ÉCLAIRAGES Culture & société
GAME OF THRONES : LA SAISON QUI FÂCHE
avec son dragon et triomphe de ses ennemis.
Mais soudain, alors que ces derniers ont déposé
les armes, elle se déchaîne et brûle la ville
entière. Comme si, d’une certaine façon, ses
« gènes tyranniques » se réveillaient.
Pour toute explication, Varys, le conseiller
exécuté pour avoir essayé de l’arrêter, confie :
« Chaque fois qu’un Targaryen naît, les dieux
jouent à pile ou face et le monde retient son
souffle en attendant de voir de quel côté la pièce
va tomber. » Il s’agit là d’un déterminisme géné-
tique direct et simpliste, loin de ce que nous ont
proposé les saisons précédentes. Les histoires
sociologiques ne négligent pas les facteurs per-
sonnels, psychologiques et même génétiques,
mais le point clé est qu’elles sont plus que des
« tirages à pile ou face » : elles décrivent des inte-
ractions complexes et la façon elles font émerger
divers événements. Bref, elles racontent le monde
tel qu’il fonctionne réellement.
Dans les interviews qui ont suivi cet épisode,
Benioff et Weiss avouent qu’ils ont conçu la des-
truction de la capitale par Daenerys comme un
moment spontané. « Je ne pense pas qu’elle l’ait
décidé à l’avance », déclare Weiss. « Elle aperçoit
soudain le donjon rouge, qui est, pour elle, la
maison que sa famille a construite lorsqu’elle est
arrivée dans ce pays il y a 300 ans. C’est à ce
moment [... ], quand elle voit ce symbole de tout
ce qui lui a été arraché, qu’elle décide de prendre
les choses personnellement. »
C’est probablement George R. R. Martin qui
a soufflé l’idée du tournant tragique pris par
Daenerys à Benioff et Weiss. Mais il manquait à
ces derniers la méthode de storytelling fondée sur
la dimension sociologique. Ils n’ont su en faire
qu’un virage ponctuel, mélange de psychologie
spontanée et de déterminisme génétique.
POURQUOI LE RÉCIT SOCIOLOGIQUE
EST SI IMPORTANT
Qu’il soit bien ou mal fait, le genre psycholo-
gique, fondé sur des ressorts internes aux person-
nages, nous laisse dépourvus face aux change-
ments sociaux. Allons plus loin : la prédominance
de ce type de récit est peut-être la raison pour
laquelle nous avons tant de mal à composer avec
la transition technologique actuelle.
Dans mon propre domaine de recherche, l’im-
pact du numérique et de l’intelligence artificielle
sur la société, je me heurte sans arrêt à cet obstacle.
Beaucoup de livres et de comptes rendus journalis-
tiques mettent l’accent sur la personnalité d’acteurs
clés, comme Mark Zuckerberg ou Jeff Bezos, res-
pectivement patrons de Facebook et d’Amazon.
Bien sûr, ce facteur a son importance, mais il est
capital de l’inscrire dans le contexte global : les
modèles économiques des entreprises, les progrès
des technologies, l’environnement politique, les
réglementations (ou plutôt leur absence)... Ce sont
tous ces facteurs qui nourrissent les inégalités dans
la répartition des richesses et le manque de respon-
sabilisation de ces acteurs puissants. Et ce n’est pas
en troquant un patron contre un autre que l’on
obtiendrait des résultats fondamentalement diffé-
rents. Il faut changer les structures, les incitations
et les forces qui façonnent leur comportement et
celui de leurs entreprises.
Dans la pièce de théâtre La Vie de Galilée, de
Bertolt Brecht, un ancien élève du savant italien
se désole du fait qu’il se soit rétracté sous la pres-
sion de l’Église catholique : « Malheureux le pays
qui n’a pas de héros », dit-il. Mais Galilée le cor-
rige : « Malheureux le pays qui a besoin de héros. »
Les sociétés bien gérées n’ont pas besoin de
héros, et pour contrôler les pulsions néfastes, il
ne suffit pas de détrôner les « mauvaises per-
sonnes » pour les remplacer par des bonnes.
Malheureusement, la plupart de nos récits, fic-
tionnels ou médiatiques, restent coincés dans le
modèle du héros et de l’anti-héros. Dommage
que Game of Thrones n’ait pas réussi à conclure
sa dernière saison dans sa veine originale. Dans
un moment historique, où les défis technolo-
giques, climatiques et sociaux imposent de déve-
lopper de nouvelles institutions et des méca-
nismes d’incitation inédits pour modifier les
comportements, nous avons besoin de toute
l’imagination sociologique dont nous sommes
capables. Même si la série s’autorisait quelques
dragons et autres fantaisies, elle encourageait
cela, et c’était une bonne chose. £
Dans un moment historique,
où les défis technologiques,
climatiques et sociaux imposent
de modifier les comportements,
nous avons besoin de fictions
qui stimulent notre imagination
sociologique.
Bibliographie
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