Causette N°103 – Septembre 2019

(National Geographic (Little) Kids) #1

© D. MCAVOY/THE PICTURE LIFE COLLECTION/GETTY IMAGES


eux. Le soir, au dîner, ils réalisent que
cet homme est Jésus ressuscité. Pour
les catholiques, Emmaüs est donc
le lieu où l’on retrouve espoir. » Le
symbole est tout trouvé. Mais à ce
moment-là, tempère le fascicule
sur la genèse d’Emmaüs, « l’es-
sentiel n’était pas encore arrivé ».

L’arche de Georges
En septembre^1 , un jeune ouvrier
chrétien frappe à la porte
d’Emmaüs. Paniqué, il s’inquiète
des engueulades corsées chez
ses voisins. Il dit, selon Brigitte
Mary, s’attendre à « retrouver
un cadavre » si personne n’agit.
Ça ne manque pas. Peu après,
le voisin en question tente de se
jeter dans la Seine. Il s’appelle
Georges Legay. Sans le savoir,
il change le destin d’Emmaüs.
À peine revenu du bagne, à
Cayenne^2 , Georges vient de trou-
ver sa femme dans les bras d’un
autre homme, avec deux enfants
adultérins. Sa propre fille ne l’a
même pas reconnu. L’abbé Pierre
le reçoit. Il raconte la scène dans
une interview : « Il ne m’écoute
pas quand j’essaie de le réconforter.
Et, finalement – parce que c’était
la vérité, pas par calcul –, j’ai fait
le contraire de la bienfaisance. Au
lieu de lui dire “tu es très malheu-
reux et moi je vais être bon, je vais
te donner du travail, un logement,
de l’argent, etc.”, je lui dis : “Moi
je ne vais rien te donner du tout.
Mais toi, [...] avant de te tuer, tu
voudrais pas me donner un coup
de main ?” » Georges accepte.
Il se met à bricoler, selon les
vœux de l’abbé Pierre et de Lucie
Coutaz. Il se sent utile. L’abbé
l’appelle « sa nouille ». Il reprend
goût à la vie. C’est le vrai début
d’Emmaüs.
Le bouche-à-oreille répand
la nouvelle et d’autres hommes

dans le malheur
se présentent.
« Et comme l’abbé
Pierre était un
type qui ne refu-
sait jamais, ren-
chérit Laurent
Desmard, il les
accueillait.  »
Contre un toit
et de quoi man-
ger, ils retapent
la maison. Ils
deviennent les
« compagnons
d’Emmaüs », soli-
daires dans leurs
vies amochées. L’ambiance,
imbibée d’alcool (pourtant
interdit par les compagnons
eux-mêmes) et de traumas, en
devient parfois violente. On dit
d’ailleurs que l’abbé Pierre a
adopté sa mythique canne non
par nécessité, mais pour se pro-
téger de ses protégés.
Juste avant Noël 1949, une
famille entière débarque, après
avoir perdu son logement. De
ce jour, les compagnons se font
bâtisseurs. Ils bricolent, sans per-
mis de construire, des maisons
pour les nécessiteux, de toutes
religions et de tous passifs. Puis
l’abbé Pierre perd son mandat
de député en 1951. L’argent vient
à manquer en 1952. Les compa-
gnons ont alors deux idées. Pour
commencer, ils se penchent sur
les très nombreux registres de
loi que l’abbé Pierre, en tant que
député, recevait et empilait dans
la maison. Ces épais cahiers ne
servaient à rien. Pourquoi ne pas
en utiliser les feuilles pour faire
du papier cadeau et gagner un
peu de sous ? Les compagnons
se mettent aussi à faire les pou-
belles. Revendre les meilleures
trouvailles garantissait un autre

petit pécule. De bâtisseurs, ils
deviennent alors chiffonniers.
Supervisés par Lucie Coutaz, ils
se mettent à récupérer meubles
et affaires de seconde main chez
les particuliers, comme le fait
encore Emmaüs aujourd’hui.
Le mouvement devient célèbre
en 1954 seulement, quand l’abbé
Pierre appelle à la générosité
pendant l’un des hivers les plus
froids jamais enregistrés. De cinq
compagnons en 1951, on passe,
en 1955, à huit cents (des com-
munautés pour femmes se sont
créées). Ils sont plus de quatre
mille en France aujourd’hui, à
poursuivre l’œuvre de l’abbé
Pierre, de son amie Lucie Coutaz
et de sa chère « nouille », Georges
Legay. Tous trois sont enter-
rés ensemble, en Normandie.
L’histoire leur a donné raison :
Emmaüs reste bien le lieu de
l’espoir. U


  1. Emmaüs a longtemps identifié
    ce moment « au début de l’été », d’autres
    sources, en novembre. Les recherches
    de Brigitte Mary, bénévole d’Emmaüs
    international, ex-responsable du pôle
    mémoire, ont déterminé que c’était
    mi-septembre.
    2. Condamné pour avoir accidentellement
    tué son père, il a été gracié pour conduite
    héroïque lors d’un incendie dans la prison.


1947
Achat de la maison à
Neuilly-Plaisance (93).
1949
Transformation en
auberge de jeunesse
et arrivée de Georges
Legay, premier
compagnon.
Hiver 1949
Construction des
premières maisons.
1952
Début des
chiffonniers.
1 er février
1954
Appel de l’abbé Pierre.
1971
Création d’Emmaüs
international.
16 mai
1982
Décès de Lucie Coutaz.
22 janvier
2007
Décès de l’abbé Pierre.
2019
Emmaüs est présent
dans 37 pays
et compte plus de
4 000 compagnons
en France.

Lucie Coutaz, ex-résistante et assistante parlementaire, et Henri Grouès, alias
l’abbé Pierre, colocataires et cofondateurs de la communauté d’Emmaüs.
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