Le Monde - 06.09.2019

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Vendredi 6 septembre 2019

0123


suite de la première page Kevin Lambert évoque


son intérêt pour les luttes


sociales, sa sensibilité


aux marges et à leur


puissance inventive, en


tant qu’auteur québécois


et homosexuel


« J’aime la


façon dont les


revendications


se disent »


PLAINPICTURE/CÉDRIC ROULLIAT

C’


est un jeune homme gracile
et rieur, tout juste débarqué
du Québec, qui s’installe à la
table du café parisien. Il a une
voix douce, parfois à la lisière du silence,
et néanmoins confiante dans la solidité
de ce qu’elle porte. Très vite, on demande
à Kevin Lambert comment il en est venu
à si bien parler du mouvement ouvrier,
de ce monde militant dont les gens de sa
génération ignorent pour la plupart le
rayonnement passé. Est­il né dans un
milieu populaire? Ses parents lui ont­ils
transmis les valeurs, les réflexes de cette
tradition que sa plume fait vivre avec tant
de loyauté?
La réponse est non. Né d’une mère
pharmacienne et d’un père physiothéra­
peute, l’auteur de Querelle a grandi à
Chicoutimi, petite ville située dans la ré­
gion du lac Saint­Jean, que son roman
décrit. Les grands­parents tiennent bou­
tique, reçoivent commande, aucun rap­
port avec le syndicalisme, encore moins
avec la révolution. Alors? « Si je cherche
une première image, dit Lambert, je me
souviens que, pour aller au lycée, je pre­
nais un bus qui passait devant un conces­
sionnaire automobile. Les salariés étaient
en grève, je ne comprenais pas bien pour­
quoi ces gens étaient là, en colère, avec
leurs pancartes. Ils étaient mal vus. Mon
père disait qu’ils étaient bien payés, mais
ne voulaient pas travailler. »
A ce moment, la langue de la révolte
était encore inaudible, elle ne perçait
même pas la vitre de l’autobus. Plus tard,
elle allait se gonfler de mots sensibles, de
plus en plus submergeants. D’abord
parce que Kevin Lambert a lui­même
participé à la grande grève étudiante de
2012, qui a marqué son véritable éveil à la
politique. Ensuite parce qu’un professeur
d’université l’a fait bûcher une année en­
tière sur Les Misérables : « On devait écrire
un texte à la manière d’Hugo, et j’avais ra­
conté l’histoire d’une usine papetière qui
avait fermé quand j’avais 9 ans. J’étais

fasciné par l’importance que peut prendre
une entreprise dans la vie des gens. »
Mais c’est pour rédiger son roman que
Kevin Lambert se plonge vraiment dans
la culture du mouvement ouvrier. Accu­
mulant les lectures, il regarde également
des documentaires afin de se laisser im­
prégner par un lexique : « J’aime la façon
dont les revendications se disent, confie­
t­il. La figure qui m’a le plus marqué est
celle du syndicaliste Michel Chartrand
[1916­2010]. Il avait un sens presque
clownesque de la formule, il n’hésitait

pas à dire que les mange­merde étaient
des mange­merde. C’était une autre
époque, son français n’était pas celui de
Radio­Canada... »
Dans Querelle, la langue n’est donc pas
seulement le vecteur d’une protestation.
Elle est la revendication elle­même. Du
reste, Kevin Lambert a pas mal résisté à
son éditeur français, qui lui demandait
de changer tel mot, telle expression typi­
que du Québec, et plus encore de sa ré­
gion natale. Nul chauvinisme local ici,

plutôt le désir d’affirmer l’infinie plura­
lité de la langue française, et l’égale di­
gnité de ses diverses formes : « Il faut ces­
ser de penser cette langue par rapport à un
centre, plaide le jeune romancier. Les
films de Xavier Dolan sont encore présen­
tés avec des sous­titres, ce n’est pas nor­
mal. Il n’y a pas une manière correcte de
dire les choses. Quand on regarde la lan­
gue dans ses marges, on constate qu’il
existe là une immense créativité... »
Cette sensibilité aux marges et à leur
puissance inventive, Kevin Lambert l’a
développée assez tôt, en tout
cas dès l’instant où lui­même
s’est senti mis à l’écart. Sans
jamais faire de coming out en
bonne et due forme, il a an­
noncé à ses parents, l’année de
ses 19 ans, qu’il habiterait dé­
sormais à Montréal... avec son
petit ami. Jusqu’alors, il ne
s’était pas autorisé à assumer
une sexualité maudite. « Etre
gay dans ma région, ce n’était
pas être gay à Montréal, témoigne encore
l’écrivain. Pour moi, être gay n’apparte­
nait guère à l’univers des possibles. Il y
avait un gars, un seul, au lycée, qu’on pré­
tendait gay, il se faisait sans cesse intimi­
der, taper, et si je refusais de me dire gay,
c’était pour ne pas être comme lui. Gay,
c’était seulement une insulte. Ce mot ne
nous permettait pas d’exister autrement
que dans le négatif, le péjoratif. »
Tenir bon sur son désir, c’était trouver
une écriture qui permette de le rapatrier

dans le domaine du vivable. Cela passait
par la littérature. Longtemps, le jeune
Lambert a essentiellement lu Stephen
King, Mary Higgins Clark ou Agatha
Christie. Puis est venu le temps de l’uni­
versité à Montréal, la découverte de Gui­
bert, Angot, Dustan... Paradoxalement, la
façon qu’a Lambert d’être fidèle à ces
auteurs, c’est de délaisser l’autofiction,
genre auquel ils sont associés : « Après un
premier roman qui relevait de l’autofic­
tion [Tu aimeras ce que tu as tué, Hélio­
trope, 2017], j’ai eu envie de m’éloigner du
“je”, qui reste une forme d’autorité. Le “je”
organise, voile, dévoile... et, en se limitant
à son point de vue, on ne parvient pas à
saisir ce qui relève du social, du commun.
La politique, dans mon roman, naît de la
multiplication des perspectives. »
Comme d’autres auteurs avant lui, et
c’est un interminable débat, Kevin Lam­
bert fait de l’homosexualité une force ca­
pable de maintenir ce point de vue plu­
riel, en troublant l’ordre du désir et du lan­
gage. Or, conclut­il, un tel anarchisme lan­
gagier se trouve menacé par les combats
actuels pour l’égalité des droits, et plus
généralement par ce qu’il fustige sous le
terme d’« assimilationnisme » : « Ce qui
fait le potentiel subversif de l’homosexua­
lité, assure­t­il, c’est de questionner l’hété­
rosexualité, donc le patriarcat et le capita­
lisme, comme systèmes normatifs. Voilà
pourquoi cela m’écœure qu’on veuille faire
de l’homosexualité quelque chose de nor­
mal, c’est­à­dire une hétérosexualité... »
j. bi.

EXTRAIT


Bataille entre grévistes
de la scierie et sous­traitants
forestiers.
« Plusieurs forestiers qui se
précipitent trop vite se font
renvoyer à coups de batte.
Des bras sont cassés dès les
premières ardeurs de l’affron­
tement, des ventres se font
défoncer par un bout rond
planté fort, t’as le souffle
coupé et tu craches, tu vomis.
(...) La plupart des gars, bien
conscients qu’ils venaient
pour se taper, ont mis une
coquille en dessous de leurs
shorts. Jimmie Boisvert en
avait pas, il se roule à terre en
gémissant. Même Jézabel en
porte une, elle l’a achetée juste
pour ça. On pense souvent
qu’un coup dans le vagin,

ça fait moins mal que dans
les couilles : c’est un mythe,
Jézabel le sait. Ou plutôt : ça
fait très mal aussi, c’est dur à
comparer comme douleur, vu
qu’y’a pas grand monde qui a
déjà subi les deux. Querelle,
lui, ne porte pas de coquille
pour protéger son précieux
membre, qui durcit dans ses
shorts en jean chaque fois
que son poing s’écrase contre
la joue du forestier un peu
frêle, qu’il trouvait magni­
fique avant de lui refaire le
portrait. Plus les hommes qui
pâtissent sous ses coups sont
mignons, plus la brutalité de
Querelle lui vient de
bon cœur. »

querelle, page 185

Ceux du père Fauteux, syndica­
liste hardi, attachant, qui finit par
dévoiler ses pulsions misogynes
et xénophobes. Ceux de la mère
Savard, ancienne militante socia­
liste ayant sombré dans un délire
vénéneux. Ou ceux de sa fille Jé­
zabel, jeune syndiquée qui passe
pour une intello parce qu’elle
commande des livres sur Ama­
zon : blacklistée par le patronat de
la ville, elle aussi fera coïncider la
révolte sincère avec une insou­
ciante férocité.
Ainsi Kevin Lambert mêle­t­il
des choses qui d’habitude ne sont
pas superposables : le désir de li­
berté et la tyrannie des entrailles.
Afin de tenir ensemble des élans
contradictoires, il croise les
points de vue, entrelace les pro­
noms personnels (on passe du
« nous » au « tu » et du « ils » au
« on ») et enchevêtre plusieurs to­
nalités, depuis le bavardage ordi­
naire jusqu’au chant tragique en
passant par la farce burlesque, la

rhétorique prophétique ou en­
core le théâtre de l’insulte façon
joual (« hostie de traître! », « christ
de tapette! »...).
Plutôt qu’un roman à thèse, le
jeune auteur de Querelle propose
donc une méditation métaphysi­
que. Sa plume n’est pas celle d’un
pornographe cynique, mais celle
d’un moraliste qui veut poser la
question du mal, et la poser fron­
talement, en traquant ses indices à
même la langue, dans des nappes
de mots aussi contemporaines, et
aussi diverses, que les déclarations
syndicales, les applications de dra­
gue, les commentaires Facebook,
les forums de jeux vidéo, les fu­
reurs conspirationnistes...
A chaque fois, il s’agit de repérer
la manière dont le besoin d’avilis­
sement hante la demande d’af­
franchissement. Loin de tout ni­
hilisme, cette enquête poétique
sur la trahison constitue un geste
d’affirmation. A tous ceux qui
prétendent relancer l’espérance
d’émancipation sans affronter les
ruses intimes de la domination,
Kevin Lambert semble lancer
cette mise en garde : vous souhai­
tez de nouvelles Lumières pour
aujourd’hui? Alors acceptez en­
fin de reconnaître notre nuit in­
térieure, traversez ces sombres
territoires où l’appétit de liberté
côtoie la soif du sang versé.
jean birnbaum

querelle,
de Kevin Lambert,
Le Nouvel Attila, 240 p., 19 €.

La plume
de Lambert n’est
pas celle d’un
pornographe
cynique, mais celle
d’un moraliste
qui veut poser la
question du mal

« Ce qui fait le potentiel
subversif de l’homosexualité,
c’est de questionner
l’hétérosexualité, donc le
patriarcat et le capitalisme,
comme systèmes normatifs »

ÉCLAIRAGE « Kevin Lambert emprunte beaucoup au lexique populaire »


Benoît Melançon est profes­
seur de littérature à l’université
de Montréal. Ses recherches
portent notamment sur les
usages linguistiques et l’his­
toire culturelle du Québec.
Il est l’auteur, entre autres,
de Le niveau baisse! (et autres
idées reçues sur la langue)
(Del Busso, 2015).

Comment la littérature
québécoise s’est­elle empa­
rée de la langue vernaculaire
propre à la province?
Dans les années 1960,
certains auteurs ont promu
l’usage de ce que l’on a appelé
le « joual », un parler populaire
québécois. Auparavant, les écri­
vains essayaient souvent de
masquer les différences lexica­
les locales. Michel Tremblay a

donc causé un véritable scandale
avec sa pièce Les Belles­Sœurs
(1968), car il mettait en scène des
personnages issus des classes
populaires s’exprimant avec un
accent marqué et des expres­
sions propres à leur milieu. Ce
moment de rupture suscite d’in­
tenses débats : s’agit­il de la lan­
gue parlée par la majorité des
Québécois? Y a­t­il une langue
québécoise? A mon avis, il ne
faut pas y chercher un portrait
linguistique. C’est une langue de
création. Céline n’écrivait pas la
langue parlée en France dans les
années 1930. C’est la même
chose pour Michel Tremblay.

Quelles réactions cette littéra­
ture empreinte de français
québécois suscite­t­elle dans la
critique française?

Quand le joual est apparu et
que la littérature québécoise a
commencé à s’exporter, l’éton­
nement était très fort à Paris.
Mais, aujourd’hui, je n’ai pas
l’impression que les critiques
hexagonaux accordent une aussi
grande importance à la question
de la langue. On trouve chez
Dany Laferrière des éléments du
lexique québécois, sans que cela
pose de problème de compré­
hension pour le lecteur français.
Certaines œuvres ne se sont pas
bâties sur la différence linguisti­
que. C’est peut­être au cinéma
(les films de Xavier Dolan) que
l’usage du français québécois est
le plus remarqué en France.

Quelle place tient Kevin
Lambert de ce point de vue?
Kevin Lambert n’est pas le seul

à utiliser la langue vernaculaire,
d’autres le font également avec
talent, je pense notamment à
William S. Messier et à son ma­
gnifique roman Dixie (Marchand
de feuilles, 2013). Mais Kevin
Lambert est sans doute celui qui
pousse le plus loin cette recher­
che. Il emprunte beaucoup au
lexique populaire, plusieurs
mots que l’on retrouve dans
Querelle sont même propres à
sa région natale, le Saguenay.
Toutefois, je n’ai pas l’impres­
sion que la critique québécoise
se soit tellement intéressée à cet
aspect du livre. C’est presque
passé au second plan derrière
la violence, la question de
l’homosexualité ou la dimen­
sion sociale de son roman.
propos recueillis par
marc­olivier bherer

R E N C O N T R E
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