Le Monde - 18.09.2019

(Ron) #1
0123
MERCREDI 18 SEPTEMBRE 2019 culture| 25

Tableau d’une révolution amoureuse


Céline Sciamma filme la troublante rencontre entre deux jeunes femmes dans la Bretagne du XVIII
e
siècle

PORTRAIT  DE
LA  JEUNE  FILLE  EN  FEU


P


our que Marianne et
Héloïse se rencontrent,
il faut passer la mer. Sur
une rive, une jeune
femme peintre, convoquée par
une comtesse qui voudrait
qu’elle fasse le portrait de sa fille,
afin de l’envoyer au fiancé de
cette dernière, un aristocrate ita­
lien. Sur l’autre rive, qui borde
une île ou un promontoire en­
touré par l’Atlantique, la promise
à peine sortie du couvent, où elle
aurait dû passer sa vie si son
aînée n’était pas morte.
Marianne (Noémie Merlant) doit
se jeter à l’eau pendant la traversée
pour repêcher ses toiles vierges,
emportées par une vague sous le
regard indifférent des matelots.
Au lendemain de son arrivée dans
un manoir presque vide, elle ap­
prend qu’elle devra cacher son
identité. Héloïse, qui ne veut pas
se marier, a déjà éconduit un por­
traitiste. La mère marieuse
(Valeria Golino) dispose les roua­
ges de la supercherie, avec l’assis­
tance d’une camériste, Sophie
(Luana Bajrami). On est au
XVIIIe siècle. Ce mensonge élaboré
et fragile, son enjeu matrimonial,
conduiraient chez Marivaux
− n’était l’absence du genre mas­
culin, qui réécrit les règles du jeu.
Pour son quatrième long­mé­
trage, Céline Sciamma a construit
un microcosme habité par seule­
ment quatre personnes, qui suffi­
sent à ouvrir toutes les failles divi­
sant l’humanité. Celle qui court
entre les aristocrates et le tiers
état, celle qui sépare les artistes et
les amateurs d’art, celle qui
dresse les conformistes contre les
originaux. Manque simplement
le fossé entre femmes et hom­
mes. Dans le cadre du Portrait de
la jeune fille en feu, le masculin est
aboli, physiquement tout au
moins. Sa présence ne s’en fait
pas moins sentir à distance :

d’abord à travers le destin promis
à Héloïse, mais aussi par les ef­
forts de Sophie pour mettre fin à
une grossesse qu’elle ne désire
pas ou par les regrets qu’exprime
Marianne, à qui l’usage interdit de
peindre les hommes.
L’acclimatation de la jeune ar­
tiste à ce monde de femmes est
rude, austère. Il faut un moment
pour se faire à la manière choisie
par Céline Sciamma : des plans
hiératiques, des dialogues qui re­
fusent la tentation du français
classique au profit d’une langue
claire et littérale, des interprètes
qui – à l’exception de Valeria
Golino, incarnation de l’ordre aris­
tocratique établi – contiennent les
émotions agitant les personnages.
Adèle Haenel en particulier ap­
paraît d’abord comme un bloc im­
possible à modeler, à compren­
dre. La rébellion d’Héloïse n’en a
pas fait une passionaria mais une
présence opaque qui oppose son

indifférence aussi bien aux
admonestations qu’à la compas­
sion. La vivacité de Marianne est
tempérée par la fausseté de sa
position. Plutôt que de jouer sur
la confusion née du mensonge,
d’en faire jaillir du rire ou des ré­
vélations, Céline Sciamma ins­
talle une tension qui pèse sur tous
les personnages.
La réalisatrice et scénariste con­
clut cette première partie sur la
révélation d’un premier portrait.
Celui d’une jeune femme sage,
destinée à la maternité. Jusque­là,
le film est resté cérébral, étudiant
ses sujets – les personnages, bien
sûr, mais aussi le rapport entre le
modèle et l’œuvre, ou le rôle
d’une femme comme la comtesse
dans la perpétuation de l’ordre
établi – en les faisant tourner sur
eux­mêmes, comme dans une
classe de dessin anatomique.
Puis la comtesse s’en va, laissant
seules les trois jeunes femmes,

Marianne, Héloïse et Sophie, et le
Portrait tient la promesse d’em­
brasement de son titre. L’absence
maternelle ne dure que quelques
jours, c’est assez pour faire naître
et exister une utopie qui abolit les
divisions énumérées plus haut.
La jeune noble et l’artiste aideront
la servante à décider de son sort,
le désir qui commençait à circuler
entre l’estrade où posait le mo­
dèle et le chevalet de la peintre
s’installe dans la vie quotidienne.

Contre le reste du monde
La retenue des actrices pendant
les premières séquences prend
alors son sens : l’épanouissement
de leurs personnages touche à la
métamorphose. Adèle Haenel,
qui paraissait presque une enfant,
prend une autorité qui tient aussi
bien à l’intelligence fulgurante de
son personnage qu’à son rang (si
active que soit son imagination,
Céline Sciamma ne perd jamais

de vue le socle de la réalité), Noé­
mie Merlant se rend à son désir et
à l’incertitude qui l’accompagne,
pendant que Luana Bajrami ap­
proche l’atmosphère raréfiée des
grandes dames avec une curiosité
et une grâce qu’elle cachait dans
les premières séquences.
Ces trois femmes ne profitent
pas d’une parenthèse, elles se
taillent un territoire éphémère
contre le reste du monde. Les

dernières séquences, d’une tris­
tesse bouleversante, témoignent
de la force de celui­ci. En atten­
dant cette revanche du réel, la réa­
lisatrice et sa directrice de la pho­
tographie, Claire Mathon, inven­
tent un monde sorti aussi bien
des légendes bretonnes que de la
peinture du XVIIIe siècle, fait de
clairs­obscurs et d’éblouisse­
ments, d’intérieurs à peine éclai­
rés et de visions oniriques.
Pour se distraire, les trois jeunes
filles lisent une traduction du my­
the d’Orphée et Eurydice, qui se
sont perdus à la porte des enfers.
Dans la version que propose
Céline Sciamma, c’est aux enfers
même qu’il faut construire son
paradis, fût­il éphémère.
thomas sotinel

Film français de Céline
Sciamma. Avec Noémie Merlant,
Adèle Haenel, Luana Bajrami,
Valeria Golino (1 h 59).

Un « Chardonneret » compressé à l’excès


John Crowley adapte de manière trop ramassée le roman de Donna Tartt, dont l’intrigue court sur des décennies entre l’Amérique et l’Europe


LE  CHARDONNERET


L


a seule existence du Char­
donneret renvoie à un âge
ancien du cinéma. Adapté
d’un roman de Donna Tartt cou­
ronné par le prix Pulitzer (2014),
financé par un grand studio (le
budget tournerait autour de
50 millions de dollars), avec, à
son générique, un réalisateur au
bon goût et au savoir­faire avérés
(John Crowley, qui a dirigé
Saoirse Ronan dans Brooklyn),
une star (Nicole Kidman) et des
astres ascendants (Ansel Elgort,
Finn Wolfhard), on sent que cet
imposant objet a pour vocation
de devenir une étagère à Oscars.
Mais les temps ont changé et la
première réflexion qui vient en
découvrant la conversion de ces
1 296 pages (dans l’édition Pocket)
en cent cinquante minutes est :
pourquoi n’avoir pas fait une sé­
rie de ce récit, qui court sur des

décennies, entre New York, le Ne­
vada et l’Europe? Afin de tracer la
trajectoire de Theo Decker (inter­
prété par Oakes Fegley puis Ansel
Elgort), Crowley et le scénariste
Peter Straughan déploient une
énergie considérable pour com­
presser les péripéties du roman,
trouver la traduction cinémato­
graphique des thèmes qu’entre­
croise Donna Tartt – la perte, le
deuil, la consolation par l’art,
l’authenticité. Ils le font souvent
avec assez d’astuce pour tomber
juste, pour qu’une séquence se
déploie. Mais jamais ils ne trou­
vent le rythme qui porterait un
film aussi lourd.

Le choix de l’ellipse
Donna Tartt avait construit son
roman autour d’un paradoxe : un
livre énorme autour d’une œuvre
minuscule, par la taille, en tout
cas. Le Chardonneret, toile de Carel
Fabritius (1622­1654), peintre hol­
landais mort dans l’explosion de

la poudrière de Delft, qui détruisit
aussi une grande partie de son
œuvre, mesure 34 sur 23 centimè­
tres et représente un oiseau en­
chaîné à son perchoir. Dans la fic­
tion, le tableau est exposé au Me­
tropolitan Museum de New York
(dans la réalité on peut le voir au
Mauritshuis, à La Haye), où le dé­
couvre Theo Decker, un collégien
que sa mère a amené là. Quelques
instants après la rencontre entre
l’enfant et l’oiseau, le monde se
défait. Une explosion souffle les
galeries du Met, tuant la mère de
Theo, laissant entre les mains de
ce dernier le tableau de Fabritius.
Parce qu’il a naguère été ami
avec le benjamin de la famille
Barbour, Theo se retrouve chez
elle, première étape de son odys­
sée. Donna Tartt recourait sans
scrupule aux coïncidences et aux
coups du destin chers aux roman­
ciers du XIXe siècle, à commencer
par Dickens. Crowley et Straughan
ne savent comment s’en dépêtrer

et choisissent souvent l’ellipse, au
risque de perdre le spectateur.
C’est que le réalisateur a fort à faire
pour peindre en quelques minu­
tes ces écosystèmes sociaux que
traverse le héros silencieux, rendu
de plus en plus lisse par les années
(et le changement d’interprètes).
A peine a­t­on eu le temps de
s’acclimater chez les Barbour, ar­
chétypes de la bourgeoisie new­
yorkaise résidant au bord de Cen­
tral Park, de trouver un ersatz ma­

ternel en la maîtresse de maison
(Nicole Kidman, qui joue à la per­
fection l’ennui et la tristesse), de
faire la connaissance d’un anti­
quaire qui pourrait devenir son
mentor (Jeffrey Wright), si celui­ci
n’était aussi insaisissable, que le
père absent du garçon (Luke
Wilson) réapparaît et l’emmène
dans le désert, à Las Vegas.
Dans une banlieue résidentielle
vidée par la crise de 2008, le gar­
çon perd ses ultimes illusions, en­
tre des adultes hédonistes et irres­
ponsables et un nouvel ami qui
l’initie aux vertiges de l’alcool et
des stupéfiants. Le personnage de
Boris, le garçon ukrainien qui suit
son père ingénieur des mines et
criminel à travers le monde, surgit
opportunément pour soulager
l’ennui que finit par imposer la
morosité du personnage princi­
pal. Interprété par Finn Wolfhard
(vu dans Stranger Things), il injecte
un peu de déraison dans ce film si
calculé, un dérapage accentué par

le décor cauchemardesque de la
ville rendue au désert.
Le troisième volet de ce tripty­
que construit autour d’une mi­
niature ramène Theo à New York,
chez les Barbour, mais aussi dans
l’atelier de l’antiquaire où le gar­
çon devient un artiste et/ou un
faussaire. Tout ce temps, il a trim­
ballé, en même temps que le deuil
de sa mère, le tableau du maître
hollandais. A ce moment, le mélo
remixé sur les rythmes du
XXIe siècle vire au thriller, ce qui


  • de toute évidence – n’est l’af­
    faire ni du metteur en scène, ni de
    ses interprètes. Cette fin brutale
    met un peu plus en évidence l’ab­
    surdité de ce projet, qui aurait eu
    besoin de trois fois plus de temps
    d’écran ou, tout simplement de
    rester entre ses pages.
    t. s.


Film américain de John Crowley.
Avec Ansel Elgort, Oakes Fegley,
Nicole Kidman (2 h 29).

La fin brutale
met un peu plus
en évidence
l’absurdité de ce
projet, qui aurait
eu besoin de trois
fois plus de
temps d’écran

Adèle Haenel (à gauche) et Noémie Merlant. PYRAMIDE DISTRIBUTION

Pour son
quatrième
long-métrage,
Céline Sciamma
a construit
un microcosme
habité par
quatre personnes

Adèle Haenel
prend une
autorité qui
tient aussi bien
à l’intelligence
fulgurante de
son personnage
qu’à son rang
Free download pdf