Le Monde - 12.09.2019

(lily) #1

24 |culture JEUDI 12 SEPTEMBRE 2019


0123


Le Palais


de la Porte­Dorée


« en déshérence »


La Cour des comptes s’alarme


du défaut d’entretien du monument


ARCHITECTURE


L


e constat est sans détour.
Dans un référé adressé le
29 mai au ministre de la
culture et de la commu­
nication, Frank Riester, et rendu
public mercredi 4 septembre, la
Cour des comptes égrène un en­
semble de critiques concernant la
gestion du bâtiment abritant no­
tamment le Musée national de
l’histoire de l’immigration, situé
dans le 12e arrondissement de Pa­
ris. Son titre : « L’enjeu immobi­
lier au sein de l’établissement pu­
blic du Palais de la Porte­Dorée ».
« Son état actuel illustre les consé­
quences dramatiques d’un défaut
d’entretien du patrimoine cultu­
rel », indique d’emblée dans son
réquisitoire le premier président
de l’institution de la rue Cambon,
Didier Migaud.
Bien que de style composite, le
Palais de la Porte­Dorée, réalisé
par Albert Laprade (1883­1978), est
l’un des plus beaux exemples
d’architecture sous influence Art
déco à Paris. Pavillon d’entrée de
la grande exposition coloniale de
1931, il deviendra successivement
Musée de la France d’outre­mer,
lieu de réserve pour le mobilier
national, puis Musée des arts afri­
cains et océaniens (MAAO). De­
puis l’origine, le rez­de­chaussée
accueille un aquarium tropical
qui pourvoit le gros de la fréquen­
tation des lieux. Voulu par le pré­
sident Chirac en 2004, ouvert au
public en 2007 sous Nicolas
Sarkozy, le musée, nommé à l’ori­
gine Cité nationale de l’histoire de
l’immigration, a été officielle­
ment inauguré par François
Hollande en 2014.

« Quasiment laissé en déshé­
rence depuis sa construction
en 1931 », selon la Cour des comp­
tes, le bâtiment a fait l’objet de
premiers travaux engagés
en 2006, « à la fois insuffisants,
puisqu’ils laissaient de côté l’aqua­
rium et le socle (rez­de­chaussée et
sous­sol) », et « responsables de
dysfonctionnements ultérieurs
majeurs, car réalisés dans la préci­
pitation ». Les principaux griefs
formulés font état de « chutes de
morceaux de béton de la corni­
che », d’un escalier de secours côté
nord du bâtiment « dont la solidité
et la pérennité posent question »
et, enfin, d’« une insuffisance du
renouvellement de l’air et une pré­
sence d’humidité dans l’aquarium
tropical », liées au bouchage des
courettes intérieures du bâtiment
réalisé lors des travaux.

Un risque pour la sécurité
Les magistrats de la Rue Cambon
épinglent le ministère de la cul­
ture pour son « défaut de suivi de
ce dossier » auquel s’ajoute, jus­
qu’en 2016 (date à partir de la­
quelle a été recrutée une direc­
trice du bâtiment, architecte et ur­
baniste de l’Etat et architecte des
Bâtiments de France), « le manque
de compétences des équipes en
charge du palais ». Ils évoquent
enfin « le risque de mettre en péril
la sécurité des agents, des visiteurs
et des collections vivantes, ou de
fermer le palais ». La priorité doit
être accordée à « des travaux d’ur­
gence », l’établissement devant
toutefois engager « une rénova­
tion de grande ampleur ». Le mon­
tant de ce projet est estimé par
l’établissement à quelque 30 mil­
lions d’euros sur dix ans.

Dans un courrier daté du 21 août,
le ministre de la culture a ré­
pondu. « Si le référé met en lumière
des besoins urgents de travaux de
mise aux normes, souligne Franck
Riester, il convient de préciser que
la commission de sécurité de la pré­
fecture de police a rendu un avis fa­
vorable à l’exploitation du bâti­
ment en avril 2018. » Un argument
qu’oppose également la directrice
générale du Musée de l’histoire de
l’immigration, Hélène Orain, en
place depuis 2015.
S’agissant des « travaux d’ur­
gence de mise aux normes et
d’accessibilité » requis par la Cour
des comptes, une partie a déjà été
réalisée entre 2006 et 2008, pré­
cise la responsable. Le reste (faça­
des, plomberie, menuiseries,
etc.) est programmé à partir du
printemps 2020. Quant à
l’escalier nord, sa consolidation,
et notamment celle des garde­
corps, serait d’ores et déjà
achevée. Bien qu’une nouvelle
scénographie y ait été installée
en 2018, l’un des chantiers les
plus importants concerne le

remplacement de l’intégralité
des 84 bacs, en plastique ou en
béton, de l’aquarium tropical,
« menacés d’obsolescence » selon
les termes d’Hélène Orain.
Le Palais de la Porte­Dorée est
reconnaissable à la colonnade de
sa façade que rythme une frise
sculptée de dimension exception­
nelle, signée Alfred Janniot, évo­
quant les richesses des colonies
françaises d’Afrique, d’Asie et
d’Océanie. Il se distingue égale­
ment par la qualité de ses décora­
tions intérieures ou le travail de
certains de ses artisans (dont Jean
Prouvé, auteur de la grille d’entrée

en fer forgé). Il a été en partie
classé ou inscrit aux Monuments
historiques en décembre 1987. En
tant que propriété de l’Etat, nulle
intervention d’importance ne
peut s’y faire sans le recours à un
architecte en chef des Monu­
ments historiques (ACMH).

Un architecte défaillant
Nommé par arrêté du ministère
de la culture en février 2016, ce
dernier n’a toujours pas fourni
l’étude patrimoniale « indispensa­
ble pour évaluer avec précision les
conditions de restauration des
parties du palais classées », indi­
que Franck Riester. Ces travaux
concernent en particulier la toi­
ture qui souffre « de graves pro­
blèmes d’étanchéité », selon
Hélène Orain, et où coexistent de
remarquables éléments architec­
turaux, tels que des lanterneaux
dessinés par Albert Laprade. A
plusieurs reprises, la directrice
générale a fait part de son sou­
hait, auprès du ministère de la
culture, que soit remplacé l’ACMH
défaillant. En vain.

Si, selon la Cour des comptes, la
lenteur des procédures incombe
au « défaut de réactivité des prota­
gonistes », elle est aussi liée « à la
quadruple tutelle » dont dépend le
Palais de la Porte­Dorée. Le musée
est sous la responsabilité princi­
pale du ministère de la culture et
de la communication, l’aquarium
tropical sous celle de l’éducation
nationale et de la jeunesse. Inter­
viennent aussi les ministères de
l’enseignement supérieur, de la
recherche et de l’innovation, ainsi
que de l’intérieur. Seul ce dernier
ne contribue pas au budget de
fonctionnement et d’investisse­
ment de l’institution.
Avec un tel cloisonnement des
fonctions, on imagine les problè­
mes de délais dans la prise de déci­
sion qu’une telle organisation im­
plique. Peut­être est­ce là qu’il faut
chercher en priorité la difficulté à
harmoniser l’ensemble. Ce que
Patrick Bouchain, architecte des
travaux réalisés à partir de 2006,
nomme « des conditions politiques
et techniques très complexes ».
jean­jacques larrochelle

Le piano­orchestre d’Alexandre Kantorow


Le lauréat du concours Tchaïkovski 2019 a magnifié les quarante ans de Piano aux Jacobins


FESTIVAL
toulouse ­ envoyée spéciale

G


rande soirée, qui accueil­
lait le troisième récital
d’Alexandre Kantorow
au festival Piano aux Jacobins. En
quarante ans, la manifestation
imaginée par Catherine d’Argou­
bet et Paul­Arnaud Péjouan a
transformé chaque automne tou­
lousain en place forte du piano
international.
Vendredi 6 septembre, le public
attend son jeune héros : à 22 ans,
Alexandre Kantorow est le pre­
mier Français à remporter le pres­
tigieux concours Tchaïkovski de
Moscou, dont la 16e édition s’est
tenue en juin, devant son com­
patriote Lucas Debargue, par
ailleurs distingué par l’influente
Association de la critique musi­
cale de Moscou et arrivé à la qua­
trième place en 2015 (le concours
est quadriennal).

Souffle puissant
Yeux de chat et doux maintien, le
musicien s’est installé sous la fres­
que étoilée du cloître dominicain.
La soirée est idéalement tiède, le
public retient son souffle. La
Rhapsodie en si mineur op. 79 n° 1,
de Brahms, embrase l’espace d’un
souffle puissant. Le terme est
pris au pied de la lettre – contras­
tes, humeurs, fougues soudaines
et retenues –, le piano­orchestre
de Kantorow possède un art du

chant nourri au lyrisme du violon
de son père, Jean­Jacques Kan­
torow (73 ans), qui a ajouté à sa
carrière de soliste le rôle de fonda­
teur et chef d’orchestre. C’est sous
la baguette paternelle que le fils a
enregistré pour BIS Records deux
albums de concertos, ceux de
Liszt en 2015, puis les trois der­
niers de Saint­Saëns, parus avant
l’été, marquant sa discographie
d’une pierre blanche.
Le récital se poursuit avec
Chasse­neige, dernière des douze
Etudes d’exécution transcendante
lisztiennes. Un époustouflant
corps­à­corps avec l’instrument,
dont le dialogue en écho, dévasté
de bourrasques chromatiques,
peuple d’épouvante un épique
voyage d’hiver pratiqué en soli­
taire. Pas la moindre prudence
dans ce piano qui se joue des
contingences techniques les plus
virtuoses, faisant miroiter un

vertigineux arsenal de plans et
de couleurs, batteries d’attaques,
festival d’articulations, à la ma­
nière subtile de coups d’archet.
Beethoven a achevé la première
partie avec la Sonate en la majeur
op. 2 n° 2 : une musique neuve,
encore tributaire de Haydn, mais
dont le mouvement lent, largo
appassionato, contient la formi­
dable matrice de chefs­d’œuvre à
venir. Kantorow a dans la main
gauche des pizzicati de contre­
basse, qu’il retient, allège ou
assène, tels des coups.

Science « symphonique »
Le soir a fraîchi au fil des quatre
mouvements emplis d’une
noblesse frémissante. La nuit
attend désormais la Sonate en
fa dièse mineur op. 2 n° 2, de
Brahms. Chantre et narrateur, le
piano souverain du jeune
homme développe une effusion
dont la candeur garde les yeux
grands ouverts. Ni séduction ni
rouerie, ce chant, toujours natu­
rel, parfois éperdu, est d’un cœur
pur. La juvénile ardeur brahm­
sienne gagne en force dialecti­
que, qui marie en un jeu de colin­
maillard audaces harmoniques
et références populaires, char­
riant des papillonnements de
follets et autres chasses noctur­
nes romantiques.
Dépouillé et visionnaire, l’An­
dante con espressione, dont
l’ascèse incandescente éclate

dans d’impressionnantes défla­
grations de basses. Le dernier
mouvement signe le triangle
parfait d’un jeu dont l’art supé­
rieur de la ligne, arc­bouté sur de
profondes assises dynamiques,
se dote d’une exceptionnelle
science « symphonique ».
Le Nocturne n° 6 en ré bémol ma­
jeur op. 63, de Gabriel Fauré, est
celui d’un poète, occurrences
rêveuses et rémanences lyriques.
Ovationné, le jeune homme, au
sourire intimidé, livre en bis
un éblouissant final de L’Oiseau
de feu, de Stravinsky, dans la
transcription de Guido Agosti,
suivi d’une simplissime Médita­
tion op. 72/5, de Tchaïkovski. Quel­
ques minutes plus tard, au micro
de France Musique, dont l’enre­
gistrement du concert est dispo­
nible en streaming jusqu’à fin dé­
cembre (sur Francemusique.fr), le
musicien, qui doit pourtant se le­
ver aux aurores pour un voyage à
Saint­Pétersbourg où il joue le
soir même, se révèle un modèle
de naturel et de simplicité.
marie­aude roux

Festival Piano aux Jacobins,
à Toulouse.
Jusqu’au 30 septembre.
Prochains concerts
d’Alexandre Kantorow :
le 13 septembre au Festival
de Fénétrange (Moselle),
le 23 à la Fondation
Louis­Vuitton (Paris 16e).

Sous la baguette
paternelle,
le fils a enregistré
deux albums
de concertos,
Liszt en 2015,
puis Saint-Saëns
en 2019

Le Palais
de la Porte­
Dorée a été
construit
en 1931.
P. LEMAITRE

Chutes de
morceaux de
béton, escalier
dont la solidité
pose question,
présence
d’humidité...

En 1975, la folie de Zappa


et son grand ensemble


L’album « Orchestral Favorites » est réédité


MUSIQUES


J


e fais cela parce que je veux
pouvoir faire jouer ma musi­
que. Personne ne me l’a pro­
posé. Cela devrait me coûter
entre 50 000 et 70 000 dollars, dont
10 000 pour le copiste qui va s’occu­
per des partitions. Et chaque répéti­
tion coûtera 5 000 dollars. C’est de
la folie. » Dans un entretien du
12 septembre 1975 dans l’hebdo­
madaire Los Angeles Free Press,
Frank Zappa (1940­1993) présen­
tait deux concerts à venir à Royce
Hall, un auditorium de l’université
de Californie à Los Angeles (UCLA).
Attendu sur la scène les 17 et
18 septembre, The Abnuceals
Emuukha Electric Symphony Or­
chestra, soit une quarantaine de
musiciennes et de musiciens. Un
quatuor à cordes, quatre percus­
sionnistes et autant de claviéris­
tes, une imposante section de
vents, le chef d’orchestre Michael
Zearott. Le dessus du panier d’in­
terprètes maîtrisant jazz, classi­
que, pop et rock. Les deux concerts
et une séance d’enregistrement, le
19 septembre, ont donné la ma­
tière d’un album, Orchestral Favo­
rites, montage de ces sources.
En raison d’un litige contractuel
avec Warner Bros., la compagnie
qui distribue alors les albums de
Zappa, Orchestral Favorites n’est
commercialisé qu’en mai 1979,

sans grand effort pour la mise en
place et la promotion. Quarante
ans plus tard, une édition anniver­
saire vient d’être publiée. L’album
original, remastérisé pour cette
édition CD, est accompagné du
concert du 18 septembre quasi
complet – il manque le final de
Strictly Genteel.
La musique jouée ce soir­là mêle
le jazz en big band, des éléments
d’écriture classique et contempo­
raine, de rock (solo de guitare de
Zappa, rythmique avec le virtuose
Terry Bozzio). Au répertoire : des
réductions des suites à ambition
classique, Lumpy Gravy (1967) et
200 Motels (1971), des arrange­
ments de pièces anciennes (Dog/
Meat, The Duke of Prunes), une
composition en cours d’élabora­
tion depuis 1972, The Adventures of
Greggery Peccary, des nouveautés,
dont Black Napkins.
Sur l’album comme en concert
se dégagent une urgence, une allé­
gresse, une souplesse, non seule­
ment dans l’approche en big band
et rock, mais dans la part « musi­
que sérieuse » de Zappa. La nature
éphémère de ce grand ensemble
avait poussé toutes et tous à se
dépasser durant ces trois jours.
sylvain siclier

Orchestral Favorites 40th
Anniversary, 1 coffret de 3 CD
Zappa Records/Universal Music.
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