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DIMANCHE 8 LUNDI 9 SEPTEMBRE 2019 géopolitique| 19
« LA TENDANCE EST
DE PRIVILÉGIER
DES INVESTISSEURS
ÉTRANGERS,
AU DÉTRIMENT DES
HOMMES D’AFFAIRES
TIMORAIS »
OSCAR LIMA
président de la chambre
de commerce locale
A gauche : de
jeunes Timorais
au bord d’une
piscine datant
de la colonisation
portugaise,
à Baucau, dans
le nordest
de l’île.
DIMAS ARDIAN/BLOOMBERG
VIA GETTY IMAGES
tains s’inquiètent des visées chinoises dans
l’île. Comme le souligne la chercheuse Chris
tine Cabasset, dans l’ouvrage collectif L’Asie du
SudEst 2019. Bilan, enjeux et perspectives, pu
blié à Bangkok par l’Institut français de re
cherche sur l’Asie du SudEst contemporaine
(Irasec, en coédition avec Les Indes savantes,
452 p., 25 euros), « certains se demandent [au
Timor oriental] si le pays [ne] serait pas en
passe de devenir la prochaine victime du
‘‘piège à dettes’’ de la Chine ».
Au chapitre de l’influence chinoise grandis
sante, poursuit cette spécialiste de l’Indonésie
et du Timor, Pékin « a offert au TimorLeste
trois bâtiments emblématiques du pouvoir, le
nouveau palais présidentiel, le ministère des af
faires étrangères et l’édifice abritant conjointe
ment le ministère de la défense et le quartier gé
néral des forces armées ». La Chine construira
aussi un port en eau profonde, dont la conces
sion est détenue par Vincent Bolloré, pour un
coût de 490 millions de dollars et une compa
gnie d’Etat timoraise vient de signer un con
trat avec China Railways pour la construction
d’un autre port sur la côte méridionale. Coût :
943 millions de dollars.
Quand on lui demande ce qu’il pense des
visées chinoises, Eduardo « Gattot » Belo est
un peu gêné aux entournures et s’agite sur la
chaise de la terrasse dominant sa luxueuse
résidence : « Comment vous dire ?... Voyez
vous, je me demande si mon pays est prêt
pour accueillir les investissements chinois... »
Sa proximité historique avec l’ancien chef de
guerre devenu premier ministre l’empêche
d’en dire plus. En tant qu’homme d’affaires,
il est clair qu’il se méfie des Chinois, à l’ins
tar de tous les Timorais durant la colonisa
tion portugaise, qui tenaient le commerce
depuis qu’ils étaient venus, naguère, du sud
de l’empire du Milieu.
Le président de la chambre de commerce
locale, Oscar Lima, s’est montré plus direct,
lors d’un colloque, organisé en août à Dili : il a
dénoncé « la tendance, chez les gouvernants,
de privilégier des investisseurs étrangers, au
détriment des hommes d’affaires timorais ».
Car le Timor oriental est assis sur un tas
d’or : des réserves déjà exploitées, mais aussi
potentielles, de gaz naturel et de pétrole, si
tuées offshore. Le fonds de réserve du pays, si
l’on additionne le revenu généré par les hy
drocarbures aux prêts et à l’argent de l’aide
internationale, est de 17 milliards de dollars.
La stratégie économique consisterait donc,
comme l’explique M. Magalhaes, à « capitali
ser sur les revenus du secteur pétrolier à des
fins de développement économique et social,
tout en évitant de donner aux citoyens le senti
ment que tout leur est dû ». Une manière,
pour le ministre de la coordination économi
que, de rappeler qu’il faut éviter la situation
des pays du Golfe et le « piège de l’or noir » :
« Il faut insister sur l’amélioration de la protec
tion sociale, affirmetil, tout en prenant
garde que cela ne devienne pas, aux yeux des
gens, un prétexte pour se laisser aller à la fai
néantise. »
Le pétrole et les projets pharamineux qui
s’y rattachent sont une réalité qui fait désor
mais polémique. Après deux ans de négocia
tions sous l’égide de la Cour permanente d’ar
bitrage, la signature, à New York, en 2018,
d’un accord entre l’Australie et le Timor
oriental sur leurs limites frontalières mariti
mes respectives a mis fin au litige entre Can
berra et Dili. Même si, dans l’intervalle, les
Australiens ont continué à profiter large
ment d’une exploitation en hydrocarbures,
de longue date déséquilibrée à leur profit.
A présent, le projet gouvernemental de dé
veloppement, lié au futur site d’exploitation
pétrolifère et gazière appelé « Tasi Mane » (ex
pression évoquant la violence des vagues
dans cette région côtière du sud du pays), sus
cite un débat houleux. Un aéroport, situé près
de la ville de Suai, et une autoroute ont déjà
été construits, en attendant la possible réali
sation d’un pipeline, d’une usine de liquéfac
tion du gaz et d’un autre aéroport. Selon les
estimations de l’ONG La’o Hamutuk, qui s’in
quiète de la dimension extravagante du pro
jet, ces travaux coûteront plus de 18 milliards
de dollars, s’ils sont menés jusqu’au bout. Soit
davantage que le fonds de réserve...
RÊVE INDUSTRIEL
« Le gouvernement refuse de donner une éva
luation précise des coûts générés par ce projet
qui nous semble passer à côté de l’essentiel :
c’estàdire utiliser nos réserves pour investir
dans le social et le développement humain »,
regrette Berta Antonieta, chercheuse au sein
de l’ONG. « Soixantedix pour cent de la popu
lation vit dans la campagne », rappelletelle.
Même si cet investissement colossal est censé
dégager, à terme, d’importants bénéfices, la
jeune militante est sceptique : « Ce ne sont pas
les paysans qui vont en profiter. » Le fait que ce
rêve industriel soit porté par le héros national
Xanana Gusmao, expatron de la résistance
indonésienne devenu premier président du
pays, entre 2002 et 2007, empêche bien des
critiques de fustiger ouvertement le projet.
« Sans doute Xanana veutil laisser ainsi la
marque de son héritage », avance une étu
diante, sous le couvert de l’anonymat.
Au temps de la résistance, Xanana insistait
sur l’aspect « spirituel et traditionnel » que
l’indépendance devrait un jour mettre en va
leur. Entretemps, la politique a fait son
œuvre. Josh Trindade, chercheur spécialiste
de la culture et du système de croyances de
son pays, estime que la colonisation et les
trois années de la gestion postcoloniale de
l’ONU marquent encore profondément les
esprits et les conceptions des gouvernants
d’aujourd’hui : « Depuis l’Indépendance, ceux
qui sont au pouvoir perpétuent plus ou moins
des conceptions issues de la colonisation, des
idées selon lesquelles la culture timoraise tra
ditionnelle n’a plus à être prise en compte par
le monde contemporain. »
Pour autant, le « miracle » timorais, avec
tout ce que cela induit de compromis avec la
modernité et de difficultés à rassembler les
citoyens d’un territoire marqué par la diver
sité clanique et linguistique, semble bien
parti pour durer.
pardonner, tirer un trait sur le passé, se
concentrer sur l’avenir. Vingt ans après le réfé
rendum d’autodétermination qui allait mener
l’ancienne colonie portugaise à l’indépen
dance en 2002, l’ancien président de la républi
que du Timor oriental, José RamosHorta
(20072012), revient pour Le Monde sur ce qu’il
considère être un aspect fondamental des pre
mières années d’existence de la toute jeune dé
mocratie : « L’un des plus grands succès de notre
pays est d’avoir réussi à panser ses plaies. Nous
avons achevé un processus de “guérison natio
nale” des traumatismes », estime cet homme de
69 ans, rencontré dans le jardin de sa belle pro
priété dominant la baie de Dili, capitale du
TimorLeste.
Fils d’un Portugais exilé durant la dictature de
Salazar (19331974) et d’une mère timoraise, il
fut, dès la sanglante invasion de son pays par
l’armée indonésienne, en 1975, et durant les
vingtquatre années d’occupation qui suivirent,
l’infatigable porteparole de la résistance. Sa lé
gitimité au regard de l’histoire et son prix Nobel
de la paix, reçu en 1996, qu’il partagea avec l’évê
que de Dili Mgr Carlos Filipe Belo, lui permettent
d’afficher un pragmatisme absolu sur tous les
sujets. Au risque d’en choquer plus d’un.
Selon lui, la mise sur pied d’un tribunal spé
cial, sur le modèle de ceux qui ont condamné
les génocidaires rwandais ou les criminels ser
bes, n’aurait pas été pertinente pour son île.
« Les événements qui ont mené à notre indépen
dance se sont chargés par euxmêmes de régler la
question d’un hypothétique jugement, assure
til. Ce sont les Indonésiens qui ont forcé le dicta
teur Suharto à la démission. Quant aux pays de
la communauté internationale qui avaient pris
position contre nous en s’alignant sur l’Indoné
sie, comme les EtatsUnis et l’Australie, ils ont fini
par jouer un rôle crucial en notre faveur! »
Géants indonésiens et australiens
Celui qui fut aussi ministre des affaires étrangè
res (20022006) et premier ministre (2006
2007) affirme en outre, à raison, que l’inculpa
tion formelle, en 2003, par les Nations unies, de
l’ancien commandant en chef des forces ar
mées indonésiennes, le général Wiranto, pour
crimes contre l’humanité au Timor, n’a servi à
rien : « Il était impensable d’imaginer que l’Indo
nésie allait le livrer pour qu’il soit jugé! » Non
seulement Wiranto n’a jamais été livré par
Djakarta, mais il est aujourd’hui ministre de la
sécurité de son pays...
« Quels auraient été les bénéfices pour nous
d’un tel jugement ?, poursuit M. RamosHorta.
Cela aurait empêché toute possibilité de relation
future avec notre voisin, avec lequel les problè
mes de délimitation de frontières maritimes sont
compliqués. » Et d’ajouter : « Savezvous pour
quoi les Indonésiens nous respectent autant
aujourd’hui? Eh bien parce qu’ils n’auraient ja
mais imaginé chez nous une telle capacité pour
le pardon et la tolérance... »
Le pragmatisme de M. RamosHorta lui a valu
des critiques de la part d’organisations des
droits de l’homme internationales, qui ont été
jusqu’à lui reprocher de « trahir les victimes ».
Ce qui laisse de marbre l’ancien dirigeant : « Nos
priorités d’aujourd’hui sont les suivantes : le Ti
mor oriental est un petit pays entouré par les
géants indonésiens et australiens, qui sont les
premiers concernés par notre stabilité et la sécu
rité de notre environnement. Avec l’Australie, il
nous faut renforcer la coopération militaire et
policière, et signer un grand accord de partena
riat stratégique. L’Australie devrait nous voir da
vantage comme un partenaire de sa zone d’in
fluence. Avec l’Indonésie, nous devons encore in
tensifier la relation, qui est bonne. Toutes ces re
lations seront la garantie de notre protection. »
Quant à la présence croissante de la Chine, qui
inquiète certains dans les milieux des affaires,
l’ancien président n’y voit que des avantages :
« La Chine n’est pas une menace, mais une op
portunité! Penser que nous pourrions nous re
trouver les victimes du “piège à dettes” chinois
est absurde! »
b. p.
(dili [timor oriental], envoyé spécial)
« Nous avons réussi à panser nos plaies »
▶▶▶
Cicontre :
l’autoroute
construite par
le China Railway
Group Ltd., près
de Suai, dans le
sudouest de l’île.
DIMAS ARDIAN/BLOOMBERG
VIA GETTY IMAGES
L’ancien
président de
la République du
Timor oriental,
José RamosHorta
(20072012),
chez lui, à Dili,
le 29 août.
LUKAS COCH/EPA-EFE/MAXPPP