18 |disparitions JEUDI 12 SEPTEMBRE 2019
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Robert Frank
Photographe américain
I
l était l’auteur du plus célèbre
et du plus influent des livres
de photographie au monde :
avec ses images doucesamè
res et lyriques prises sur les routes
des EtatsUnis dans les années
1950, Les Américains est devenu
l’un des monuments visuels du
XXe siècle. Mais il était aussi un ar
tiste rétif à la consécration, qui a
rapidement préféré tourner le dos
au passé et à la photographie pour
s’engager vers des films à la forme
libre, souvent nourris de ses tragé
dies personnelles. Le photographe
et cinéaste Robert Frank est mort
le 9 septembre à Inverness, en
NouvelleEcosse (Canada), à l’âge
de 94 ans, après avoir marqué non
seulement les artistes de son
temps, musiciens, photographes,
mais aussi l’inconscient de toute
une génération.
En 1959, en 83 images en noir et
blanc, liées comme un seul long
poème, le Suisse Robert Frank a
tendu aux EtatsUnis, son pays
d’adoption, un miroir brisé dans
lequel les gens ont d’abord refusé
de se reconnaître. Dans l’Amérique
arrogante des « trente glorieuses »,
le photographe avait rapporté,
après trois ans d’errance sur les
routes du pays, des images discor
dantes et assez mal accueillies :
une bannière étoilée froissée, des
jukebox, des funérailles lugubres,
des autostoppeurs fatigués, des
cinémas en plein air...
Ses images accidentées, parfois
floues, subjectives, ont marqué un
jalon dans l’histoire de la photo
graphie, montrant qu’elle pouvait
servir autant à dire le monde qu’à
exprimer un paysage intérieur.
« Quand quelqu’un regarde mes
images, déclare Robert Frank au
magazine Life en 1951, je veux qu’il
ait la même sensation que face à un
poème dont il voudrait relire le
même vers deux fois. »
La naissance d’un mythe
Avec ce livre, Robert Frank a
donné naissance à un mythe, à un
culte dans lequel il ne s’est jamais
reconnu. Allergique aux homma
ges officiels et aux admirateurs
qu’il accueillait souvent avec hos
tilité, il a mis un point d’honneur à
cultiver sa liberté d’artiste, élec
tron libre proche de la contrecul
ture et ami des écrivains de la
Beat Generation – sans jamais
faire partie du mouvement. Dé
laissant rapidement l’image fixe
pour le cinéma, il a signé des films
expérimentaux d’une grande va
riété, tant sur la forme que sur le
fond. Et, s’il est finalement re
tourné à la photographie dans les
années 1970, c’est pour mieux dé
truire toute idée de belle image.
Né à Zurich le 9 novembre 1924,
dans une famille bourgeoise et
sans harmonie, Robert Frank
n’était pas fait pour la Suisse et ses
horizons trop étroits. Il grandit en
tre un père vendeur de radios,
photographe amateur à la voca
tion contrariée, et une mère dimi
nuée par une vue fragile. La guerre
pèse lourdement sur sa famille de
juifs allemands, rendus apatrides
par les lois de 1941. A la fin du con
flit, enfin naturalisé suisse, Robert
Frank va tenter de faire corps avec
son pays natal : il fréquente assidû
ment les scouts et la montagne,
s’engage dans les grenadiers, une
unité spéciale de l’armée.
Mais le jeune Frank n’est pas fait
pour l’autorité, quelle qu’elle soit :
en rupture avec l’école, refusant de
reprendre la boutique familiale, il
finit comme apprenti chez un voi
sin photographe. Il y apprend la
technique, mais commence sur
tout à se forger une esthétique, in
fluencé par le photographe suisse
Jakob Tuggener. « Sans bien com
prendre, je percevais son point de
vue antisentimental, dira Frank
bien plus tard. C’était comme un
phare qui me prévenait d’un risque
dont l’effet est de bloquer la vision. »
Tuggener lui transmet aussi sa vi
sion radicale de l’artiste, lui qui tra
vailla en usine avant de tout quit
ter pour vivre en ermite et se con
sacrer à ses livres, dont un seul fut
publié – le mythique Fabrik, sorte
de long poème industriel sur
l’homme et les machines.
En 1947, pour « conquérir la li
berté d’être soimême », Robert
Frank abandonne finalement sa
patrie étouffante et policée pour
les EtatsUnis. Sa maîtrise techni
que convainc rapidement Alexey
Brodovitch, le directeur artistique
charismatique du célèbre maga
zine Harper’s Bazaar. Mais Robert
Frank trouve vite insupportable
de photographier des chaussures
et des vêtements, ou de participer
à la compétition féroce que se li
vrent les photographes de mode.
Au bout de six mois, il claque la
porte et voyage en Amérique du
Sud, seul avec un Leica et un Rollei
flex, quasiment sans parler à per
sonne, pour y faire des images qui
hésitent encore entre le reportage
et la photographie humaniste.
Dans ses voyages suivants, en Es
pagne, à Paris et à Londres, rappor
tant des images déjà remarqua
bles de subjectivité, qu’il publiera
en livres, il embarque souvent sa
compagne et leur fils, Pablo. Aux
EtatsUnis, Robert Frank a rencon
tré une toute jeune fille, Mary
Lockspeiser, danseuse, peintre et
modèle, qui vit une vie de bohème
à New York et partage avec le pho
tographe les mêmes aspirations
artistiques. Elle n’hésite pas à s’en
fuir avec lui à Paris avant de l’épou
ser, enceinte, à 16 ans. Au contact
de l’Europe encore marquée par
les souffrances de la guerre, le style
de Robert Frank se durcit, se fait
plus spontané, plus heurté, mar
qué par la vitesse et le flou. Dans
son premier livre d’artiste, Black
White and Things, il réunit des
images prises dans divers pays
dans une suite visuelle tourbillon
nante, où le sujet importe moins
que l’atmosphère créée par les
images. « Dès mes premières pho
tos, je savais que jamais je ne racon
terais des histoires avec un début,
un milieu et une fin », disaitil.
De retour à New York, même s’il
participe à une exposition collec
tive au Musée d’art moderne de
New York, en 1953, ses images ren
contrent d’abord peu d’écho. Il
trouve pourtant un allié en Walker
Evans, le photographe inventeur
du « style documentaire », dénué
de tout sentimentalisme. Les deux
deviennent amis malgré leurs dif
férences d’âge et de style – l’Améri
cain, dandy et puritain, apprécie
peu les accointances de Frank avec
l’avantgarde littéraire dissolue.
Walker Evans fait travailler Frank
comme assistant et, surtout, l’in
cite à postuler à une bourse du
Guggenheim pour son odyssée
mythique : une traversée mélan
colique des EtatsUnis, « portrait
visuel d’une civilisation ».
Pendant près de trois ans, au mi
lieu des années 1950, en trois
voyages, dans une Ford, en train
ou même en bus, Robert Frank
sillonne le pays et prend plus de
27 000 images. Il passe par les usi
nes, les fêtes foraines, les enterre
ments, les rodéos, les magasins,
errant souvent au hasard, à la re
cherche d’une sensation, d’un
élan intime. Une seule prise, trois
maximum. « La première impul
sion, la première énergie, disaitil
au Monde. Quand on déclenche
une seconde fois, il y a déjà un mo
ment de perdu, c’est plus faible. »
Sans le vouloir, il arrive à Detroit
au moment où une grève se dé
clenche. Il saisit souvent des sym
boles nationaux – un défilé pa
triotique, un cowboy, une célé
bration à l’église – mais au mo
ment faible, lorsque l’attention se
relâche, que les sourires s’effacent
et que le chant de l’Amérique hé
roïque sonne faux. Sur ses ima
ges, les divisions raciales appa
raissent au grand jour : dans ce
bus où les Blancs sont à l’avant, les
Noirs à l’arrière. Les magasins il
luminés brillent comme des bi
joux en toc. Personne ne sourit, et
l’acte même de photographier
semble parfois brutal : un couple
noir assis dans l’herbe fixe le pho
tographe, et donc le spectateur,
d’un air hostile.
Un récit sombre et chaotique
L’époque est au maccarthysme, et
les pérégrinations du photogra
phe débraillé et mal rasé ne sont
pas sans accrocs. Arrêté deux fois,
il est jeté en prison dans l’Arkan
sas, où la police l’accuse, sur la base
de son fort accent et de ses enfants
« aux noms étrangers », d’être un
« commie » (communiste). Sa si
gnature trouvée dans le magazine
chic Fortune le sortira d’affaire.
Les 83 images finales, qu’il or
ganise en un récit sombre et
chaotique, à l’ordre immuable, se
répondent par des motifs for
mels. Les images granuleuses, ac
cidentées, composent un spleen
poisseux, une mélancolie qui est
autant celle de l’Amérique que
celle de Robert Frank : avec Les
Américains, le photographe in
vente le reportage autobiogra
phique. Il inclura même, en toute
fin d’ouvrage, une photo où l’on
aperçoit Mary et Pablo dans la
voiture : « Parler de moi, c’est
montrer que la coupure entre le
photographe et son sujet est arti
ficielle. Quand on travaille sur la
réalité, on parle de soi. »
Le livre ne sera accepté par aucun
éditeur américain et c’est finale
ment le Français Robert Delpire
qui le publie en 1958, mais au prix
de plusieurs concessions pour Ro
bert Frank : la couverture est un
dessin de Saul Steinberg, et des ci
tations d’écrivains américains
émaillent tout le livre. C’est seule
ment en 1959 que paraîtra l’édi
tion américaine de référence, telle
que la veut Frank : une photo en
couverture, une page blanche en
tre chaque image, et surtout une
nouvelle préface signée de l’écri
vain Jack Kerouac, l’auteur du célè
bre Sur la route qu’admire Frank :
« Après avoir vu ces images, on finit
par ne plus savoir si un jukebox est
plus triste qu’un cercueil », écritil.
L’Amérique, dans l’ensemble, va
détester ce portrait déprimé, fait
par un étranger qui piétine les rè
gles de la « belle photographie » et
prend à rebours la photo huma
niste, bienveillante pour les per
sonnes qui figurent dans le cadre,
qui domine à l’époque. Le maga
zine Popular Photography le quali
fie de « poème triste pour gens ma