Le Monde - 06.09.2019

(vip2019) #1
0123
Vendredi 6 septembre 2019
Rencontre|

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Jean-Paul Dubois


EXTRAIT


« L’année 1975, celle de mes
20 ans, marqua la fin d’un
monde, le nôtre, celui des
Hansen, celui de ces gens du
Nord et du Sud, qui avaient
fait tant de kilomètres et tel­
lement de sacrifices intimes
pour s’allier, appris des lan­
gues inconnues, acheté d’im­
probables véhicules, baisé
n’importe comment, à leur
façon, l’un fermant les yeux,
l’autre pas, fait un enfant
sans trop savoir pour qui ni
pourquoi, prêché la part de
Dieu, programmé celle du
diable, et, comme on le leur
avait fait promettre, balayé
tous les jours les sables qui
s’accumulaient devant leur
porte, tout cela, enduré jus­
qu’à l’os, pour finir séparés,
détachés, disjoints, déchirés
et rompus. »

tous les hommes
n’habitent pas le monde
de la même façon,
page 71

raphaëlle leyris

T

ous les écrivains n’appré­
hendent pas la rentrée litté­
raire de la même façon. Pre­
nez Jean­Paul Dubois et le
regard (gris­vert) gentiment
perplexe qu’il pose sur toute
cette agitation. Dans les bureaux des édi­
tions de l’Olivier, il se montre affable au
possible, disponible, souriant, mais vous
ne lui retirerez pas de l’esprit qu’on mar­
che un peu sur la tête, à publier 524 livres
d’un coup, et à faire tant d’histoires
autour. Présentement, ce qui le préoc­
cupe est que l’un de ses chiens est en
train de mourir chez lui, à Toulouse. Ça,
ça le dévaste ; le reste, et il semble sincère,
il s’en moque un peu.
Enfin, non. Il ne se fiche pas d’être loyal
à l’égard de son éditeur, Olivier Cohen, et
de sa maison, dont il remercie les
employés passés et présents, vivants et
morts, à la fin de son nouveau roman,
Tous les hommes n’habitent pas le monde
de la même façon. « Ici, c’est la famille »,
dit­il avec un sourire, en décortiquant
délicatement son mini­pain au chocolat.
A l’écouter, on en viendrait même à se
demander si le romancier de 69 ans
n’écrit pas, désormais, en premier lieu,
pour faire plaisir à ceux qui, depuis 1997
(et son treizième livre, Je pense à autre
chose), l’ont accompagné, soutenu, et
dont il est devenu l’un des auteurs les
plus célèbres.
Si ça n’avait tenu qu’à lui, Jean­Paul
Dubois doute qu’il se serait mis au

travail. Il a fallu l’habile et discrète insis­
tance d’Olivier Cohen, suggérant qu’il se­
rait peut­être temps de donner un suc­
cesseur à La Succession (2016), ajoutant
que l’écrivain, lors de leurs échanges, lui
racontait de plus en plus d’histoires


  • « Ce qui est, selon lui, toujours un signe ».
    « A quoi je lui ai répondu, comme d’habi­
    tude, que je n’avais pas envie, que j’étais


déprimé, malheureux. Il m’a envoyé des
lettres marrantes. C’est à ce moment­là
que j’ai eu l’idée de raconter la vie de
Serge. » Serge (transformé en Paul dans le
roman, comme tous les héros de Dubois)
est un « mec incroyable », l’intendant de
l’immeuble montréalais où habitait la
belle­mère de l’écrivain. Son quotidien
consiste à aider les gens et à réparer des
choses, deux activités pour lesquelles
Dubois professe le plus grand respect.
Afin de donner de l’ampleur
à son futur roman, il imagine
envoyer son personnage en
prison, d’où il va raconter son
histoire. Il en fait le fils, né à
Toulouse, d’un pasteur danois
et d’une femme française pro­
grammatrice d’une salle de
cinéma, résolument athée.
Ainsi, il tient son point de dé­
part, avec la vie de Serge, qui la
lui a racontée au téléphone
« deux jours entiers » ; il a ses
marottes, avec la question de
la foi (son éducation chez les
jésuites l’a traumatisé) et de la
famille, son grand sujet ; il a des lieux
auxquels il est attaché : Toulouse, sa ville
natale qu’il n’a jamais quittée malgré
une brillante carrière dans la presse pari­
sienne, la Scandinavie, qu’il « adore », et
le Canada, sa « deuxième maison », d’où
vient sa compagne, Hélène. Nous som­
mes alors fin février (2019, oui !). Selon
un rituel bien rodé depuis trente ans,

devenu sa marque de fabrique,
presque un élément de « storytel­
ling », Jean­Paul Dubois se donne
le mois de mars, qui a le double
avantage de compter trente et un
jours et d’afficher une pluviomé­
trie peu propice aux activités exté­
rieures, pour écrire son livre. Ob­
jectif : tomber huit pages par jour,
au moins, avec interdiction d’aller se
coucher avant de les avoir écrites.
De 10 heures à 3 ou 4 heures du matin
le lendemain, l’écrivain est à son bureau,
occupé à « piocher dans l’espèce de ban­
que de sensations, de souvenirs, d’anec­
dotes trouvées ici où là », où se trament à
son insu ses histoires, allant chercher
« des odeurs de [son] père, des trucs de [sa]
mère »... Parfois, ces trente et un jours
sont un cauchemar, tout au long duquel,
raconte Dubois, « je me répète que je n’y
arriverai jamais, que je vais mourir avant
d’avoir atteint la page 100 ». Parfois, et ce
fut le cas cette année, cela se passe
« comme dans un rêve ». Au point de se
demander une fois le roman achevé
pourquoi ne pas profiter de cet état de
« surrégime » cérébral, « assez compara­
ble aux plateaux qu’on atteint quand on
fait du sport ». Jean­Paul Dubois l’a déjà
fait, écrivant successivement « un roman
vraiment sombre », Une année sous si­
lence, et un livre « drôle », Parfois je ris
tout seul (Robert Laffont, 1992).
Oui, mais cela reviendrait à oublier
quel rôle premier Jean­Paul Dubois

n’enlève rien à l’honnêteté avec laquelle
j’écrivais ces livres, au sérieux que j’y met­
tais », précise­t­il. En 2004, Une vie fran­
çaise remporte le prix Femina. Le jour
même, il donne sa démission au Nouvel
Obs, où il n’était pourtant guère esclava­
gisé, et à l’égard duquel il éprouve de « la
reconnaissance ». Mais il s’agit pour lui
d’être fidèle à sa vision du temps, à son
refus des contraintes, à sa haine des
réveille­matin.
Depuis, il écrit moins souvent, mais
toujours des romans au charme inquiet,
à la noirceur zébrée d’humour mélanco­
lique – et aux titres souvent irrésistibles.
Il assure que cette activité n’a rien à voir
avec un éventuel questionnement sur
une autre temporalité, une autre ma­
nière de se cabrer contre la mort, osons
ce gros mot : avec la postérité. Rien
n’oblige à le croire.

Parcours


1950 Jean­Paul Dubois naît à Toulouse.

1968 Il commence des études de
sociologie à l’université du Mirail.

1984 Premier roman, Compte rendu
analytique d’un sentiment désordonné
(Fleuve noir).

1984 Il devient grand reporter
au Nouvel Observateur.

1986 Succès d’Eloge du gaucher dans
un monde manchot (Robert Laffont).

2004 Prix Femina pour Une vie
française (L’Olivier). Démissionne du
Nouvel Observateur.

2016 La Succession (L’Olivier).

tous les hommes n’habitent
pas le monde de la même façon,
de Jean­Paul Dubois,
L’Olivier, 248 p., 19 €.

Vivre avec ses morts


« IL Y A UNE INFINITÉ DE
FAÇONS DE GÂCHER SA VIE »,
assure Paul Hansen. Il en
connaît un rayon en la matière,
par son père, pasteur danois à la
foi chancelante, autant que par
sa mère, Anna, à l’athéisme aussi
irréductible que son amour du
cinéma – elle travaillait comme
programmatrice dans une salle
toulousaine, ce qui ne fut pas
sans susciter nombre de fric­
tions entre les époux.
Paul s’est lui aussi appliqué, à
sa manière, à saboter sa propre
existence : on fait sa connais­
sance au pénitencier de Mon­
tréal, où l’a conduit un acte qu’il

ne révélera que tardivement, et
où il partage sa cellule avec un
colossal biker.
Paul n’éprouve aucun remords à
l’égard des faits qui lui ont valu
son emprisonnement, mais cela
n’empêche pas Tous les hommes
n’habitent pas le monde de la
même façon d’être un beau
roman du regret et de la perte.
Jean­Paul Dubois assemble des
éléments romanesques aussi
hétéroclites qu’un pasteur danois
et une cinéphile toulousaine, ou
que Paul et son voisin de cellule. Il
fait jaillir des éclats de burlesque
ou d’onirisme, voire de chama­
nisme, dans le récit douloureux

de son narrateur, qui a l’élégance
de ne jamais se départir d’un
léger sourire.
A cela, il ajoute la nécessaire
pincée d’obsessions bien connue
de ses lecteurs – les voitures, les
dentistes, les tondeuses, les che­
vaux, les accidents d’avion... Le
miracle est que cet attelage qu’on
pourrait imaginer bigarré consti­
tue un poignant hommage aux
morts, et à la manière dont on ha­
bite le monde à leurs côtés.r. l.

affirme assigner à l’écriture : lui
permettre de gagner suffisam­
ment d’argent pour rester le « pro­
priétaire » de son temps, à l’excep­
tion d’un mois de mars à l’occa­
sion. Si ce qu’il fait de ce temps
« ne regarde que [lui] », dit­il pour
fermer le ban, il remonte volon­
tiers (et au présent) aux origines
de ce rapport à l’existence. « Tout part du
fait qu’à 8 ans on m’annonce que mon
père va mourir dans les mois à venir,
d’une maladie cardiaque. Il mourra en
fait vingt ans plus tard, mais je prends
conscience enfant de la fragilité de la vie,
du fait qu’on peut aller se coucher un soir,
se réveiller sans père le lendemain, et que
c’est inacceptable. » Il n’y a pas grand­
chose à faire pour lutter contre cela, reste
à s’organiser pour ne pas passer à côté de
sa vie, pour ne pas tout donner au sala­
riat, « cette forme civilisée d’esclavage ».
Très marqué à 18 ans par Mai 68 et des
slogans comme « Les gens qui travaillent
s’ennuient quand ils ne travaillent pas. Les
gens qui ne travaillent pas ne s’ennuient
jamais » (qu’il a glissé dans Tous les hom­
mes...), il « bosse sur des chantiers » ou
comme « photographe de meubles » pour
des catalogues, avant de devenir journa­
liste « par hasard » à Sud­Ouest, où il s’oc­
cupe de sport, puis de culture : « A l’épo­
que, à raison d’un ou deux articles par se­
maine, ce métier laissait du temps pour
soi. » Nouveau « coup de chance », Le Ma­
tin de Paris l’embauche à son tour, sans
exiger qu’il s’installe dans la capitale :
« Quand on a besoin de moi, on m’ap­
pelle. » Cette « vie de rêve » se poursuit au
Nouvel Observateur, où il entre en 1984,
grand reporter allant glaner des histoires
insensées aux Etats­Unis, qu’il raconte
comme des nouvelles – « et personne ne
vient m’embêter si je ne publie rien dans le
journal pendant deux mois ».
A la même époque, il commence à
écrire. Son premier roman, Compte
rendu analytique d’un sentiment désor­
donné (Fleuve noir, 1984), passe ina­
perçu. Son deuxième livre, Eloge du gau­
cher dans un monde manchot (Robert
Laffont, 1986), né du « harcèlement » d’un
jeune éditeur, Vincent Landel, suite à un
article de Dubois, lui vaut de passer à la
télévision chez Bernard Pivot et de
connaître un grand succès. Dès lors, il dé­
cide d’écrire un livre par an, chaque mois
de mars, « comme on jouerait au loto
sportif », dit­il avec un sourire. « Ce qui

Propriétaire


de son temps


Le romancier n’écrit, quand il écrit, qu’au mois


de mars. « Tous les hommes n’habitent pas le monde


de la même façon », son nouveau livre, comme les


précédents. Le reste du temps? Il vit sa vie


Parfois, ces trente et un jours
de mars sont un cauchemar,
tout au long duquel, raconte
l’auteur, « je me répète que je
n’y arriverai jamais, que je vais
mourir avant d’avoir atteint
la page 100 ». Parfois, et ce fut
le cas cette année, cela se passe
« comme dans un rêve »

Jean­Paul Dubois, à Paris, en 2011. PATRICE NORMAND/LEEXTRA
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