Le Monde - 06.09.2019

(vip2019) #1
Cahier du « Monde » No 23220 daté Vendredi 6 septembre 2019 ­ Ne peut être vendu séparément

3
M OT S D E PA S S E
vLes engrenages
de Nina Allan

4 | 5
L I T T É R AT U R E
vOlivier Adam, Chris
Kraus, Violaine Huis-
man, Tommy Orange

6 | 7
D O S S I E R
vJoyce Carol Oates
à la vie, à la mort

8
H I S TO I R E
D ’ U N L I V R E
v« Eden »,
de Monica Sabolo

11
R E N C O N T R E
vJean-Paul Dubois,
propriétaire
de son temps

12
E N T R E T I E N
vAvec Cécile Coulon,
lauréate du Prix
littéraire « Le Monde »
pour « Une bête
au Paradis »

jean birnbaum

O

n connaît les vidéos
YouTube où François
Ruffin se filme dans sa
cuisine, devant son frigo,
sa bouilloire et son rou­
leau de Sopalin. Le dé­
puté y raconte ses actions contre une
mesure injuste, dit sa solidarité avec les
« gilets jaunes », confie ses enthousias­
mes, ses colères, ses haines. Lui qui vou­
drait changer la vie met en scène ses as­
pects les plus quotidiens. La vie vraiment
humaine, pourtant, ce n’est pas celle
qu’évoque ce discours qui se présente
comme s’il était transparent à lui­même.
On aimerait voir Arthur Rimbaud, Virgi­
nie Despentes, Emile Zola, Louis
Guilloux, Guillaume Dustan, Christine
Angot, Xavier Dolan et Mathieu Riboulet
débouler chez Ruffin pour proclamer en
chœur dans un mégaphone : « Eh, cama­
rade! Il n’y a pas que de la politique dans
ta cuisine! Retourne­toi donc et vise ce
gros bordel, ce chaos de fantasmes obs­
curs et de joies terribles, de postures
équivoques et de liquides divers. Ton
corps a d’autres idées que toi! »
Or, cette juste expédition existe. Elle
nourrit une bousculade féconde, un
branle­bas romanesque baptisé Querelle.
C’est la manif la plus sauvage de cette
rentrée littéraire. Aucun service d’ordre
n’est prévu, personne n’a averti la police
des lettres, ça pourrait bien tourner à

l’émeute, voire à l’orgie. L’initiative en re­
vient à un jeune Québécois nommé Ke­
vin Lambert. A chacun des manifestants
susnommés, il doit quelque chose, un
texte qui l’a mis en mouvement ou juste
un mot d’ordre. Comme beaucoup d’acti­
vistes aujourd’hui, on peine à savoir d’où
il surgit, comment il a forgé sa mémoire
des luttes (lire la rencontre page 2), mais
on doit constater que ce garçon de 27 ans
impose déjà sa voix pour accomplir un
geste rare : planter la question sexuelle
au flanc du mouvement social.
Au centre du défilé, Kevin Lambert a
placé le personnage de Querelle. Bien que
ce bel ouvrier n’ait « pas l’air pédé », tout

le monde est impressionné par la fière
orientation de son désir. Venu de Mon­
tréal, il est le dernier embauché d’une
scierie située dans la région du lac Saint­
Jean, dont les salariés font grève afin de
sauver l’usine. « Leur tête enfouie sous
une capuche, leur fierté mollement rete­
nue », ils brandissent drapeaux et pan­
cartes autour d’un café : « Un lait un sucre
chaque, pas une température pour jouer
avec les dosettes ou les petits sachets : à
moins trente­deux dehors – avec le vent –
t’enlèves pas tes mitaines, et si elles ont un
trou dedans, tu le sais tout de suite. » Soli­
daire le jour, Querelle s’efforce égale­

ment, la nuit venue, de réconforter les
gars du coin. Les uns après les autres, ils
se mettent sous l’aile de l’ange extermi­
nateur : « Querelle se saisit, l’instant d’un
soir, d’une vie dont personne ne veut – sur­
tout pas le jeune homme – et la fourre
d’un sens dont elle était dépourvue. Après,
il faudra jeter le garçon. Querelle sait
qu’on ne sauve personne et déteste les hé­
ros. »
Il n’y a pas de lendemains qui chantent.
La lutte des classes est un ébat douteux,
et Kevin Lambert ne ménage guère ses
efforts pour en exhiber l’obscène équivo­
que. Au début du roman, du reste, on se
dit que l’auteur va peut­être un peu loin
dans la surenchère pornographique,
comme s’il voulait à tout prix choquer le
bourgeois « hétéroplouc ». De même, on
songe que la référence à Genet, explicite
dès le titre du livre, devient parfois en­
combrante. Mais, très vite, il apparaît
que cette prose outrancière se trouve jus­
tifiée par le projet du roman : exploiter le
potentiel libératoire du corps exposé, la
puissance subversive du plaisir cru. Ici le
sexe est un outil de sabotage, il dynamite
le bel ordonnancement des langues de
bois, discours amoureux ou paroles mili­
tantes. Et cette destruction est un céré­
monial jubilatoire, une fête pareille à
celles qu’organisent les salariés de la scie­
rie (« le gars du karaoké annonce qu’on va
commencer ça bientôt »...), un moment à
pleurer de tendresse et de cruauté.
Car la trahison commence et finit par
les corps. Et Kevin Lambert, qui a l’art du
croquis et de la saynète, le confirme à tra­
vers des gestes apparemment dérisoires.

lire la suite page 2

Kevin Lambert


La lutte


des classes


est un ébat


douteux


L’écrivain québécois de 27 ans


signe « Querelle », roman


d’une grève dans une scierie.


Exploitant magnifiquement


la puissance subversive


du plaisir cru, il plante


la question sexuelle au flanc


du mouvement social
Kevin Lambert,
à Paris, en septembre 2019.
GRÉGORY AUGENDRE CAMBON/
LE NOUVEL ATTILA

Solidaire le jour, Querelle s’efforce
également, la nuit venue, de
réconforter les gars du coin. Les
uns après les autres, ils se mettent
sous l’aile de l’ange exterminateur

Sandra Benedetti,L’Express

Avec Un monstre et unchaos,


Hubert Haddad frappe droit au cœur.


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