Le Monde - 08.09.2019

(Ron) #1

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GÉOPOLITIQUE


DIMANCHE 8 ­ LUNDI 9 SEPTEMBRE 2019

0123


bruno philip
dili (timor­oriental) ­ envoyé spécial

A


u loin sur la rade, dominant
l’océan depuis un escarpe­
ment rocheux, la statue du
Christ­Roi aux bras large­
ment écartés semble toujours
bénir Dili, la capitale du Ti­
mor oriental. Le moins que l’on puisse dire,
c’est que l’ancienne colonie portugaise a eu
amplement besoin, dans sa récente histoire,
des attentions de ce Christo rei solitaire qui
veille sur la baie de Dili...
Il y a vingt ans, rendus fous de colère par les
résultats du référendum du 30 août 1999 qui
approuvait, à plus de 78 %, l’indépendance du
Timor oriental – signifiant ainsi le retrait de
l’Indonésie, puissance occupante depuis un
quart de siècle –, les soldats de Djakarta, leurs
alliés des milices locales et autres « collabos »
mirent le pays à sac. Environ 70 % des villes du
Timor oriental furent alors rasées, incen­
diées, détruites. Les violences firent
1 400 morts et provoquèrent la fuite de plus
de 200 000 personnes dans l’autre partie de
l’île, le Timor occidental voisin, qui appartient
à la République d’Indonésie depuis la procla­
mation d’indépendance de celle­ci, en 1945.
Ceux qui étaient restés durent attendre plu­
sieurs semaines – jusqu’au 20 septem­
bre 1999 – pour être « libérés » par une force
d’intervention militaire multinationale sous
direction australienne. Cela après que l’Orga­
nisation des Nations unies (ONU) eut con­
seillé l’envoi au Timor oriental d’un contin­
gent destiné à « rétablir la paix et la sécurité ».
Le gouvernement et les citoyens ont célébré,
vendredi 30 août, le 20e anniversaire de ce ré­
férendum aux conséquences ambiguës, qui
déclencha des horreurs mais fut aussi le pre­
mier pas vers la liberté. En 2002, après trois
ans d’administration intérimaire sous l’égide
de l’ONU, le Timor oriental est devenu une na­
tion indépendante. Et les citoyens de 2019 ont,
en général, toutes les raisons de se féliciter de
leur situation actuelle : le Timor­Leste, selon

l’appellation officielle en portugais, et son
1,3 million d’habitants, est devenu l’une des
démocraties les plus accomplies de l’Asie du
Sud­Est, où ce genre de système est relative­
ment rare.
Même si la violence politique et la désunion
n’ont pas épargné le Timor oriental, qui reste
l’une des plus jeunes nations de la planète, le
pays est pacifié. Son niveau de liberté de la
presse est remarquable. Après la crise de
2006, quand une grosse poignée de factieux
de l’armée fomenta une insurrection et, deux
ans plus tard, la tentative d’assassinat du pré­
sident José Ramos­Horta (2007­2012), la Ré­
publique démocratique du Timor oriental
donne désormais toutes les apparences de la
stabilité. La tenue régulière de scrutins légis­
latifs est la preuve de la possibilité d’une
alternance démocratique renouvelée.

TERRITOIRE STRATÉGIQUE
L’arrivée, à la suite du référendum, des soldats
de la Force internationale pour le Timor
oriental (à laquelle la France avait pris part)
mit fin à un chapitre particulièrement terri­
ble de l’histoire de ce territoire stratégique
situé entre Asie du Sud­Est, océan Pacifique et
Océanie. Le calvaire du Timor oriental avait
commencé le 7 décembre 1975, un an après
que le Portugal avait commencé à se désenga­
ger de ses colonies à l’issue de la « révolution
des œillets ».
Ce jour­là, l’Indonésie décida, avec la bien­
veillante approbation des Etats­Unis et de son
secrétaire d’Etat de l’époque, Henry Kissinger,
d’envahir l’est du Timor. Motif : le Front révo­
lutionnaire du Timor oriental indépendant
(Fretilin), qui venait de déclarer l’indépen­
dance, était infiltré par de dangereux marxis­
tes­léninistes s’apprêtant à faire subir à leur
pays ce que les communistes vietnamiens,
cambodgiens venaient de faire chez eux,
quelques mois plus tôt, après les chutes res­
pectives de Saïgon et Phnom Penh.
En réalité, si le Fretilin était un parti plutôt
« anti­impérialiste » et marqué à gauche, il re­
groupait des sensibilités diverses et se carac­
térisait d’une manière générale par sa modé­

ration idéologique. Dans cette moitié d’île
grande comme deux fois la Corse, l’Indonésie
allait pourtant commettre l’un des pires mas­
sacres de masse de la fin du XXe siècle. Selon
les sources, on estime à 100 000 ou 200 000
le nombre de Timorais tués durant les vingt­
quatre années d’occupation indonésienne,
dans des combats, sous les bombardements
de l’aviation, ou victimes de maladies consé­
cutives aux conditions de vie des populations
déplacées et assignées à résidence dans l’équi­
valent local de camps de concentration.
Quand on pense à ces deux décennies et de­
mie interminables de désespoir, la situation
du Timor­Leste d’aujourd’hui tiendrait pres­
que du miracle. Un miracle qui doit certes
beaucoup à la chute du dictateur indonésien
Suharto, acculé à la démission en 1998 : l’In­
donésie en était sortie affaiblie et avait dû se
résoudre à organiser un référendum au Ti­
mor oriental. « Si on m’avait dit, il y a vingt­
cinq ans, que je serais devenu ce que je suis
dans un pays libre et indépendant, je ne
l’aurais pas cru », reconnaît Eduardo « Gattot »
Belo, la cinquantaine, qui a récemment fait
fortune dans les télécoms. Il a été l’opérateur
radio de José Maria de Vasconcelos, alias Taur
Matan Ruak, nom de guerre de l’un des der­
niers chefs des Forces armées de libération
nationale du Timor oriental (Falintil) devenu,
en 2018, premier ministre.
Même si, en dix­sept ans d’indépendance,
les gouvernements timorais n’ont pas réussi
à endiguer la pauvreté (38 % de la population
vit avec 1 dollar américain par jour), la jeune
nation a tout de même engrangé des succès
économiques et sociaux non négligeables.
Exemple parmi d’autres, 80 % des habitants
disposent désormais de l’électricité. En re­
vanche, 50 % des enfants souffrent de rachi­
tisme – un des taux les plus élevés en Asie.
« Nous avons un problème grave d’émigration,
conséquence du chômage, au point qu’il repré­
sente une sorte de menace existentielle », dé­
plore le ministre de la coordination économi­
que, Fidelis Leite Magalhaes, 37 ans.
Ce ministre, aussi à l’aise en anglais qu’en
portugais et en tetum, la lingua franca, in­
carne la nouvelle génération d’hommes poli­
tiques qui avaient à peine atteint la maturité
à la fin de l’occupation indonésienne. « Nous
sommes un pays jeune, confirme­t­il, la majo­
rité des habitants ont moins de 35 ans. Et les
envois de fonds en provenance de la diaspora
établie à l’étranger, qui se concentre essentiel­
lement au Royaume­Uni et au Portugal, sont
désormais supérieurs aux revenus du café
[l’une des principales exportations du pays]!
Ces envois représentent environ 80 millions de
dollars par an [72 millions d’euros]. » Quand
on quitte Dili, relié au reste du territoire par

des routes parfois fraîchement macadami­
sées, mais souvent en construction ou en­
core à l’état d’ornières caillouteuses, les bâti­
ments modernes de la capitale font place à de
petites agglomérations entièrement recons­
truites après les dévastations de 1999, puis à
des villages aux toits de chaume où émer­
gent çà et là les clochers pointus des églises
(le pays est catholique à 98 %). Passé Baucau,
la deuxième ville du pays, dont l’architecture
coloniale rappelle ici plus qu’ailleurs la pé­
riode portugaise, la terre rouge et aride de la
saison sèche s’étend sur les collines avoisi­
nantes dont l’horizon est obstrué par la for­
midable barrière du mont Matebian, ancien
foyer de la résistance.

INFRASTRUCTURES BALBUTIANTES
Les cliniques et les écoles sont aujourd’hui
plus nombreuses qu’au temps de la présence
indonésienne – la puissance occupante avait
cependant amélioré les infrastructures et la
scolarité –, mais l’intendance ne suit pas tou­
jours. « Nous manquons de livres pour mes
élèves ; j’ai l’impression que les services du mi­
nistère de l’éducation, à Dili, sont très désor­
ganisés », se plaint Sabino da Costa, directeur
de l’école du village de Libagua, situé à une
heure et demie de route de Baucau. Un pro­
fesseur grimace en indiquant l’une des salles
« où deux classes doivent cohabiter, faute de
place », avant d’ajouter avec un sourire dé­
solé : « A cet égard, c’était mieux au temps des
Indonésiens »...
La situation géopolitique de cette moitié
d’île, aux infrastructures encore balbutiantes
mais riche en ressources naturelles (pétrole
et gaz), en fait un territoire convoité : le petit
Timor­Leste est serré de près par son grand
voisin, l’archipel indonésien, avec lequel la
relation est non seulement apaisée, mais
proche, en dépit des horreurs du passé. Le Ti­
mor oriental est par ailleurs situé à une heure
d’avion des côtes de l’Australie, avec laquelle
les rapports sont ambivalents de longue
date : Canberra fut la seule capitale mondiale
à reconnaître l’annexion du Timor oriental à
l’Indonésie ; mais l’Australie est aussi deve­
nue la « force libératrice », lors des violences
de 1999. Enfin, la Chine, comme partout dans
la région, pousse ses pions sur ce confetti
d’empire.
Ainsi que le remarquait, il y a quelques an­
nées, le secrétaire à la défense Julio Tomas
Pinto (2007­2015), « la position géographique
du Timor­Leste est potentiellement une source
de bénéfices si nous sommes capables de pré­
dire son importance stratégique dans un con­
texte global ». Une forme de lapalissade qui en
dit long sur l’idée que se font les élites timo­
raises de leur position en Asie­Pacifique. Cer­

LE TIMOR ORIENTAL 


EST ASSIS SUR


UN TAS D’OR :


DES RÉSERVES


DÉJÀ EXPLOITÉES, 


MAIS AUSSI 


POTENTIELLES,


DE GAZ NATUREL


ET DE PÉTROLE, 


SITUÉES OFFSHORE


Les Timorais ont fêté les 20 ans


du référendum qui déchaîna la violence,


mais les mena à l’indépendance. Malgré


les défis, la jeune nation s’affiche comme


l’une des rares démocraties de la région


Timor

oriental

Après

l’enfer,

un petit

« miracle »
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