Le Monde - 06.09.2019

(vip2019) #1

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| Histoire d’un livre


Vendredi 6 septembre 2019

0123


« C’est toujours moi
qui fais le sale boulot »
de Marie Bordet et Laurent Telo,
Fayard, 288 p., 19 €.
Trotskiste, puis hiérarque socialiste,
proche de Jean­Luc Mélenchon,
puis de François Hollande et, un
temps, d’Emmanuel Macron,
Julien Dray a été mêlé à « toutes les
combinaisons politiques, officielles
ou clandestines – clandestines sur­
tout ». Il est, selon Laurent Telo, jour­
naliste à M, et Marie Bordet, « le type
le plus attachant au
monde. Dray, ce n’est
que de la politique,
mais avec de l’hu­
main tout autour ».
Leur enquête, qui
croise le regard de
l’homme politique
et celui de nom­
breux témoins,
raconte les deux.

Soir de fête
de Mathieu Deslandes et Zineb Dryef,
Grasset, 240 p., 18 €.
Alors que Mathieu Deslandes croyait
morte sa grand­tante Simone, il la
rencontre à un enterrement. Toute
disposée à raconter les secrets entou­
rant la naissance du grand­père de
Mathieu, conçu, comme trois autres
enfants de Sougy (Loiret) en 1922, le
soir du bal du village : « On parle beau­
coup de consentement en ce moment,
ben je peux te dire qu’elles étaient pas
consentantes », balance l’aïeule en cet
automne 2017.
Ainsi commence
l’enquête de Zineb
Dryef, journaliste à
M, et de Mathieu
Deslandes, récit his­
torique mais aussi
délicate réflexion
sur la culture du
viol, le silence et
le genre.

Les Derniers Jours
de Marlon Brando
de Samuel Blumenfeld,
Stock, 252 p., 18,50 €.
« Brando, c’était autre chose. » Ainsi
le journaliste spécialisé dans les
portraits de stars d’Hollywood,
narrateur du roman de Samuel
Blumenfeld (grand reporter à M),
considère­t­il l’immense acteur
qu’il rencontre peu avant sa mort.
Dans la relation qui se tisse entre
les deux hommes, c’est la carrière
de Brando, l’ascen­
sion portée par le
plus grand talent
puis la déchéance,
et sa vie privée,
tumultueuse et
tragique, qui
semblent défiler
sous les yeux du
lecteur – en
Technicolor.

Pourquoi
les enfants de profs
réussissent mieux
de Guillemette Faure et Louise Tourret,
Les Arènes, 240 p., 20 €.
Il y a des exceptions, bien sûr. Reste
que les enfants d’instituteurs comme
ceux des enseignants du secondaire
ou des professeurs d’université ont
tendance à moins redoubler et à
intégrer des filières plus sélectives.
C’est sur les secrets de leurs parents
que se sont penchées Guillemette
Faure, chroniqueuse
à M, et Louise
Tourret, journaliste
à France Culture, au
fil d’un livre drôle et
vivant qui traque ces
« délits d’initiés » et
explique ce que peu­
vent en retenir les
parents extérieurs
au sérail.

« ON POUVAIT
CROIRE QUE
CES MILLIERS
DE KILOMÈ­
TRES de forêts
et de lacs, de
vert et de bleu,
constituaient
une réplique du paradis. » Oui
mais, dans cet « éden », on
entend « le vrombissement des
tronçonneuses, monotone et
entêtant » – la forêt est transfor­
mée « en bois d’œuvre, en pa­
pier », et puis un nouveau tron­
çon d’oléoduc vient d’être validé
par le gouvernement. Surtout, il
y a des jeunes filles qui dispa­
raissent, d’autres qui se suici­
dent. Le plus souvent, elles vien­
nent de la réserve où vivent les
autochtones – lesquels ont du

Répondre à l’appel de la forêt


Pour « Eden », Monica Sabolo s’est égarée dans les bois de Colombie­Britannique.


Emerveillée par les lieux et horrifiée par le sort des femmes autochtones


mal à s’imaginer un avenir.
C’est l’une d’eux, Nita, qui ra­
conte, retraçant les événements
qui ont mené à ce matin où une
Blanche de sa classe, Lucy, a été
découverte, le corps griffé, mais
vivante, étrangement rayon­
nante – « un esprit de la forêt »,
assure la femme qui l’a trouvée.
Sans doute pourrait­on présen­
ter cet Eden superbement mysté­
rieux comme un roman « éco­
féministe », évoquant de nom­
breuses formes de domination


  • des hommes sur la nature, des
    Blancs sur les autochtones, des
    hommes sur les femmes...
    Cela serait vrai, mais ne dirait
    pas grand­chose de son charme
    puissant, de la force des images
    que fait surgir Monica Sabolo (on
    pense immanquablement à
    Laura Kasischke), de la délica­
    tesse avec laquelle elle se collette
    à la question de l’exploitation, ni
    de la poésie avec laquelle elle
    accompagne l’affranchissement
    d’une poignée de jeunes fem­
    mes. A la grâce, elle ajoute une
    profondeur et une maîtrise de
    ses moyens romanesques qui lui
    offrent une place toute parti­
    culière dans le paysage littéraire
    français.r. l.


La question de l’exploitation


éden,
de Monica Sabolo,
Gallimard, 288 p., 19,50 €.

raphaëlle leyris

R


ares sont les auteurs
capables de dire au jour
près quand ils ont com­
mencé à travailler sur un
livre. Monica Sabolo, elle, n’hésite
pas quand on lui demande la date
approximative des premières re­
cherches qui l’ont menée à écrire
Eden : « L’après­midi du 16 novem­
bre 2017. » Le matin même, l’écri­
vaine a appris que son cinquième
roman, Summer (JC Lattès), fina­
liste du Goncourt des lycéens, ne
l’avait pas emporté (il est allé à
L’Art de perdre, d’Alice Zeniter,
Flammarion). Pour oublier la sau­
vagerie du monde littéraire, elle
décide de s’intéresser à la sauva­
gerie tout court, elle que travaille
une « envie de grands espaces », un
désir de forêt, ce lieu « de tous les
possibles, de toutes les transfor­
mations, de toutes les légendes »,
détaille­t­elle pour « Le Monde
des livres ». Après avoir fait des
montagnes et de la neige des
personnages de Crans­Montana
(JC Lattès, 2015), et de l’eau du lac
Léman le cœur de Summer, elle se
dit que la forêt serait un décor
idéal pour le genre du roman
« gothique » auquel elle rêve de
s’essayer – parmi ses modèles, elle
cite Bellefleur, de Joyce Carol Oates
(Stock, 1980).
Plus tard dans la conversation,
alors que l’on essaie de compren­
dre le lien qu’entretient avec la na­
ture l’écrivaine grandie à Genève,
aujourd’hui Parisienne installée
rive gauche, Monica Sabolo re­
monte bien plus loin que
l’automne 2017. A des vacances à
Majorque, où, enfant silencieuse,
sage et maladroite sur terre, elle
découvre la plongée aux côtés
d’un pêcheur et, par là même, un
élément dans lequel elle se sent
intrépide. Naît ainsi une passion
pour la mer, les lacs, l’eau pro­
fonde en général, ainsi que pour
les œuvres du commandant
Cousteau. A 20 ans, elle postule
pour travailler au WWF : son pre­
mier emploi consiste à recenser

les tortues luth en Guyane. Elle se
fait ensuite journaliste à Paris, au
mitan des années 1990, dans une
publication spécialisée, Mer et
Océan, avant de bifurquer vers la
presse féminine. L’obtention du
prix de Flore, en 2013, pour Tout
cela n’a rien à voir avec moi (JC Lat­
tès), son troisième roman, l’en­
courage à quitter son métier pour
se consacrer à l’écriture romanes­
que. Spontanément, elle rappro­
che celle­ci de l’eau ou de la forêt :
« C’est un autre monde, sous la sur­
face, d’une extrême vitalité. »
Mais revenons­en au mois de
novembre 2017 : très vite, ses re­
cherches mènent Monica Sabolo
à des images « somptueuses » de
la Colombie­Britannique, dans le
sud­ouest du Canada, avec « ses
forêts immenses, son humidité, ses
lacs magnifiques, sa beauté ma­
gistrale de paysage originel ».
Bientôt, elle apprend que l’Etat
aux sept parcs nationaux est éga­

lement célèbre pour le sort qu’y
craignent d’y connaître les fem­
mes autochtones, descendantes
des premiers occupants du terri­
toire canadien – Amérindiens,
Inuits et Métis : elles y sont surre­
présentées parmi les personnes
assassinées ou disparues. Cette
découverte produit un « choc
émotionnel fort » chez l’écrivaine,
dont les deux précédents romans
sont des histoires de disparition,
de jeunesse saccagée, de violence
exercée sur des jeunes filles.
« C’était très étrange, comme une
rencontre intime entre quelque
chose qui m’est complètement
étranger et beaucoup de thèmes

qui m’obsèdent. » Cet « ébranle­
ment » nourrit la romancière,
mais ouvre la porte à nombre de
questions, qu’englobe celle­ci :
« Est­ce que moi, si éloignée de ces
femmes, je pouvais m’approprier
ce drame immense? »
Pour s’y autoriser, d’une part,
elle décide de ne pas situer pré­
cisément l’intrigue d’Eden (qui
pourrait se dérouler aux Etats­
Unis comme au Canada), tout en
se documentant beaucoup afin
de se « donner une légitimité »


  • d’abord à ses propres yeux. Elle
    plonge dans des travaux sociolo­
    giques, passe des heures sur le site
    Wapikoni mobile, voué à « donner
    une voix aux jeunes autochtones »


en les filmant, ce qui l’aide à ima­
giner la manière dont se tien­
dront et s’habilleront ses person­
nages. Elle contemple les clichés
du photographe canadien Lincoln
Clarkes, regarde des vidéos de fo­
rêts, de lacs, d’animaux. Elle est
très marquée par Forêts. Essai sur
l’imaginaire occidental, de Robert
Harrison (Flammarion, 1992).
Au fur et à mesure de ses recher­
ches (il y en aura aussi, beaucoup,
sur la fauconnerie, eu égard au
rôle joué par une chouette dans
Eden), elle se met à écrire, avec en
tête quelques images fortes, la
certitude que la narratrice sera
une adolescente autochtone... et
le désir de construire une intrigue
plus « verrouillée » que dans ses
précédents livres, malgré la
crainte que l’action fasse perdre
son roman « en poésie et en
profondeur ».
Avançant à tâtons, concentrée
sur les « fils » qu’elle tire, elle écrit
un premier jet en prêtant moins
d’attention à chaque phrase.
Vient le moment de relire le texte
dans son ensemble. « C’est comme
si elle était sortie de mois en ap­
née », dit son éditrice, Charlotte
von Essen, avec laquelle elle a sou­
vent discuté des personnages et
de l’histoire. Démarre alors un tra­
vail de polissage mot à mot. C’est
à ce moment même, au début de
l’année 2019, que Karina Hocine,
directrice générale adjointe de JC
Lattès, quitte cette maison, où elle
suit l’auteure depuis ses débuts,
pour Gallimard, dont elle devient
la secrétaire générale. Monica
Sabolo se contentera de dire que
cet épisode, à l’issue duquel elle
est passée sous la couverture
blanche, a été « perturbant ». La
voilà prête, cependant, à affronter
la jungle de la rentrée littéraire.

Dans cet Etat canadien,
les femmes amérindiennes,
inuits et métisses sont
surreprésentées parmi
les personnes assassinées
ou disparues

EXTRAIT


« Presque tous les jours, Lucy allait dans la forêt faire des choses mystérieu­
ses. Je la voyais marcher au loin, sa parka bleue progressait le long de la
route. Elle disparaissait d’un seul coup, comme si elle était passée de l’autre
côté, aspirée dans la grande bouche des bois. Après l’épisode des bonshom­
mes suspendus, j’avais le sentiment d’avoir manqué une occasion avec elle,
quelque chose qui aurait dû se faire, sans que je sache quoi, et qui, par ma
faute, s’était échappé.
J’essayais de la suivre, en laissant toujours passer un quart d’heure avant
de me mettre en route, pour ne pas avoir l’air de l’espionner (...).
Un après­midi d’avril, j’étais entrée dans la forêt, là où j’avais vu Lucy s’en­
gouffrer à plusieurs reprises. Je pénétrai dans une pénombre fraîche et
odorante, avec la sensation d’entrer à l’intérieur même de ma mémoire. »

éden, pages 64­65

Une forêt de Colombie­Britannique (Canada). SYLVAIN CORDIER/GAMMA-RAPHO VIA GETTY IMAGES

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