nos soli-
tude s:on avaittoutes vécules
mêmes histoires mais onles avait
gardées pour nous.L’ arnaque
d’avoir été éduquées pour plaire
aux hommes et pour être en rivalité
ave cles femmes sautait aux yeux.»
Avec des amies productrices et
réalisatrices, notamment celles qui
militent déjà au sein du Deuxième
regard, une association engagée
contre les stéréotypes de genre au
cinéma,elles travaillent d’arrache-
pied pour saisir cette«opportunité
historique».Elles n’ignorent pas
qu’elles ne peuvent pas laisser
passer ça, que cette force com-
mune, cette«sororité »dit
Sciamma, dont l’écho résonne fort
dans la société, est une chance
dont ont pu manquer avant elles
les AgnèsVa rda, Chantal Akerman,
Delphine Seyrig... toute une
génération dont elles sont les
fières héritières.
Le collectif, monté en quelques
semaines,aobtenu plusieurs vic-
toires:lapublication des chiffres
qui disent l’inégalité et la discri-
mination, la tenue d’assises
annuelles de l’égalité dans le
cinéma... Et produit cette image
quiamarqué 2018:lamontée des
marchesàCannes de 82 femmes.
«Sans Céline et Rebecca
[Zlotowski],on n’aurait pas eu le
contenu, l’image et le retentisse-
ment,observe Julie Billy,coprési-
dente de 50/50.Si Céline
convainc, c’est par son discours,
sa pensée, sa solidité intellectuelle,
sa structure. »Marie-Ange
Luciani souligne qu’elleypar-
vient aussi par son optimisme
entêté et son acharnement :
«C’est àlafois une énorme
bosseuse et quelqu’un d’un peu
surdoué.»
Si elle ne tournait pas des films,
Céline Sciamma ferait de la poli-
tique, parient ses proches.«Son
image de cinéaste féministe enga-
gée agrandi avec son investisse-
ment politique public en tant que
présidente de la Société des réali-
sateurs de Film (SRF) »,sou-
ligne Bénédicte Couvreur.
Succédantàlacinéaste Pascale
Ferran, qu’ellearencontrée à
la Fémis, Céline Sciammaapassé
quatre ansàlatête de la SRF,aux
côtés de ses collègues Catherine
Corsini, Katell Quillévéré
et Pierre Salvadori, consacrés
àdébattre des heures dans des
commissions du Centre national
du cinéma,àécrire et signer des tribunes et des pétitions...«Son but
est d’un côté d’œuvreràprotéger un monde qui est menacé de dispa-
raître (le cinéma de salle, une façon de le financer) et de l’autre, de le
bousculer,résume son amie Rebecca Zlotowski,àqui elle propose en
2015 de rejoindre le conseil d’administration de la SRF.Il yaun
mondeàfissurer sur le terrain des représentations.»
Sciamma veut le fendreàsafaçon.Elle croit qu’onpeut«porte run
discours radical avec humour et douceur».C’est au sein d’Étudions
Gayment, l’association LGBT de la fac de Nanterre, où elleaétudié,
qu’elle découvre que le militantisme peut être autre chose qu’étiolé,
belliqueux et barbant.«50/50 c’était de la colère mais aussi de la joie,
décrit l’actrice Adèle Haenel.Celle d’être ensemble et de révéler
l’absurdité de l’oppression.»«Undes paris réussis de son cinéma
et de sa personnalité est d’investir le politique de quelque chose de fun
et de frais»,poursuit Rebecca Zlotowski qui, comme elle, est férue
de Marcel Proust et de musique électronique, capable de parler trois
heures de Lindsay Lohan et incollable sur AndreïTa rkovski. Elles
partagent le goût du jeu–adolescentes, elles ont participé l’une et
l’autreàdes concours de culture généraleàlatélé, adultes elles occu-
pent parfois leurs soirées devant un jeu vidéo ou autour d’un plateau
de jeu de société, en compagnie de Riad Sattouf notamment.To utes
deux issues de la Fémis, elles en incarnent les nouveaux visages,
réalisatrices intellos, fabriquant un nouveau cinéma, qui se rêve exi-
geant etpopulaire.
P
roche des cinéastes desagénération,
des«filles de la Fémis »comme Marie
Amachoukeli et Claire Burger,deBertrand
Bonello ou deYann Gonzalez, elle entretient
aussi des liens avec ses aînés, des réalisa-
trices qui leur ont ouvert la voie, Noémie
Lvovsky,Catherine Corsini et Pascale
Ferran... Si Sciamma multiplie les coups
de foudre amicaux (dernier en date:Claire Mathon, la directrice de
la photo de son dernier film), elle les installe dans des relations
durables.«Sa»bande de cinéma. Depuis douze ans, elle travaille avec
la même productrice (Bénédicte Couvreur), la même directrice de
casting (Christel Baras), le même musicien (Jean-Baptiste de Laubier,
alias Para One), le même monteur (Julien Lacheray), la même distri-
butrice (Roxane Arnold). Elleaécrit pour les autres, pour son ami
Jacques Audiard (un projet abandonné), pour Claude Barras(Ma vie
de courgette).En 2012, elle dit nonàAndréTé chiné. Le réalisateur,
figure emblématique du cinéma homosexuel français, et qui cosigne
toujours ses scénarios avec des auteurs reconnus (Pascal Bonitzer,
Mehdi Ben Attia, GillesTa urand, Olivier Assayas...), faisait appel à
elle, pour un film qu’il préparait sur un fait divers. Un film pour
Catherine Deneuve :«J’ai choisi de ne pas écrire pour Deneuve. Je
trouvais ça fou mais je ne pouvais pas lâcherBande de fillesque
je venais de commenceràécrire. Je ne pouvais pas, cette fois-là, ne pas
me donner la priorité.»Quand il la rappelle pour écrireQuand on a
17 ans(2016), sur la naissance du désir chez deux adolescents, elle
accepte.«Jepouvais être au service de mes ambitions pour lui:c’est
l’endroit que je préfère quand j’écris pour les autres, surtout quand
on travaille avec un metteur en scène quiaune histoire. Il s’agissait
de le regarder en jeune homme dans les paysages de son enfance.»
Deneuve dira après avoir vu le film :«J’ai reconnu André.»
Le compliment est précieux:c’est elle quiamené Sciamma au cinéma.
Avec un film, découvertàl’âge de 12 ans,Les Parapluies de Cherbourg.
«Jacques Demy reste pour moi associéàcette croyance absolue dans la
fiction comme intervention sur le réel.»Et elle tombe en arrêt devant
l’actrice.«Comme amoureuse, je décide de regarder tous ses films.
J’a idécouvert Buñuel,Truffaut,Téchiné, Polanski, Rappeneau...
C’était une chance de l’avoir choisie:avec elle, j’ai traversé toute une
cinéphilie, entre cinéma populaire et cinéma d’auteur.»Pour autant, elle
ne rêve pas de tourner avec elle,
ni avec Isabelle Adjani–avec qui
elle entretient une correspon-
dance depuis plusieurs années.
«J’ai toujours fait naître des per-
sonnages en même temps que des
actrices»,explique-t-elle. Elle
concède qu’inventer des actrices
peut avoir un côté démiurge mais
elleyvoit surtout l’opportunité de
«faire croire aux personnages».
Elle n’a jamais tourné deux fois
avec la même actrice. Sauf avec
Adèle Haenel, qu’ellearencon-
trée en 2007 pour le tournage de
Naissance des pieuvres.Haenel
avait 18 ans, Sciamma 28.
C’est pour l’actrice qu’elleaécrit
Portrait...Un film qu’ellearêvé
longtemps.Tr ois années. Elle
voulait écrire une histoire
d’amour née de la sienne, lumi-
neuse, avec Adèle Haenel. Une
histoire devenue publique en
2014, lorsque, récompensée par
un César pourSuzanne,de Katell
Quillévéré, Haenel lance, cham-
boulée :«Jevoulais remercier
Céline parce que... je l’aime,
voilà.»La comédienne n’avait
pas prévenu sa compagne qui
découvreàlatélévision ce coming
out spontané. La déclaration était
amoureuse autant que politique.
«Jen’étais pasoutàl’époque.
Mais je me suis dit qu’il fallait le
faire,raconte Haenel.J’étais un
peu enragée, c’était le moment de
La Manif pour tous.»On n’avait
jamais vu ça en France, une
actrice qui proclame publique-
ment son amour pour sa com-
pagne cinéaste. Depuis, le couple
s’est défait mais elles demeurent
précieuses l’une pour l’autre.
«Jelaconnais cette histoire des
metteurs en scène et de leurs
actrices »,dit Sciamma, ces
couples dont le cinéma est rem-
pli, les OrsonWelles et Rita
Hayworth, Ingmar Bergman et
Liv Ullmann, Jean-Luc Godard
et Anna Karina... ces couples où
l’homme crée et la femme ins-
pire. Des muses.«Muse, ce joli
mot qui pose la question de l’effa-
cement des femmes dans la créa-
tion»,juge-t-elle. Si les cinéastes
gay ont leurs couples inou-
bliables–Jean Cocteau et Jean
Marais, LuchinoVisconti et
Helmut Berger–les lesbiennes
en sont privées. Ce quePortrait
de la jeune fille en feuraconte,
c’est qu’il n’yapas de muses,
mais des collaboratrices qui
•••(Suitedelapage 25)