Le Monde - 18.09.2019

(Ron) #1

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CULTURE


MERCREDI 18 SEPTEMBRE 2019

0123


CHEF­D'ŒUVRE   À  NE  PAS  MANQUER   À  VOIR   POURQUOI  PAS   ON  PEUT  ÉVITER

Une odyssée astrale et œdipienne


James Gray envoie Brad Pitt en mission vers Neptune, un voyage qui le conduit sur les traces de son père


AD  ASTRA


A


vouons­le, on fut
étonné en apprenant
que James Gray – sty­
liste néoclassique fié­
vreux, auteur de films noirs pal­
pitants, propagateur de tragédie
grecque dans le septième art et
l’un des plus grands cinéastes
américains actuels – s’était lancé
dans la réalisation d’un « space
opera ». C’est ce mercredi 18 sep­
tembre que tous ceux qui tombè­
rent pareillement des nues à cette
nouvelle sont invités à y remon­
ter pour juger sur pièces.
On sait combien la catégorie du
film spatial est souple. Elle con­
joint la pure fantaisie et l’adapta­
tion au milieu interstellaire de
genres dûment répertoriés (la
guerre pour Star Wars, l’horreur
pour Alien) à des chefs­d’œuvre
méditatifs de haute volée tels
2001 : l’Odyssée de l’espace (1968)
de Stanley Kubrick ou Solaris
(1972) d’Andreï Tarkovski. C’est
manifestement à ces derniers que
Gray ambitionne de raccrocher la
fusée Ad Astra, film produit et in­

terprété par Brad Pitt, lequel, après
Once Upon a Time in... Hollywood,
de Quentin Tarantino, aurait tou­
tes les raisons de se féliciter de son
année cinématographique.
L’acteur y interprète, dans un fu­
tur qui se veut proche, Roy
McBride, astronaute missionné en
secret pour voyager jusqu’à Nep­
tune et y découvrir la cause de
l’émission d’ondes électromagné­
tiques surpuissantes qui mettent
en danger la vie sur Terre. La prin­
cipale raison de ce choix tient à
l’hypothèse émise par l’état­major
que le propre père de Roy pourrait
avoir un lien avec ce phénomène.
Lui­même astronaute réputé, Clif­
ford McBride (Tommy Lee Jones)
était pourtant tenu pour mort de­
puis trente ans, après qu’il avait
disparu aux alentours de Neptune
lors d’une mission à la recherche
de formes de vie intelligentes aux
confins du système solaire. Mais la
réception d’un récent message de
Clifford a changé la donne.
Eloigné de son père depuis l’ado­
lescence, lui portant le sentiment
qu’un fils peut cultiver à l’égard
d’un géniteur ayant toujours fait
passer son ambition profession­

nelle avant sa famille, Roy est de­
venu un être froid, raisonné, le
pouls bloqué à 80 y compris en pé­
riode de fin du monde, peu enclin
à laisser parler ses sentiments, in­
capable de nouer des relations af­
fectives viables. Sa mission vers
Neptune sacrifie à quelques ma­
gnifiques scènes d’action inhéren­
tes au genre – telles une course­
poursuite en rover avec des pirates
lunaires ou la découverte en che­
min d’un vaisseau en détresse
peuplé de singes enragés. Elle em­
porte aussi avec elle la possibilité,
toujours appréciée des specta­
teurs, d’une manipulation au plus
haut niveau du commandement
après celui du cinéaste.

Sophocle dans le cosmos
Plus essentiellement encore,
cette mission devient un voyage
vers le père. Une odyssée œdi­
pienne qui fait flotter Sophocle
dans le cosmos, une psychanalyse
encapsulée, guidée par la voix in­
térieure et omniprésente du fils
et par des rétro­images mentales
évoquant par fragments l’inac­
complissement de sa vie intime.
Certains spectateurs verront,

dans ce motif freudien si ostensi­
blement noué, sujet à agace­
ment. Le thème de la malédiction
père­fils n’est pourtant pas nou­
veau chez l’auteur de Little
Odessa (1994), The Yards (2000)
ou La nuit nous appartient (2007).
Simplement, sa mise en scène
spatiale avec des protagonistes
séparés par des mois de voyage et
caparaçonnés de combinaisons
étanches en atténue la pesanteur
charnelle.
C’est donc d’une émotion plus
conceptuelle, plus cérébrale, que
le film saisira le spectateur. Le
sentiment d’intelligence formelle
entre la ouate sensorielle qui en­
veloppe son long voyage et l’en­
gourdissement mental d’un hé­
ros qui s’est fermé au monde et
est devenu comme étranger à lui­
même. Ou cette idée, paradoxale
et séduisante, que la prospection
du cosmos approfondit davan­
tage le mystère de l’âme humaine
que la connaissance de l’univers,
qu’en un mot nous serions, sinon
seuls dans l’univers, mais à nous­
mêmes notre propre infini.
Ces poignantes perspectives
philosophiques, enfin, sur la

question de la filiation, avec ce
père qui est toujours trop loin, re­
clus, intouchable... Comme si,
nous précédant de toute éternité
dans une mort dont il nous abri­
tait en secret, il ne nous en révélait
la connaissance qu’in extremis.
Le tour coppolien que prend in­
sensiblement cette traque d’un
père qui a rompu les amarres,
souligne, si besoin était, non seu­
lement notre fondamentale soli­
tude, mais encore, et pour cause,
la sombre impuissance qui nous
saisit devant la mort, individuelle
ou collective. L’antienne de l’apo­
calypse qui menace notre planète
exténuée explique à elle seule le
regain des (tous remarquables)

Le portrait d’une enfance au cœur battant


Ce premier long­métrage sensible et exaltant, adapté d’un livre d’Anna Woltz, évoque les émois de deux adolescents


MA  FOLLE  SEMAINE
AVEC  TESS


J


oyeux comme on peut l’être
dans une famille aimante qui
vous entoure et vous aide à
grandir, Sam (Sonny Coops
van Utteren), 11 ans, pense à la
mort. Craignant qu’elle le sur­
prenne, il s’astreint chaque jour à
rester seul pour, plus tard, être
prêt et aguerri quand tout le
monde autour de lui sera parti.
C’est dans un trou, de la dimen­
sion d’une tombe, qu’on le décou­
vre d’ailleurs, en plan serré, au dé­
but du film.
Il l’a creusé lui­même, sur une
grande plage de l’île néerlandaise
où il vient de débarquer avec ses
parents et son frère aîné pour une
semaine de vacances. Il s’y est
allongé, laissant autour de lui le

monde s’agiter. La mer, les dunes,
le ciel bleu, le cri des autres en­
fants, le vol d’un cerf­volant nous
apparaissent alors dans un mou­
vement ascensionnel qui finit par
réduire le corps du jeune garçon à
la taille d’une fourmi. Minuscule
dans l’immensité d’une vie qui
rayonne, Tom, joyeux, pense à la
mort. Et s’y prépare avec l’assi­
duité d’un bon élève.

La caméra aux basques
Adapté du roman éponyme
d’Anna Woltz (édité en France par
Bayard), Ma folle semaine avec
Tess élève, à la hauteur des adul­
tes que nous sommes devenus,
un monde de l’enfance où légè­
reté et gravité s’accordent sans
heurt, emportées toutes deux
dans l’énergie vitale de la
jeunesse. C’est cette dualité har­
monieuse et dynamique que met
en scène, avec une intelligence

émotionnelle rare, Steven Wou­
terlood dans son premier long­
métrage. Le réalisateur filme les
jeux de gosses avec sérieux et sai­
sit les pensées sombres avec
gaieté, fait sourire ses personna­
ges quand les traverse le chagrin,
et sèche leurs larmes dans un
rayon de soleil. La caméra prend
le temps de s’arrêter sur ces ins­
tants mais, la plupart du temps,
vive, alerte, en mouvement, elle

file à toute allure, accrochée aux
basques des gosses qui courent,
et aux roues de leurs vélos qui
sillonnent les dunes. Ce rythme
rapide qui donne l’énergie au
film provoque une succession de
rencontres.
En premier lieu, celle qui met
Tom en présence de Tess (Jose­
phine Arendsen). Approximative­
ment du même âge que lui, la
jeune fille vit sur l’île avec sa
mère, une ravissante médecin qui
fait tanguer l’esprit des hommes,
sans céder à aucun d’entre eux.
Vite fasciné par Tess, Tom ne tarde
pas à se laisser entraîner dans une
aventure qui fournit au film ma­
tière à quiproquos et à suspense,
sur laquelle va s’épanouir une ro­
mance enfantine, à la fois émou­
vante et drôle. Car la gamine s’est
mise dans de sales draps, en re­
trouvant le nom et la trace de son
père qu’elle n’a jamais connu et

qui ignore, lui­même, tout de son
existence. Puis en décidant de lui
envoyer un courrier dans lequel
était stipulé qu’il avait gagné, sur
tirage au sort, un séjour d’une se­
maine pour deux personnes sur
l’île néerlandaise.

Mouvement impatient
Au moment où elle fait la con­
naissance de Tom, Tess s’apprête
donc à accueillir ses hôtes dans la
petite maison isolée que sa mère
(ignorante de la manœuvre) loue
aux touristes saisonniers. Mis
dans le secret, Tom deviendra le
complice du subterfuge, passif
d’abord, puis actif jusque dans la
déconvenue parfois. Les deux en­
fants mèneront leur barque,
naviguant dans le mensonge avec
les adultes tandis qu’ils feront,
l’un avec l’autre, l’expérience de la
sincérité la plus absolue quant à
leurs désirs et leurs sentiments.

Brad Pitt tient le rôle
principal de ce film,
qu’il a également produit.
TWENTIETH CENTURY FOX FRANCE

films spatiaux depuis quelques
années. Gravity (2013), d’Alfonso
Cuaron, Interstellar (2014), de
Christopher Nolan, Seul sur Mars
(2015), de Ridley Scott, First Man
(2018) de Damien Chazelle, High
Life (2018), de Claire Denis.
Tous ont pour point commun
non seulement de chercher dans
l’espace une terre de rechange
pour y prolonger la vie, mais
encore d’évoquer en arrière­plan
un trouble généalogique dans
l’histoire de leurs héros. James
Gray met ce trouble au cœur du
récit et nous invite à envisager le
voyage spatial qui en résulte
comme un immense détour par
le vide destiné à nous ramener à
nous­mêmes. Quant à savoir si la
vapeur d’eau récemment décou­
verte à cent onze années­lu­
mière sur l’exoplanète K2­18b est
de nature à rendre caduc cet
humain quant­à­soi, bien malin
qui le dira.
jacques mandelbaum

Film américain de James Gray.
Avec Brad Pitt, Tommy Lee Jones,
Ruth Negga, John Ortiz, Liv Tyler,
Donald Sutherland (2 h 04).

Course-poursuite
en rover avec des
pirates lunaires,
découverte
d’un vaisseau en
détresse peuplé
de singes enragés

Le réalisateur
filme les jeux
de gosses avec
sérieux et saisit
les pensées
sombres
avec gaieté

Durant ce cheminement, qui
met sur leur route un gardien de
phare aux airs de vieux sage, une
vendeuse de croquettes de pois­
son à la gouaille séduisante, des
parents compréhensifs mais pas
dupes, Tess et Tom apprennent à
se connaître, dans le mouvement
impatient du temps court qui
leur est dévolu. Un mouvement
que Steven Wouterlood accompa­
gne d’une fluidité et d’une lumi­
nosité qui font vibrer les décors
sauvages d’une île et entendre les
pulsations des cœurs. Ceux des
enfants qui battent plus vite que
ceux des adultes et au rythme
desquels marche à l’unisson ce
film exaltant.
véronique cauhapé

Film néerlandais de Steven
Wouterlood. Avec Sonny Coops
van Utteren, Josephine Arendsen,
Jennifer Hoffman (1 h 23).
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