Le Monde + Magazine - 31.08.2019

(Kiana) #1

28 | 0123 SAMEDI 31 AOÛT 2019


0123


C’


est un été où l’on ne
s’ennuie pas. Donald
Trump se voit en élu
de Dieu, pense à une
bombe nucléaire pour disperser
un cyclone et veut acheter le
Groenland. L’illusionniste Boris
Johnson rêve d’une frontière
réelle et invisible entre les deux Ir­
landes et fait disparaître le Parle­
ment un bon mois. Jair Bolsonaro
moque le physique de Brigitte Ma­
cron tandis qu’un de ses ministres
traite le président français de cré­
tin. Matteo Salvini demande les
pleins pouvoirs comme Mussolini
en son temps et attend son heure.
L’extrême droite gagne du terrain
en Allemagne.
Tout cela fait penser à un livre, Le
Monde d’hier, de l’Autrichien Ste­
fan Zweig, qui raconte la Vienne
flamboyante et l’Europe palpi­
tante avant qu’elle ne tombe dans
la nuit du nazisme. Ce n’est pas un
roman de rentrée. Zweig l’envoie
en 1942 à son éditeur, la veille de
son suicide au Brésil. Pourtant un
bon paquet des 500 romanciers de
ladite rentrée rêvent de réaliser les
ventes actuelles de l’ouvrage :
20 000 exemplaires par an en
moyenne, tous éditeurs confon­
dus selon l’institut GfK.
20 000 exemplaires, c’est fou
pour un livre qui figure déjà dans
nombre de foyers. C’est fou pour
un bouquin de plus de 500 pages
qui n’est pas un roman, pas un es­
sai, pas un témoignage, pas une
autobiographie, pas un docu­
ment historique. Qui est un peu
tout cela. En fait, c’est tout Zweig
qui triomphe, en France d’abord,
où il est l’écrivain étranger dis­
paru le plus lu avec Shakespeare
ou Agatha Christie : 480 000
exemplaires vendus lors des
deux dernières années.
Le Monde d’hier résonne avec le
monde d’aujourd’hui. C’est pour
cela, outre le sujet poignant et
l’écriture magnifique, qu’il conti­
nue de fasciner. Des livres qui ra­
content le désastre de l’Europe, il y
en a beaucoup, et des plus précis.
Mais pourquoi ce grand bourgeois
juif, érudit, dandy, dépressif, poli
et bienveillant, pur esthète jusque
dans l’écriture dépouillée, qui a la
phobie du monde, qui collec­
tionne les manuscrits rares, qui
écrit surtout des nouvelles et des
biographies, produit avant de se
donner la mort un des plus beaux
livres politiques qui soit? Pour­
quoi un écrivain promis à l’oubli
est autant d’actualité?
Il y a d’abord sa stature. Zweig
est, de son vivant, l’écrivain le plus
lu et traduit de langue allemande.
Dans Le Monde d’hier, il écrit : « De
chaque livre que je publiais, il se
vendait 20 000 exemplaires en Al­
lemagne dès le premier jour. » Ce
triomphe, qu’il explique par un
goût de la forme courte, est un
atout : les portes s’ouvrent, il est
choyé, voyage dans le monde en­
tier, donne des conférences, a
pour ami Freud, Rilke, Schnitzler,
Richard Strauss, Romain Rolland...
Cette notoriété, dans une Europe
gagnée par le nazisme, a son re­
vers. Ses livres sont brûlés, il quitte
l’Autriche dès 1934, est déchu de sa
nationalité, vit en exil pendant
près de dix ans. Il est aux premiè­
res loges pour voir « venir la catas­
trophe, inexorablement ».

Le Monde d’hier est d’actualité
par son lien, rare, entre politique
et culture. Cette approche lui per­
met de développer un sujet cen­
tral : pourquoi une Europe où la
culture est au plus haut, où
l’audace triomphe, où les mœurs
sont plus libres, à Vienne comme à
Paris, jusqu’au bonheur de voir le
corps des femmes libéré des car­
cans de l’ancien monde, ne pré­
serve en rien de l’horreur à venir
et, au contraire, la provoque? Une
phrase condense sa pensée : « Ce
qui nous rendait si heureux recelait
en même temps un danger que
nous ne soupçonnions pas. »

Le progrès va trop vite
Ce qui le rend heureux, c’est le pro­
grès qui cimente l’Europe – un de
ses grands combats – et ouvre le
monde : « Cela m’amuse toujours de
voir l’étonnement des jeunes dès
que je leur raconte qu’avant 1914 je
voyageais en Inde et en Amérique
sans avoir de passeport. » Ce pro­
grès est un garant de paix et un
rempart contre la xénophobie. Il
va profiter à tous, élever les esprits
de tous. Zweig est un des premiers
à déchanter, constatant que le pro­
grès va trop vite, provoque des frac­
tures, peurs et frustrations invisi­
bles, avant de produire le désastre.
Zweig en fait la démonstration
par la culture, dont la vitalité en
Europe après la première guerre
mondiale est folle. Les héros de
l’époque sont écrivains, poètes,
musiciens, artistes. Il est aux pre­
mières loges, racontant qu’il était
courant qu’un douanier italien,
« par reconnaissance pour un livre
qu’il avait lu », renonce à fouiller
ses bagages. Cette culture n’est pas
seulement puissante, elle casse les
codes formels, dans l’écriture, la
musique, la peinture, pour dire le
monde nouveau.
C’était un leurre, écrit Zweig. Les
artistes n’ont pu empêcher l’enfer.
Il reproche à beaucoup – et il pour­
rait se mettre dans le lot – de
n’avoir pensé qu’à leur art,
oubliant les laissés­pour­compte
du tourbillon créatif. Pire, et ce
passage peut susciter la contro­
verse, il explique que les créateurs
de la transgression ont fait perdre
tout repère à une société qui en
avait besoin. Il se souvient enfin
de ces écrivains aveugles qui ont lu
Mein Kampf et se sont contentés
de « railler sa mauvaise prose ». Il
évoque les élites cultivées, vivant
en vase clos, pour qui il était im­
pensable qu’un Hitler puisse pren­
dre le pouvoir, juste parce qu’il
n’était pas passé par l’université.
Personne ou presque n’a bougé,
écrit Zweig, car chacun était per­
suadé que la raison l’emporterait
au nom de valeurs, de la morale et
du progrès. Comme si ça allait de
soi. Au contraire, cette posture mo­
rale brandie par les élites a provo­
qué un repli sur soi et la haine des
« masses silencieuses » sans que
personne n’ait cherché, tant qu’il
était temps, à les comprendre.
Certains demandent aujourd’hui
d’accepter la mondialisation.
D’autres, au contraire, de vivre
autrement pour que la planète ne
s’effondre pas. D’autres encore,
prônent, face aux migrations fol­
les, humanisme et générosité. Tous
ont leurs raisons. Tous font la le­
çon. Tous ont un discours culpabi­
lisant. A lire Zweig, c’est le meilleur
moyen d’aller dans le mur.

C’


est un peu la fable de l’arroseur
arrosé. Dans un premier temps,
Matteo Salvini, le chef de la Ligue
italienne, agitateur en chef et figure de
proue de l’extrême droite européenne, tire
le tapis sous les pieds du président du
gouvernement de coalition, dont il est le
numéro deux, dans l’espoir de provoquer
des élections anticipées. Ces élections, pa­
rie­t­il, il en sortira forcément vainqueur,
puisque les sondages créditent la Ligue de
37 % des intentions de vote, loin devant son
partenaire de coalition, le Mouvement 5
étoiles (M5S, antisystème), qui est tombé à
17 %. A lui l’Italie!
Mais les fanfaronnades de Matteo Salvini
sont douchées par deux hommes qu’il n’a
pas vus venir. Giuseppe Conte, d’abord, ce
fade premier ministre sans étiquette qu’il

pensait faire disparaître. Puisque la Ligue
lui retire son soutien, M. Conte, certes, dé­
missionne comme prévu, le 20 août, mais il
le fait avec fracas, en prononçant un réqui­
sitoire accablant contre M. Salvini devant
les députés. Giuseppe Conte devient le hé­
ros du jour. Au G7 de Biarritz, le président
Trump lui tresse même des couronnes.
Le deuxième homme est Matteo Renzi,
l’ex­premier ministre du Parti démocrate
(PD, centre gauche), que la Ligue croyait re­
misé au magasin des accessoires. M. Renzi
et le chef du PD, Nicola Zingaretti, propo­
sent au M5S de faire front commun pour
barrer la route à l’extrême droite. Ensemble
et avec quelques voix d’appoint, ils ont une
majorité suffisante au Parlement.
Mercredi 28 août, les deux formations
sont parvenues à un accord, au grand dam
de Matteo Salvini. Giuseppe Conte est re­
conduit dans ses fonctions de président du
conseil, à la tête d’un nouveau gouverne­
ment de coalition, mais cette fois M5S­PD.
C’est un peu l’alliance de la carpe et du la­
pin, mais, après tout, M. Conte en a l’habi­
tude : c’était aussi le cas de l’équipe qu’il a
dirigée pendant quatorze mois.
La manœuvre épargne à l’Italie des élec­
tions à court terme et le triomphe de la Li­
gue. C’est assurément une bonne nouvelle,
en particulier pour l’Union européenne.
Rome sera en mesure de nommer à Bruxel­
les un commissaire du Parti démocrate, for­

mation pro­européenne, plutôt qu’un po­
puliste. Les négociations sur le budget ita­
lien, dont l’UE avait rejeté une version
initiale, devraient aussi se trouver facilitées.
Mais le répit risque d’être de courte durée.
M. Salvini reste évidemment en embus­
cade et n’entend pas désarmer. Sera­t­il af­
faibli, hors du gouvernement, privé du le­
vier du ministère de l’intérieur? Ou bien
trouvera­t­il, au contraire, un nouveau
souffle dans l’opposition, en exploitant sur
les réseaux sociaux les inévitables difficul­
tés de ceux qui ont voulu le marginaliser, et
le probable assouplissement de la politique
antimigration? C’est toute la question.
Les défis, en effet, ne manquent pas pour
le futur gouvernement. Menace perma­
nente sur la zone euro, l’économie ita­
lienne reste fragile, avec un endettement
supérieur à 130 % du PIB ; la préparation du
budget sera complexe. Et la grande incon­
nue repose sur la capacité du PD et du M5S
à s’entendre : il y a deux semaines encore,
tout les opposait. Le chef du M5S, Luigi Di
Maio, s’engage à poursuivre le programme
de réformes engagées par le premier gou­
vernement Conte, tandis que Nicola Zinga­
retti promet de rompre avec ce qui a été
fait. Si un terrain d’entente peut sans doute
être trouvé sur la politique sociale, l’éduca­
tion et l’environnement, les divergences
sur l’économie et l’UE sont profondes. L’Ita­
lie n’a pas fini de tanguer.

« LE MONDE 


D’HIER » EST 


D’ACTUALITÉ PAR 


SON LIEN, RARE, 


ENTRE POLITIQUE 


ET CULTURE


UN RÉPIT 


POUR 


Zweig, le monde L’ITALIE


d’hier et d’aujourd’hui


20 000 


EXEMPLAIRES, 


C’EST FOU POUR 


UN LIVRE QUI 


FIGURE DÉJÀ 


DANS NOMBRE 


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