Le Monde - 12.09.2019

(lily) #1

6 |international JEUDI 12 SEPTEMBRE 2019


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Au Maroc, une journaliste risque


la prison pour avortement


Les défenseurs des droits dénoncent une procédure politique contre
Hajar Raissouni, arrêtée fin août à la sortie d’un cabinet médical

rabat ­ envoyée spéciale

A


u Maroc, l’arrestation de
la journaliste Hajar Rais­
souni, accusée d’« avorte­
ment illégal » et de « débauche »
(relation sexuelle hors mariage),
continue de susciter une virulente
polémique. La justice marocaine a
décidé de renvoyer son procès au
lundi 16 septembre et rejeté sa de­
mande de liberté provisoire, après
quatre heures d’audience dans
une salle bondée du tribunal de
Rabat, lundi 9 septembre.
Les avocats de la jeune Maro­
caine de 28 ans, qui risque jusqu’à
deux ans de prison, ont démenti
toutes les accusations. « Nous re­
mettons en question le flagrant dé­
lit, alors que notre cliente a été ar­
rêtée à la sortie de la clinique à Ra­
bat », dénonce Saad Sahli, l’un des
avocats de la coordination. La
journaliste a aussi décidé de por­
ter plainte contre la police pour
torture à la suite d’un « examen
médical subi pour la forcer à
avouer des actes qu’elle n’a pas
commis », selon sa défense.
De leur côté, les avocats du
médecin – jugé en même temps
que Mme Raissouni et son fiancé –
ont plaidé l’assistance à personne
en danger. « Nous avons tous les
éléments médicaux et scientifi­
ques qui attestent que Hajar Rais­
souni était enceinte, mais que le
fœtus était déjà mort quand elle
est arrivée dans le cabinet. Il ne
s’agit donc pas d’un avortement
mais d’une opération de sauve­
tage suite à une hémorragie in­
terne », plaide Me Myriam Moulay
Rchid, avocate du médecin.
L’affaire a indigné de larges
pans de la société civile maro­
caine, qui dénoncent plusieurs at­
teintes aux libertés individuelles.

Face à la gravité des accusations,
des centaines de manifestants
ont exprimé leur soutien, lundi, à
Hajar Raissouni devant le tribu­
nal de Rabat. Habillée d’un tee­
shirt marqué du slogan « Mon
utérus, mon choix, ma liberté »,
Ibtissam Lachgar demande
l’abrogation des lois pénalisant
l’avortement et les relations
sexuelles hors mariage. « C’est
une atteinte au droit des femmes à
disposer de leur corps », assure
cette militante féministe du
Mouvement alternatif pour les li­
bertés individuelles.

« Lynchage médiatique »
En 2018, la justice marocaine a
poursuivi 14 503 personnes pour
« débauche », 3 048 pour « adul­
tère » et 73 pour « avortement »,
selon les chiffres officiels. Entre
500 et 800 avortements illégaux
sont pratiqués chaque jour au
Maroc, selon des estimations
d’associations. « Cette affaire peut
ouvrir la voie à une discussion sur
la dépénalisation de l’avorte­
ment », espère Ibtissam Lachgar,
alors qu’un projet de loi est en­
core bloqué au Parlement.
Savoir si Hajar Raissouni a avorté
ou non, si elle était « islamiste »,
« enceinte » ou « mariée » : toutes

ces questions ont été posées publi­
quement dans les médias et sur les
réseaux sociaux, dévoilant des in­
formations intimes sur la vie de la
jeune femme. « Hajar Raissouni a
été victime d’un lynchage médiati­
que dont l’objectif n’est pas de sanc­
tionner l’avortement, mais de la vi­
ser en tant que journaliste », estime
Khadija Ryadi, ancienne prési­
dente de l’Association marocaine
des droits humains.
Reporter au sein du journal ara­
bophone indépendant Akhbar Al­
Yaoum, Hajar Raissouni a notam­
ment couvert le Hirak, contesta­
tion sociale qui a secoué le Rif,
dans le nord du Maroc, entre 2016
et 2017. Un dossier sensible, dont
les leaders sont encore en prison.
Taoufik Bouachrine, le patron de
ce même journal, a été condamné
en 2018 à douze ans de prison,
dans une affaire d’agression
sexuelle qu’il dément.
« Aujourd’hui, les journalistes
marocains ne vont pas en prison
directement pour leurs articles. On
utilise les lois liberticides sur les
mœurs à des fins politiques », ana­
lyse encore Khadija Ryadi. Dans
un communiqué officiel, le pro­
cureur du roi a pourtant assuré
que le procès de Hajar Raissouni
n’avait « rien à voir avec sa profes­
sion de journaliste ».
Le Conseil national des droits de
l’homme a déclaré « suivre avec
intérêt le débat sur les libertés indi­
viduelles et la question de l’inter­
ruption volontaire de la gros­
sesse » et prévoir de « présenter
des recommandations d’amende­
ment du code pénal » dans les pro­
chains jours. En attendant, la
suite du procès est prévue pour le
16 septembre et les prévenus sont
toujours en détention.
théa ollivier

Le pape François évoque l’hypothèse d’un schisme


Le pontife est à l’offensive contre les cercles conservateurs américains, qui attaquent son discours social


rome ­ envoyée spéciale

L


e pape François contre­
attaque. Lors de la confé­
rence de presse qu’il a te­
nue dans l’avion qui le ra­
menait de son voyage dans
trois pays africains de l’océan In­
dien, mardi 10 septembre, le chef
de l’Eglise catholique a répondu
vertement aux cercles conserva­
teurs qui le critiquent de manière
de plus en plus bruyante, au
point, pour certains, de mettre en
cause sa légitimité pontificale. « Je
n’ai pas peur », leur a­t­il opposé.
Durant le vol aller, le 4 septem­
bre, il avait lancé : « C’est un hon­
neur que les Américains m’atta­
quent », à propos du livre de Nico­
las Senèze (Comment l’Amérique
veut changer le pape, Bayard,
18,90 euros, 276 p.), qui décrit les
efforts de cénacles catholiques
conservateurs américains pour
« changer de pape », notamment
en raison de désaccords sur son
discours économique et ses criti­
ques contre la mondialisation. In­
terrogé mardi sur cette confronta­
tion, il a évoqué à plusieurs repri­
ses la possibilité d’un schisme (la
question lui avait été posée à pro­
pos de l’Eglise américaine). Il a ac­
cusé ses adversaires d’introduire
de « l’idéologie » dans la doctrine
de l’Eglise. « Et quand la doctrine
ruisselle d’idéologie, il y a la possi­
bilité d’un schisme », a­t­il affirmé.
Il a pris pour exemple ceux qui
l’accusent d’être « trop commu­
niste » et a expliqué qu’il suivait
simplement les traces et les ensei­
gnements de ses prédécesseurs, à

la suite du concile Vatican II (con­
cile qui, de 1962 à 1965, a actualisé
la place et le discours de l’Eglise
dans la société contemporaine).
« Par exemple, les choses sociales
que je dis : c’est la même chose que
ce qu’avait dit Jean Paul II. La même
chose! Je le copie! » La référence ne
manque pas de malice, Jean Paul II
étant une référence absolue pour
les courants conservateurs.

« Je n’ai pas peur »
Le pape François s’est attardé sur
l’histoire des schismes. De ce sur­
vol, il a tiré une conclusion : « Les
schismatiques, systématiquement,
se coupent du peuple, de la foi du
peuple. » Selon lui, « le chemin du
schisme n’est pas chrétien ». Il a dit
« prier pour qu’il n’y en ait pas »,
par sollicitude pour la santé spiri­
tuelle de ceux qui seraient tentés
d’en provoquer un. « Je prie pour
qu’il n’y ait pas de schisme, mais je
n’ai pas peur », a­t­il résumé.
Cette offensive est d’autant plus
remarquable qu’il a pour règle,
justement, de ne pas répondre

aux attaques. Cette stratégie avait
connu une application spectacu­
laire en août 2018. L’archevêque
Carlo Maria Vigano, ancien nonce
aux Etats­Unis, venait de publier
une lettre ouverte accusant Fran­
çois d’avoir protégé le cardinal
américain Theodore McCarrick,
contre qui existent des accusa­
tions de violences sexuelles (qu’il
nie). Ce prélat a été défroqué de­
puis. Mgr Vigano allait jusqu’à de­
mander la démission du pontife

argentin. Or, dans l’avion qui le
ramenait d’Irlande, deux jours
plus tard, le pape avait répondu
aux journalistes qu’il ne « dirai[t]
pas un mot » à ce sujet.
Parler aujourd’hui, aussi longue­
ment et avec autant d’insistance,
de l’hypothèse d’un schisme a,
pour le pontife jésuite, une triple
fonction. D’abord, cela dramatise
les attaques portées contre lui,
tant le concept de schisme est
teinté de connotations négatives

et graves, et cela réaffirme sa vo­
lonté de maintenir son cap en dé­
pit des pressions. En deuxième
lieu, cela place ses adversaires
dans une position de dissidents,
de minoritaires en délicatesse
avec l’institution et sa doxa. Or
ceux­ci n’ont de cesse d’accuser le
pape d’avoir lui­même introduit la
rupture dans la doctrine de l’Eglise
et d’imposer des conceptions hé­
térodoxes – certains vont jusqu’à
employer le mot hérétique.

Enfin, peut­être est­ce aussi un
acte d’autorité à l’orée d’un
automne qui promet d’être mou­
vementé au Vatican. En octobre,
un synode des évêques sur l’Ama­
zonie devrait aborder la question
de l’ordination d’hommes mariés
pour pallier le manque de prêtres
et améliorer la prise en charge
pastorale de cette immense ré­
gion. A une date encore inconnue,
devrait en outre être enfin publiée
la nouvelle Constitution vaticane,
qui pourrait impulser d’autres
changements substantiels dans le
fonctionnement de l’Eglise et qui
a déjà suscité des remous à l’inté­
rieur de la curie romaine.
Le pape a d’ailleurs expliqué
mardi que les critiques à son en­
contre « ne viennent pas seule­
ment des Américains », mais « d’un
peu partout, y compris de la curie »
romaine. Il s’est dit disposé à en­
tendre toute critique « loyale ».
« Quelquefois, cela me fâche », a­
t­il concédé, mais « je tire toujours
un avantage des critiques ».
En revanche, il a montré son
aversion pour les critiques faites
par « ceux qui te font des sourires, et
après te poignardent dans le dos ».
Il y voit la signature de « petits
groupes fermés qui ne veulent pas
entendre la réponse à la critique »
et qui « lancent la pierre en se ca­
chant la main ». « Faire une critique
sans vouloir entendre la réponse ni
vouloir dialoguer, a­t­il insisté, ce
n’est pas vouloir du bien à l’Eglise et
c’est suivre une idée fixe, non?
Comme changer de pape, changer
de style, faire un schisme. »
cécile chambraud

« Les choses
sociales que je
dis : c’est la même
chose que
ce qu’avait dit
Jean Paul II.
La même chose!
Je le copie! »
PAPE FRANÇOIS

« Cette affaire
peut ouvrir
la voie à une
discussion sur la
dépénalisation
de l’avortement »
IBTISSAM LACHGAR
militante féministe

Le pape dans l’avion qui le ramenait d’un déplacement en Afrique, le 10 septembre. REUTERS

dialogue


En partenariat
avec MGEN
Mutuelle santé,
prévoyance

Lundi23 septembre
10h — 22h
Rencontres avec des personnalités
du monde de la culture
et des idées interviewées
par larédaction et par le public

Théâtre du Rond-PointParis
Infos etréservations sur
http://www.theatredurondpoint.fr

Stéphane BERN/animateur, écrivain et journaliste
Patrick BOUCHAIN/architecte
Christian BOLTANSKI/artiste
Jean-Claude CARRIERE/écrivain, scénariste et dramaturge
Marie DARRIEUSSECQ/écrivaine et psychanalyste
Geneviève DELAISI DEPARSEVAL/psychanalyste
Philippe DESCOLA/anthropologue
Vikash DHORASOO/consultantfootball etex-international
David DUFRESNE/écrivain, journaliste etréalisa teur
FARY /humoriste
Antoine FENOGLIO/designer
Cynthia FLEURY/philosophe
Eric FOTTORINO/écrivain et journaliste
Constance GUISSET/designer et scénographe
Jean JULLIEN/illustrateur
Cédric KLAPISCH/cinéaste
Bernard LAHIRE/sociologue
ClaraLUCIANI/auteure-compositrice-interprète
Olivier MANTEI/directeur del’OpéraComique
Corinne MASIERO/actrice
Edgar MORIN/sociologue et philosophe
Anna MOUGLALIS/actrice
OlivierNAKACHE /cinéaste
Christine PEDOTTI/écrivaine et journaliste
Giuseppe PENONE/artiste
Michelle PERROT/historienne
Sylvie PIALAT/productrice
Thomas PIKETTY/économiste
Elisabeth QUIN/journaliste
AloïseSAUVAGE/comédienne,circassienne, chanteuse
Alain SOUCHON/auteur-compositeur-interprète
Chantal THOMAS/écrivaine
Eric TOLEDANO/cinéaste
Sandrine TREINER/directrice de France Culture
Georges VIGARELLO/historien
Bastien VIVES/auteur de BD
Lambert WILSON/acteur, chanteur et metteur en scène
ZEP/auteur de BD
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