Le Monde - 06.09.2019

(vip2019) #1

0123
Vendredi 6 septembre 2019
Dossier|


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Joyce Carol Oates, à Jérusalem, en mai 2019. ODED BALILTY/AP

« Oates ne cherche pas à faire de “belles phrases” »


Claude Seban est la principale


traductrice de Joyce Carol Oates :


un emploi à temps plein


propos recueillis par
florence noiville

D


epuis plus de vingt
ans, Claude Seban
traduit en français
l’œuvre de Joyce Carol
Oates. Quasi quotidiennement,
entre cinq et huit heures par jour,
elle s’immerge dans son monde,
ses mots, ses intrigues. Elle a déjà
traduit une quarantaine d’ou­
vrages de « JCO ». Rencontre avec
une traductrice entièrement et
exclusivement dévouée à une
écrivaine.

Comment votre rencontre avec
l’œuvre d’Oates s’est­elle faite?
Grace à Christiane Besse, direc­
trice de collection et traductrice,
une femme admirable qui a l’art
de vous amener à donner le
meilleur de vous­même. C’est à
son arrivée chez Stock [son édi­
teur de l’époque] que je dois
d’avoir traduit mon premier livre
d’Oates. C’était il y a vingt­trois
ans et je n’imaginais pas, à
l’époque, que cela se transforme­
rait tout de suite en un « full time
job »!

Vous faites allusion à la
productivité stupéfiante de
Joyce Carol Oates...
Oui, au début, à chaque fois que
je voulais faire une traduction

d’un autre auteur, Christiane
Besse me disait : « Non, non, tu
n’as pas le temps! » De fait, Joyce
Carol Oates est si prolifique que,
depuis 2015, nous sommes deux
à la traduire. Christine Auché se
charge des nouvelles, et moi des
romans.

Quel est le premier livre d’elle
que vous ayez traduit?
Corky [Stock, 1996]. C’est
d’ailleurs le livre grâce auquel je
l’ai découverte, car je ne la
connaissais pas auparavant. J’ai
tout de suite été séduite par ce
personnage magnifique de Corky


  • ses rapports avec les femmes,
    avec la politique locale. C’est un
    homme qui joue au dur et qu’on
    aime pour ses failles. L’écriture
    aussi m’a impressionnée : ramas­
    sée, rythmée, efficace. Oates ne
    cherche pas à faire de « belles
    phrases » mais chaque person­
    nage a sa voix propre.


Quels défis cette écriture
représente­t­elle pour une
traductrice?
Le rythme haletant, les diffi­
cultés du texte, tout cela m’atti­
rait – m’attire toujours. Les diffi­
cultés sont à la fois le moteur et
l’angoisse du traducteur : elles le
stimulent, et elles l’angoissent
parce qu’il se demande s’il rend
justice à l’auteur, s’il n’est pas un
imposteur.

Qu’est­ce qui vous permet
de dépasser cette crainte?
L’idée que le texte pourra être
retraduit. Nous parlions de ce
premier roman sur lequel j’ai tra­
vaillé, Corky [le titre original est
What I Lived For]. En 2012, Stock a
décidé de le rééditer et j’ai pu re­
voir ma traduction. Le roman
s’ouvre ainsi : « God erupted in

thunder and shattering glass. »
J’avais traduit : « Dieu surgit dans
le tonnerre et une explosion de
verre. » J’ai voulu trouver autre
chose. En particulier parce qu’en
anglais Dieu ne surgit pas, il
« erupts ». Et aussi parce que la
phrase est très rythmée. J’ai opté
pour « Dieu se déchaîna dans un
fracas de tonnerre et de verre
brisé. »
Si j’étais amenée à revoir cette
traduction une nouvelle fois, il
est probable que je modifierais
de nouveau cette première
phrase. Et celles qui suivent...
Etre traducteur, c’est donner sa
lecture d’un texte. Un autre tra­
ducteur en aura une autre. Il l’in­
terprétera différemment. Savoir
qu’un ouvrage pourra être retra­
duit permet d’affronter la crainte
d’être un « traduttore, traditore »,
du moins en ce qui me concerne.

Vous disiez qu’Oates ne cherche
pas à faire de « belles phrases »
mais celle­ci, « God erupted... »
en est pourtant une...
Absolument. Et symbolique
pour moi. Car c’est le moment où
Joyce Carol Oates elle­même a
fait irruption dans ma vie...

Comment l’a­t­elle changée?
Quel effet cela fait­il de vivre
jour après jour, pendant plus
de vingt ans, à l’intérieur
d’une œuvre? Est­on absorbée,
possédée par elle?
Disons que je m’identifie sou­
vent aux personnages de ses ro­
mans... le temps d’une traduc­
tion, et que j’ai une prédilection
pour certains – comme Skyler,
l’enfant rebelle et sensé du
monde dément de Petite sœur,
mon amour [Philippe Rey, 2010]
ou D. D. Dunphy, la boxeuse d’Un
livre de martyrs américains [lire

ci­contre]. J’ai un faible pour les
personnages opaques de Joyce
Carol Oates, ceux qui manient
peu ou mal le langage et qu’elle
fait remarquablement exister.
Donc, oui, je vis dans son univers,
j’ai l’impression de connaître ses
personnages comme s’ils étaient
réels mais, je vous rassure, je ne
suis pas possédée.

Comment travaillez­vous
concrètement avec Joyce Carol
Oates? La connaissez­vous
bien?
Je la connais surtout par ses
ouvrages. Je l’ai rencontrée lors
de ses différents passages à Paris,
toujours dans un cadre profes­
sionnel. Pour la traduction, je me
limite aux questions essentielles.
Etant donné les décalages dans le
temps et sa rapidité, Oates est gé­
néralement déjà passée à autre
chose lorsque je la questionne
sur un livre. Et puis, je ne suis pas
sûre que la cuisine du traducteur
l’intéresse. Une fois, elle m’a dit :
« Si ce n’est pas clair, supprimez. »
Sur un plan moins professionnel,
il m’arrive de lui envoyer des
photos de chats.

Les éditions Philippe Rey
ont encore, à l’heure où nous
parlons, trois romans et
quatre recueils de nouvelles
à publier. Du travail pour vous
jusqu’en 2022! Aucun risque
de lassitude?
Non, car ses livres sont tous
différents. Récemment, Philippe
Rey m’a fait lire un roman dont
l’un des protagonistes est un
ancien combattant de la guerre
d’Irak. Un format très court, très
ramassé et qui frappe comme un
coup de poing. Eh bien, une fois
de plus, Oates a réussi à me
surprendre.

n’ont d’autre choix que de s’y coller : ils
sont désignés par le directeur, les mem­
bres du personnel carcéral qui injectent
le produit létal sans la moindre forma­
tion, moyennant une prime de 300 dol­
lars : « Nous ressemblons à des soldats au
statut particulier. On nous paye pour tuer
un être humain mais ce n’est pas un meur­
tre. » Les pages consacrées à l’exécution
sont parmi les plus fortes du roman.
Oates se colle au travail comme les em­
ployés, elle n’omet rien, ni les aiguilles
émoussées à force d’avoir trop servi qui
ne transpercent pas la veine, alors il faut
s’y reprendre à dix fois, ni les erreurs de
dosage qui font agoniser le condamné
des heures durant.
Désire­t­on le repentir d’un meurtrier
ou sa mort? « Un pays civilisé n’exécute
pas », scandent les militants opposés à la
peine capitale qui défendent Dunphy, ce
soldat de Dieu, leur ennemi, partisan de
la peine de mort. La religion vue par
Oates est un désordre, « la marée noire de
l’ignorance », elle n’est jamais loin du
business ; en témoignent ces centaines
d’exemplaires du Nouveau Testament
que l’aumônier de la prison fait dédica­
cer à Dunphy. Après son exécution, ils se­
ront revendus sur eBay. La religion mène
au cul­de­sac des croisades que rejoi­
gnent de pauvres bougres qui voteront
pour Bush, pour Trump, ces politiciens
« financés par des sociétés prospères uni­
quement préoccupées de faire élire des
gouvernements favorables aux affaires ».
« Arrêtez le combat », hurle Naomi lors­
qu’elle assiste, effarée, à un match de
boxe. Ces quelques mots annoncent le
dénouement splendide du roman : Joyce
Carol Oates abandonne le « ils » pour
passer au « nous », un « nous » de jeunes
filles, lesquelles, contrairement à leurs
pères, renoncent à convaincre ; ce
« nous » de Naomi adressé à Dawn :
« Nous sommes les deux seules à pouvoir
comprendre. »


Repères


A 81 ans, Joyce Carol Oates est une femme
de lettres au sens le plus vaste et complet
du terme, à la fois romancière, nouvelliste,
poète, dramaturge, essayiste, auteure de
mémoires, de livres pour enfants... et
même très active sur Tweeter. Exception­
nellement productive, lauréate des plus
grands prix et décorée personnellement
par Barack Obama, en 2010, de la Médaille
nationale des arts, Oates a également pu­
blié de nombreux romans noirs sous les
pseudonymes de Rosamond Smith (qui
fait écho au nom de son premier mari,
Raymond Smith) et de Lauren Kelly.

1938 Joyce Carol Oates naît à Lockport
(Etat de New York).

1960 Diplômée des universités
de Syracuse et du Wisconsin.

1963 Elle publie son premier recueil de
nouvelles, By the North Gate (non traduit).

1969 Eux (Stock, 1971), National Book Award.

1978 Elle devient professeure de création
littéraire à Princeton (New Jersey).

1987 De la boxe (Stock, 1988).

1994 Corky (Stock, 1996).

2000 Blonde (Stock, 2000).

2004 Les Chutes (Philippe Rey,
prix Femina étranger 2005).

2007 Journal, 1973­1982
(Philippe Rey, 2009).

2011 J’ai réussi à rester en vie (Philippe Rey,
2011), sur son premier veuvage.

2012 Mudwoman (Philippe Rey, 2013).

2015 Sacrifice (Philippe Rey, 2016).

2017 Un livre de martyrs américains
(Philippe Rey, 2019).

2018 Le Petit Paradis (Philippe Rey, 2019).

2019 My Life As a Rat (« Ma vie de rat »,
2019, non traduit).

E N T R E T I E N

un livre de martyrs américains
(A Book of American Martyrs),
de Joyce Carol Oates,
traduit de l’anglais (Etats­Unis)
par Claude Seban,
Philippe Rey, 864 p., 25 €.
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