Le Monde - 06.09.2019

(vip2019) #1

0123
VENDREDI 6 SEPTEMBRE 2019 | 27


Orsetta Causa et Nicolas Ruiz


Un ouvrage qui bouscule


notre savoir économique


Les deux chercheurs de l’OCDE voient dans « Capital et Idéologie »
« un travail minutieux sur les données », qui permet de poser la question
de la soutenabilité du modèle de croissance contemporain

S


ix ans après Le Capital au
XXIe siècle (Seuil, 2013), qui
a radicalement changé no­
tre regard et notre analyse
des inégalités, Thomas Piketty
nous propose une œuvre qui, par
bien des aspects, est tout aussi im­
pressionnante, portée par le déve­
loppement d’une perspective his­
torique à long terme et d’un appa­
reillage statistique vaste et
détaillé. Ainsi, l’auteur nous rap­
pelle encore une fois la nécessité
d’ancrer la science économique à
d’autres disciplines ; mais aussi
qu’une meilleure connaissance
des faits, passés et présents, ne
peut se faire qu’au travers d’un
travail minutieux, parfois éprou­
vant, sur les données.
Depuis Les Hauts Revenus en
France au XXe siècle » (Grasset,
2001), Piketty défend et démontre
que l’analyse pertinente des iné­
galités doit s’intéresser à ce qui se
passe tout en haut de la distribu­
tion, chez les plus riches et les plus
fortunés. L’intérêt porté à la con­
centration, parfois extrême, des
richesses au sein d’un petit
groupe d’individus n’est pas nou­
veau en soi. Après tout, Vilfredo
Pareto étudia ce phénomène au
sujet de la répartition des terres
dans l’Italie du XIXe siècle.
Mais les économistes du siècle
suivant ne s’emparèrent guère de
la question, pas avant que Thomas
Piketty ne la cristallise au travers
d’un cadre analytique lui permet­
tant de mesurer le niveau et l’évo­
lution de la concentration des re­
venus et de la richesse dans les
pays occidentaux. Bien au­delà du
cercle des économistes, le « top
1 % » est depuis rentré dans la
culture populaire comme la réfé­
rence aux très riches.
Capital et Idéologie utilise cette
puissante dynamique statistique
instaurée il y a maintenant quinze
ans pour aller encore plus loin :
d’une part, en étendant le regard
et l’analyse des inégalités hors
pays occidentaux ; d’autre part, en
développant un traitement inno­
vant des enquêtes post­électorales
produites depuis la seconde
guerre mondiale dans certains
pays occidentaux, afin de con­
fronter l’évolution des inégalités
avec le processus politique de
construction des idéologies à
même de justifier ces inégalités.
En ce sens, le titre de l’ouvrage est
explicite : si on y parle d’idéolo­
gies, de leurs constructions et
leurs transformations au cours de
l’histoire, c’est pour mettre en
avant leur incidence sur la struc­
turation des inégalités.
La lecture des quelque 1 200 pa­
ges de l’ouvrage enrichit, bouscule
et interroge notre savoir économi­
que. L’approche historique et
transnationale met en perspec­
tive les crises et turbulences aux­
quelles sont soumises les sociétés

dans lesquelles nous vivons et
pose la question de la soutenabi­
lité du modèle de croissance con­
temporain. Mais que dire des con­
clusions et solutions politiques
que propose l’auteur pour faire
face aux mécontentements liés à
la montée des inégalités, non
seulement de revenu ou de ri­
chesse, mais aussi, et surtout à no­
tre sens, d’opportunités?
A n’en pas douter, et comme
l’auteur aime à le rappeler, ce livre
se veut le point d’ouverture d’un
débat important et nécessaire sur
les changements à apporter à nos
politiques et institutions, tant au
niveau national que transnatio­
nal. Cependant, le point d’ouver­
ture du débat proposé par Tho­
mas Piketty demeure quelque peu
spécifique, voire limité.

Une polarisation sur le sommet
Certes, toute analyse exhaustive
des inégalités nécessite une con­
naissance du sommet de la distri­
bution, et la concentration crois­
sante des richesses observée dans
un certain nombre de pays, avan­
cés et émergents, pose problème,
notamment dans la mesure où
elle menace la mobilité sociale.
Mais un regard polarisé sur le
sommet de la distribution risque
de passer à côté du reste – et le
reste est important.
En effet, l’auteur nous semble ici
se retrouver quelque peu victime
de sa propre idéologie, avec une
obsession quasi constante – et que
certains pourraient trouver exces­
sive – sur les très riches, ce que le
président Emmanuel Macron a
maintes fois qualifié de « passions
tristes françaises ». Loin de nous
l’idée de plaider en faveur d’une
concentration croissante des ri­
chesses : lors de travaux récents,
l’Organisation de coopération et
de développement économiques
(OCDE) a bien documenté une
baisse prononcée de la redistribu­
tion fiscale dans les pays avancés.
Concomitante avec une aug­
mentation quasi généralisée des
inégalités, cette baisse de perfor­
mance redistributive doit être
corrigée au plus vite, et nul doute
que les très riches doivent être
mis à contribution, notamment
par un système d’imposition plus
progressif, efficace, et à l’intérieur
duquel la pression fiscale sur la
classe moyenne doit être allégée
afin de rétablir un sentiment de
légitimité pour tous face à l’im­
pôt, en lieu et place d’un senti­
ment d’appauvrissement. Cet ob­
jectif nécessite entre autres une
transparence et une coordination
fiscale accrues au niveau transna­
tional, ce que l’OCDE contribue à
mettre en place grâce au modèle
mondial d’échange automatique
des renseignements relatifs aux
comptes financiers.
Cependant, la question mérite
d’être posée : une imposition for­
tement accrue sur les très gros
revenus et patrimoines, en sup­
posant qu’elle réussisse en effet à
réduire la concentration de ri­
chesses au sommet, constitue­t­
elle l’outil central pour faire face
aux grands défis inégalitaires et
planétaires? C’est ce que, à nos
yeux, l’auteur semble suggérer. Or
il est raisonnable de penser que la
réalité est un peu plus complexe.
On notera qu’en se concentrant
quasi exclusivement sur les très
riches, l’auteur se livre à quelques
réflexions qui nous semblent dis­

cutables, voire périlleuses. On re­
grettera notamment l’argument
selon lequel les récentes augmen­
tations avortées de la taxe car­
bone en France auraient eu pour
but de financer l’abolition de l’ISF,
d’autant que tout système fiscal
se doit d’être appréhendé dans
son ensemble, et non instrument
par instrument.
Dans un autre registre, les accu­
sations répétées sur le système de
production statistique actuel
nous paraissent discutables.
L’idée que la défaillance des don­
nées officielles à mesurer les très
hauts revenus et patrimoines s’ex­
plique par le prisme d’une idéolo­
gie visant à laisser volontaire­
ment le public dans l’ignorance
du vrai niveau des inégalités nous
semble relever davantage de la
théorie du complot que de la réa­
lité. Il est bon de rappeler par
exemple que l’Insee demeure l’un
des meilleurs bureaux statisti­
ques au monde de par la qualité de
sa production, et que son indé­
pendance n’est pas questionnable.
De plus, quand bien même la
production statistique proposée
par l’auteur et ses équipes consti­
tue un progrès fondamental, elle
n’en est pas moins soumise à des
critiques récurrentes, et parfois
virulentes, depuis sa création. Au
final, la question n’est pas de sa­
voir qui a les meilleures statisti­
ques sur les inégalités, mais plu­
tôt comment les différentes sour­
ces peuvent converger, corriger
leurs imperfections et se nourrir
les unes des autres.
L’ensemble des propositions de
réformes politiques développées
dans le dernier chapitre représen­
tent un terrain de réflexion fer­
tile. Nous saluons l’importance
accordée à l’éducation, et en parti­
culier l’objectif d’arriver à une
réelle égalité d’opportunité, y
compris dans un pays comme la
France, qui est loin d’être exem­
plaire en la matière.
En tant qu’économistes, nous
nous interrogeons cependant sur
les effets d’un revenu universel po­
sitionné à 60 % du revenu moyen
sur les incitations à travailler et, de
manière plus générale, sur la place
du travail dans nos sociétés.
Soyons clairs, en effet : nous re­
grettons le peu de place accordé au
travail, le grand absent de cet
ouvrage à nos yeux. Au final, en se
concentrant sur les 1 %, Piketty en
a quelque peu négligé les 99 %,
pour qui le travail représente non
seulement la principale source de
revenu mais aussi, comme de
nombreuses études l’ont démon­
tré, de bien­être. Et c’est pourquoi
il constitue un moteur fondamen­
tal de cohésion sociale.
Quoi qu’il en soit, la réflexion
est maintenant ouverte, et on ne
peut que remercier l’auteur de
lancer la pierre au moment où il
devient sans aucun doute urgent
d’apporter des réponses aux frus­
trations qui nourrissent un peu
partout dans le monde le rejet du
système socio­économique ac­
tuel et la dangereuse montée des
replis identitaires.
NOUS REGRETTONS

LE PEU DE PLACE


ACCORDÉ


AU TRAVAIL,


LE GRAND ABSENT


DE CET OUVRAGE


Orsetta Causa et Nicolas
Ruiz sont économistes
au département des affaires
économiques de l’OCDE

D


ès les premières pages de Capital et Idéo­
logie (Seuil, 1 232 pages, 25 euros, à paraî­
tre le 12 septembre), Thomas Piketty en­
joint au lecteur de ne pas se précipiter sur
le dernier chapitre et de lire le livre du début à la
fin. De toute évidence, il n’y croit pas complète­
ment. Si quelqu’un veut aller directement à la
fin, nous dit­il, un peu bougon, je ne peux pas
l’en empêcher...
J’espère que la plupart de ceux qui auront cet
ouvrage entre les mains suivront ce conseil. Tout
d’abord, ils prendront plaisir à se livrer à ce tour
d’horizon foisonnant, écrit avec une clarté et
un dynamisme remarquables. Car où d’autre
auraient­ils l’occasion de s’entendre conter, dans
le même tome, le récit invraisemblable de la dette
imposée à la France par Haïti à son indépen­
dance ; l’origine nébuleuse du système des castes
en Inde et la tentative de clarification­récupéra­
tion de ce dernier par la puissance coloniale an­
glaise ; les tensions sur le juste équilibre entre res­
pect du droit de propriété, quelles qu’en soient les
origines, et la nécessité de rétablir la justice so­
ciale chez les révolutionnaires français ; la main­
mise des oligarques russes sur la propriété publi­
que dans le cadre d’une privatisation à la hâte, et
bien d’autres récits encore...
Mais surtout, il faut lire cette fresque pour com­
prendre en profondeur l’optimisme fondamental
de Thomas Piketty, optimisme qu’il revendique et
sans lequel on ne peut pas comprendre la nature
des propositions par lesquelles le livre se conclut.
Les économistes sont en général portés vers le
fatalisme, et profondément pessimistes sur la na­
ture humaine. Que cela soit par déformation pro­
fessionnelle ou par goût, ils ont tendance à voir
dans toute situation historique l’expression de
lois fondamentales, résultat, en général, de l’égo­
ïsme et de la paresse essentiels de l’être humain.
Cela ne les décourage pas nécessairement de lire
l’histoire. Mais la lecture qu’ils en font est alors
colorée par ce prisme : en dehors de situations ex­
traordinaires (comme la Révolution française),
les rapports de force se perpétuent et se renfor­
cent. Le passé – colonial ou précolonial – forme
une prison dont il très difficile de sortir.
L’une des leçons essentielles qui ressort des
nombreux exemples donnés dans le livre est à
quel point rien n’est écrit d’avance. Des hasards
historiques (petits ou grands), mais aussi la na­
ture des débats entre les acteurs politiques exer­
cent une influence considérable sur les choix que
font les sociétés, à un moment historique donné,
sur les questions fondamentales d’organisation :
les inégalités de revenus, de patrimoine et d’accès
à l’éducation, la définition de la communauté lé­
gitime, et les formes de délibération collective.
Ces choix ont ensuite des répercussions impor­
tantes, mais ils peuvent changer, parfois très pro­
fondément et très rapidement.
Ainsi l’Inde, devenue indépendante, a pu choisir
de mettre le suffrage universel et la discrimina­
tion positive au cœur de son système politique,
malgré les doutes de Churchill. La révolution con­
servatrice enclenchée par Reagan et Thatcher
dans l’espoir (futile) de relancer la croissance
américaine a suffi à mettre les Etats­Unis et le
Royaume­Uni sur la voie d’une explosion des iné­
galités, en apparence inéluctable.
Aujourd’hui, en Inde, Modi, premier ministre
tout juste réélu [le 23 mai], représentant d’une
droite hindoue sans complexe, sape aujourd’hui à
grande vitesse le socle séculariste sur lequel l’Inde
paraissait construite. Et aux Etats­Unis, les jeunes
élus démocrates poussent leurs aînés vers des po­
sitions sur la fiscalité, le salaire minimum, l’assu­
rance santé ou la gratuité de l’éducation, qui, bien
que situées, pour des Européens, quelque part en­
tre le bon sens commun et la timidité, ne les em­
pêchent pas de se faire traiter de socialistes (ou
communistes) par les républicains.
Cette fluidité signifie que tout est (encore) possi­
ble. Que les crises liées au repli identitaire que
nous vivons aujourd’hui partout dans le monde

ne sont pas l’aboutissement inéluctable de la des­
truction du contrat implicite liant les gagnants et
les perdants de la mondialisation, et ne sont pas
nécessairement le prélude à une nouvelle catas­
trophe. Qu’il n’en faudrait pas tant que cela pour
que les humains se remettent à avoir des conver­
sations plus apaisées sur les sujets qui les concer­
nent tous au plus haut point, plutôt que de se
chercher des ennemis intérieurs et extérieurs
pour se consoler de ne rien pouvoir faire de plus.

Réfléchir à une redistribution des pouvoirs
La seconde leçon essentielle de notre histoire col­
lective, c’est qu’il existe toute une gamme de pos­
sibilités entre l’hypercapitalisme des Etats­Unis
d’aujourd’hui et le désastre de l’expérience com­
muniste. Ces systèmes ont montré que les hom­
mes et les femmes continuent de travailler et de
créer, même sans la menace de mourir de faim
(s’ils ne le font pas) ou la certitude que tous leurs
gains leur reviendront. Qu’ils sont tout à fait capa­
bles de se préoccuper et de se passionner pour
quelque chose de plus large qu’une consomma­
tion matérielle toujours plus importante, qu’il
s’agisse du bien­être des plus pauvres ou du futur
de la planète. Cela signifie qu’un système de redis­
tribution et de répartition du pouvoir économi­
que et politique ambitieux est possible, en prin­
cipe, et donc qu’il faut y réfléchir et en débattre,
quelles que soient les difficultés pratiques. C’est ce
que Piketty nous invite à faire dans le dernier cha­
pitre, en offrant sa propre vision comme une base
de départ, et non pas comme un modèle tout prêt
à être adopté. Mais si la proposition est ambi­
tieuse, elle n’est pas une utopie : un grand pays
comme les Etats­Unis pourrait déjà l’expérimen­
ter (même si cela paraît peu probable dans les an­
nées à venir, mais qui sait...). De plus petits pays,
comme la France, ne pourraient y parvenir qu’en
coopérant, mais cette coopération est possible.
Finissons donc de lire ce livre, et retroussons
nos manches. La lecture du passé que ce livre
nous propose nous montre que c’est à nous qu’il
appartient d’écrire l’histoire.

LES HASARDS


HISTORIQUES, MAIS


AUSSI LA NATURE DES


DÉBATS ENTRE LES


ACTEURS POLITIQUES


ONT UNE INFLUENCE


CONSIDÉRABLE


SUR LES CHOIX QUE


FONT LES SOCIÉTÉS


Esther Duflo L’une des leçons


essentielles de ce livre est


que rien n’est écrit d’avance


La professeure du MIT se réjouit de du fait que l’ouvrage rompt avec
le fatalisme dont font preuve ses collègues, qui tendent à identifier
« dans toute situation historique l’expression de lois fondamentales »

Esther Duflo est économiste, professeure
au Massachusetts Institute of Technology (MIT),
où elle est titulaire de la chaire Abdul Latif
Jameel sur la réduction de la pauvreté
et l’économie du développement

Laurence Fontaine « Un choix politique rejaillit
sur les analyses historiques »
L’historienne salue le travail de Thomas Piketty
sur les idéologies qui servent à justifier les sociétés
inégalitaires, tout en s’interrogeant sur
la pertinence des catégories sociales retenues
pour analyser leur évolution.
Nonna Mayer « Un éclairage du régime
inégalitaire “néopropriétariste” actuel »
Pour la politiste, l’ouvrage de Thomas Piketty
a le mérite d’identifier les causes de la montée
des inégalités en Occident, mais aussi de proposer
des réformes concrètes qui pourraient refonder la
social-démocratie.

LE DÉBAT SE POURSUIT SUR LEMONDE.FR
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