Cerveau et Psycho N°113 – Septembre 2019

(Ron) #1

et les grandes fonctions qui lui sont
rattachées (perception, émotions,
mémoire, etc.). Ainsi, le sens du
monde se construisant dans l’instant
présent et dans l’activité de l’individu,
il n’est pas strictement l’image du
monde physique qui nous entoure, et
n’est pas non plus représenté dans le
cerveau. Autrement dit, le monde res-
senti émerge du fonctionnement du
cerveau, dans une sorte d’espace-
temps cognitif.


Qu’est-ce que
l’espace-temps cognitif?
De la même manière que la théorie
de la relativité affirme que le temps
physique est indissociable de l’es-
pace, le temps psychologique n’existe
cognitivement que par l’intermé-
diaire de notre interaction avec l’en-
vironnement (physique et social) qui
nous entoure. La cognition peut donc
être décrite comme une projection
du monde dans notre espace-temps
cognitif, en ce sens qu’elle dépend de
notre activité dans l’espace proche,
mais aussi qu’elle repose (et c’est là
sa dimension temporelle), sur des
expériences sensorimotrices passées
qui ont forgé notre cerveau, tout en
prenant en compte les besoins et buts
poursuivis.
Prenons un exemple : je vois une
tasse posée devant moi. Cette tasse
n’est pas seulement une représenta-
tion purement visuelle. Sans que je le
veuille, mon corps se souvient des
situations où, par exemple, il a pris
une tasse pour boire, et se projette
ainsi dans un passé sensoriel et
moteur, dont il fait ressurgir la trace
dans les zones sensorimotrices de
mon cerveau. Ce faisant, il réalise
une simulation d’états neuronaux
antérieurs générés par des expé-
riences antérieures analogues.
Cette idée de simulation est cen-
trale en cognition incarnée : se sou-
venir, c’est faire une sorte de
voyage dans le temps et l’espace,
percevoir c’est s’imaginer ou simu-
ler le monde tel qu’on imagine qu’il
doit être ou qu’il sera. Les émotions
elles-mêmes ne sont bien souvent
que le résultat de simulations et


d’anticipations des conséquences
réelles ou potentielles de nos inte-
ractions avec l’environnement.

Pouvez-vous donner
un exemple concret
de la façon dont se manifeste
cette cognition incarnée?
Imaginez que je vous montre un des-
sin représentant une colline, et que je
vous demande d’en estimer la pente.
Si je vous ai d’abord chargé d’un
lourd sac à dos, vous ne livrerez une
estimation supérieure que si vous
voyagez léger. Ce type d’effet ne s’ex-
plique pas dans le cadre de la cogni-
tion classique. Mais il s’explique dans
celui de la cognition incarnée, où la
perception que vous avez de cette
pente dépend d’une simulation de
l’effort qui vous serait nécessaire si
vous deviez la gravir. Et pour que
cette simulation puisse avoir lieu, il
faut avoir été confronté à des situa-
tions similaires dans le passé.

Si le corps influe sur notre
perception de la réalité,
faut-il s’attendre
à ce que nous raisonnions
différemment, selon que
nous sommes reposés
ou au contraire fatigués?
C’est en effet ce qui est observé avec
la situation de la pente de la colline.
Si vous comparez un groupe de

personnes venant de faire un footing
à un groupe reposé, la pente est
jugée plus raide par le groupe de par-
ticipants fatigués que par ceux au
repos. Cela signifie bien l’on envisage
une donnée objective (l’inclinaison
d’un objet) en fonction de ce que
nous dit notre corps, en partie en
nous projetant dans le passé (en nous
remémorant les situations où nous
avons éprouvé une semblable fatigue
en gravissant une colline) et dans le
futur (si je devais monter une pente
maintenant, aurais-je du mal ?). La
même chose a été montrée avec la
distance apparente d’un objet. Elle
dépend de la facilité avec laquelle on
pourrait l’atteindre, et donc aug-
mente par exemple dès qu’un obs-
tacle est placé entre nous et cet objet.

Quels signaux internes
le corps utilise-t-il pour
répondre à cette question?
Dans l’exemple précédent de la
fatigue physique, les participants ont
parfaitement conscience de leur état
physique. Mais la cognition peut
aussi utiliser des signaux internes qui
peuvent renseigner sur leur aptitude
à interagir avec l’environnement,
sans qu’ils en aient conscience. C’est
le cas de la concentration de glucose
dans le sang. Toujours dans la même
situation d’estimation de la pente,
une recherche a montré qu’en

Dès que nous


pensons, notre


corps fait ressurgir


des souvenirs de ce


que nous avons fait


ou pensé dans


la même situation.

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