çonnés au travers d’une maquette de for­
mation qui laisse beaucoup plus de place à
l’esprit critique [réforme entrée en vigueur
en 2015]. Avant, on formait plutôt des tech­
niciens, alors que, aujourd’hui, on a des
jeunes qui ne vont plus prendre comme
argent comptant tout ce qu’on leur dit. »
Les thérapeutes nouvellement formés
développent ainsi un intérêt grandissant
pour la recherche scientifique, comme en
témoigne la montée en puissance des
pratiques fondées sur des résultats de la
recherche clinique, plus connues sous le
nom anglais d’« evidence based practice »
(« pratique fondée sur des données pro­
bantes »). « Il ne s’agit pas d’une pratique
uniquement basée sur la science, mais sur
la confrontation de son expérience profes­
sionnelle à la recherche », explique Isabelle
Aboustait­Arnould, directrice de l’Institut
de formation en masso­kinésithérapie
de l’AP­HP, à Paris. Ces jeunes en font un
atout pour défendre et positionner leur
métier, à l’heure où les thérapies alterna­
tives sont en plein essor.
Les jeunes thérapeutes que nous avons
interrogés déplorent souvent l’usage de
protocoles surannés, lors de leurs pre­
miers remplacements. « Je me rappelle un
cabinet où certains patients ne venaient
que pour des massages. Pourtant, les étu­
des montrent que, pour les problèmes de
dos, il faut plutôt faire de l’exercice », indi­
que Manon. Sonia, diplômée en 2017,

garde un souvenir pénible de son pas­
sage dans un cabinet aux pratiques ré­
barbatives : « Les patients me réclamaient
soit un massage, soit les électrodes
[électrostimulation]. Je me demandais :
mais quand est­ce que j’utilise mon cer­
veau? C’était l’enfer : je n’ai pas fait cinq
ans d’études pour être une technicienne! »

TERNIR L’IMAGE DE LA PROFESSION
« Les kinésithérapeutes ne doivent pas
oublier qu’ils ont une indépendance pro­
fessionnelle et qu’ils peuvent refuser des
choses qui ne sont pas conformes à ce
qu’ils souhaitent faire », rappelle Pascale
Mathieu. Un principe qui reste parfois
difficile à faire respecter, surtout dans le
cadre de remplacements de courte du­
rée. La jeune Sonia en a fait les frais : « Un
homme venait depuis six ans pour se
faire masser. Je lui ai proposé des exerci­
ces nouveaux en lui expliquant que son
traitement n’était peut­être pas adapté. Je
me suis fait menacer verbalement. »
Si les jeunes thérapeutes se font criti­
ques à l’égard des pratiques de leurs aînés,
c’est aussi parce qu’elles contribuent, se­
lon eux, à ternir l’image d’une profession

qui se perçoit dans le viseur de la Sécurité
sociale. Un sentiment que la future ré­
forme des retraites, qui crispe beaucoup
de praticiens, ne contribue pas à apaiser.
« La kiné doit devenir une discipline plus
exigeante envers elle­même, sinon on va se
faire doubler par des gens qui, eux, se bou­
gent pour légitimer leur pratique! », s’em­
porte Thomas, mentionnant la possibi­
lité pour les médecins de prescrire, depuis
2016, des « activités physiques adaptées »
pouvant être encadrées par un panel
large de professions, au­delà des kinés.
Pour les plus déçus, « sortir du système »
est envisagé en dernier recours. Xavier,
ancien gendarme reconverti, réfléchit
ainsi à développer une activité déconven­
tionnée : « Je ne veux plus faire de la kiné
comme j’ai appris. Je crois en la nécessité
d’avoir des rééducateurs, mais sur un
autre modèle, avec plus d’indépendance
pour le patient. » Organiser des séances
de préparation sportive ou animer des
formations sur le thème de la prévention
sont autant de pistes envisagées, en pa­
rallèle à une activité classique. « Mais si
un kiné fait de la prévention, il devra faire
payer les gens : qui pourra se l’offrir? »,
s’inquiète Isabelle Aboustait­Arnould.
Les multiples avantages qu’offre le mé­
tier, en matière d’autonomie, de diversité
des pratiques et de rémunération, encou­
ragent pour l’heure la majorité de ces jeu­
nes kinés à persévérer. Valentine, comme
d’autres, a néanmoins la ferme intention
de cesser les remplacements pour éviter
les mauvaises surprises : « A terme, cela
me donne plutôt envie de monter un cabi­
net selon mes propres valeurs, où j’essaierai
de tabler sur le côté humain. »j
adrien simorre

LE PLANNING
IMPOSÉ ÉTAIT
SURCHARGÉ,
À RAISON DE CINQ
PATIENTS À DOMICILE
PAR HEURE :
UNE ÉQUATION
IMPOSSIBLE

FORMATION

LA QUÊTE DE SENS AU MENU DE HEC


L’école lance une chaire sur l’impact social


et environnemental des entreprises


I


l n’y a pas que des requins à
HEC! », lance Amélie. A Jouy­
en­Josas (Yvelines), sur le cam­
pus de cette grande école de com­
merce, le squale écorche toutes les
bouches. « On nous colle l’étiquette
“shark”, mais ça, c’est l’ancien
monde », renchérit Jeanne. Les
deux recrues de 20 ans font partie
de la fournée de 400 étudiants qui
entrent cette année à HEC.
Jeanne, le bras en écharpe,
revient de son séjour d’intégra­
tion de quatre jours à Saint­Cyr
Coëtquidan (Morbihan), sous la
responsabilité des sous­lieute­
nants. Parcours du combattant,
randonnées de nuit, initiation au
Famas : un tiers de la nouvelle
promo y a entraîné son esprit
d’équipe. Amélie, elle, a opté pour
Chamonix (Haute­Savoie), entre
vallées et conquête des glaciers,
afin de réfléchir à la mission des
organisations. Marquée par l’enga­
gement des guides de haute mon­
tagne, « allant jusqu’au sacrifice
suprême », elle y a vu, de ses yeux,
les conséquences directes du ré­
chauffement climatique. « On s’est
tous pris une claque », résume­t­
elle. Quant à Astrid et Tommaso,
ils ont découvert la baie du Mont­
Saint­Michel (Manche) et l’une
des plus fortes marées du monde
menacée par l’ensablement. En
pleine nature, ils ont travaillé sur
l’introspection et la connaissance
de soi, à partir d’outils de déve­
loppement personnel.
Ces étudiants sont les cobayes
d’une nouveauté : en cette rentrée
2019, la question du « sens » dans
l’entreprise prend la forme d’un
parcours obligatoire, pour tous,
du séminaire de rentrée jusqu’au
diplôme final. A terme, il s’agit de
toucher tous les étudiants à diffé­
rentes étapes de leur scolarité.
C’est le gros chèque d’Hubert
Joly, PDG de Best Buy – le Darty

américain –, diplômé de l’école
en 1981, qui a permis le lancement
de ce dispositif. Le Français vient
de faire une donation de 3,7 mil­
lions d’euros à HEC pour la créa­
tion de la chaire d’enseignement
et de recherche « Purposeful Lea­
dership » (« quête de sens en en­
treprise »), en anglais dans le texte.
« L’idée est de faire réfléchir les
étudiants sur l’impact et les prati­
ques de tous les types d’entreprises,
même celles qui font en apparence
du business pur », détaille Cécile
Lavrard­Meyer de Lisle, écono­
miste du développement et direc­
trice de cette nouvelle chaire. Des
cours de sciences humaines et so­
ciales doivent aussi les sensibili­
ser aux « enjeux du sens dans l’en­
treprise », mais aussi, individuel­
lement, les aider à comprendre
« ce qui fait sens pour eux ».

« TESTER DES UNIVERS »
Pour Eloïc Peyrache, directeur dé­
légué de l’école, la connaissance
de soi doit passer avant la connais­
sance du marché : « Pour trouver
sa voie, l’introspection est la clé. On
n’avait pas suffisamment travaillé
ce sujet par le passé. On a envie de
répondre à une demande grandis­
sante de la part de cette jeune géné­
ration qui se pose les questions
plus tôt, qui a une volonté plus
forte d’autonomie, et qui prend
aussi plus de risques. »
Suivre en parallèle une licence
de mathématiques à l’université,
s’inscrire en double diplôme à
Polytechnique ou partir en stage
dans une multinationale à Shan­
ghaï : l’univers des possibles est
vaste pour les étudiants de HEC.
« Ils ont trois ans pour se perdre,
tester des univers et, finalement,
construire un projet de vie. Notre
responsabilité est de les accom­
pagner dans cette démarche »,
poursuit Eloïc Peyrache.

Au retour de leur séjour d’inté­
gration au vert, les jeunes en­
trants à HEC ont été invités à
« prendre du recul », lors de confé­
rences de dirigeants, sur le sens
de leur action (Antoine Frérot,
PDG de Veolia, en était le repré­
sentant d’honneur). Ils devront
ensuite rédiger un mémoire de
recherche, type « rapport d’éton­
nement », dans une grande en­
treprise française.
La très ambitieuse plaquette du
premier séminaire affiche la cou­
leur : l’école veut aider ses élèves
à « devenir des “leaders de sens”
qui, à travers leur implication
dans le monde économique, par­
ticiperont au bien commun ». Un
programme déconnecté de la
réalité? Rodolphe Durand, pro­
fesseur de stratégie et titulaire de
la chaire, refuse de s’enthousias­
mer trop vite : « Dans une école de
commerce, la culture de base n’est
pas celle d’une faculté de sociolo­
gie. Ici, à HEC, c’est d’abord make
money and run (“prends l’oseille
et tire­toi !”) : quand on ques­
tionne la forme actuelle du capi­
talisme, on aborde la montagne
par la face Nord... »
Le dispositif a le mérite de per­
mettre aux élèves de prendre le
temps de réfléchir à leurs aspira­
tions. Après deux, voire trois an­
nées de prépa, les étudiants qui
arrivent à HEC sont très souvent
confiants, auréolés par la réussite
à un concours extrêmement exi­
geant. « Ils arrivent glorifiés, l’ar­
mure étincelante, mais c’est encore
mou à l’intérieur, ose Rodolphe
Durand. Il faut casser ce sentiment
de conquête, les sortir du cocon
protecteur du campus. Sinon, bien
sûr, ils deviendront des “paumés”,
malheureux dans leur vie profes­
sionnelle. » Les premières graines
sont plantées.j
l. ir.

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