l’iran pris au piège
L
a vague a touché tous les quartiers
de la capitale. Début juin, en quinze
jours, la police des mœurs a imposé
la fermeture de 547 restaurants et
cafés de Téhéran pour « atteinte
à la morale islamique ». Des lieux de vie où
la musique et la mixité étaient tolérées et qui
profitaient du vent d’ouverture au monde, levé
dans le sillage de l’accord sur le nucléaire de
- Mais, au printemps 2018, Donald Trump
a mis un terme à celui-ci, arguant qu’il était
inefficace et reprochant à l’Iran ses velléités
d’influence régionale – alors même que ce sont
les États-Unis qui ont permis la montée pro-
gressive de l’influence iranienne dans la région
en chassant du pouvoir ses opposants histo-
riques : les talibans afghans,
puis Saddam Hussein en Irak.
L’accord de 2015, par
lequel l’Iran s’engageait
à cesser son programme
nucléaire militaire et à placer
son programme civil sous
contrôle international, en
échange de la levée d’une
partie de l’embargo écono-
mique permettait enfin à Téhé-
ran d’entrer dans le concert des nations, après
quarante ans d’ascétisme. Mais c’était compter
sans la détermination de ses adversaires régio-
naux, au premier rang desquels Israël, qui fus-
tige le soutien iranien au Hezbollah libanais et
au Hamas palestinien.
Pour Bernard Hourcade, directeur de
recherche émérite au CNRS dans l’équipe
« Monde iranien et indien », ces reproches
sécuritaires sont fallacieux : « L’Iran entre-
tient des relations avec les chiites du Liban
depuis le XVIe siècle ; le Hamas palestinien
est financé à 90 % par le Qatar et personne ne
lui dit rien ; même au Yémen le soutien iranien
est minime. Les vraies menaces – Daech, le
11 Septembre, le Bataclan, etc. –, ce n’est pas
l’Iran! Au contraire : ce pays est notre allié dans
la lutte contre le terrorisme. » Alors comment
comprendre les raisons profondes de sa mise
à l’écart?
D’abord, dans l’exploitation politique
qu’elle permet. En Israël, les plus radicaux, dont
Benyamin Netanyahou, ont besoin d’un Téhé-
ran infréquentable. Un Iran normalisé, c’est
un Iran qu’on ne peut plus stigmatiser, un Iran
influent au niveau politique, commercial, mais
aussi sociétal. « Le plus grand danger pour la
région... ce sont les femmes iraniennes, affirme
Bernard Hourcade. Elles ont fait la révolution,
elles ont l’expérience d’un islam politique, dont
z Nadia
Sweeny
Isolé, le pays est en proie à un retour en force des radicaux, au détriment d’une
population qui voyait dans l’ouverture économique une occasion de s’émanciper.
sont illégales au regard du droit inter-
national. Je suis radicalement opposée à ces
sanctions, car elles portent atteinte au peuple
iranien. Paradoxalement, elles permettent aux
groupes d’intérêts du régime de gagner des
sommes d’argent très importantes en mettant
au point des combines pour les contourner.
Il faut trouver d’autres voies pour affaiblir le
gouvernement sans faire souffrir la population
iranienne. Par exemple, couper la diffusion des
chaînes et des émissions iraniennes en langues
étrangères via les satellites étrangers. Ce qui
reviendrait à faire taire le haut-parleur de la
propagande iranienne à travers le monde sans
porter préjudice au peuple.
en occident, on présente souvent la situation
du moyen-orient comme découlant d’une
opposition entre sunnites et chiites.
La religion est une excuse : il s’agit avant
tout d’intérêts économiques. Il existe un front
avec, d’un côté, l’Iran et ses alliés – comme la
Russie – et, en face, l’Arabie saoudite et les
siens, dont les États-Unis et Israël.
la tension monte entre les états-unis et
l’iran. pensez-vous qu’il faille se préparer
à une confrontation militaire ?
Je ne le pense pas. Ni les États-Unis, ni l’Iran,
ni aucun pays de la région ne veulent de cet
affrontement.
parlons un peu de vous. Vous avez com-
mencé votre carrière sous le régime du
shah : est-ce que parfois vous regrettez
cette période ?
J’ai soutenu la révolution islamique. Mais,
dès la première année après la victoire, j’ai
pris conscience que c’était une erreur. Ayant
connu les deux périodes, je peux me permettre
de dire que nous avons commis une erreur.
Nous n’aurions pas dû faire cette révolution.
Vous pensez que l’évolution démocratique
aurait été plus facile sous un régime comme
le shah ?
Ce que je peux dire, c’est que, tant sur le plan
économique que démocratique, nous avons
reculé ces quarante dernières années. Si le
peuple iranien avait eu à l’époque la capacité
de se projeter dans l’avenir, de voir ce qu’est
l’Iran aujourd’hui, il ne fait aucun doute qu’il
n’aurait pas conduit cette révolution.
quel serait votre iran idéal ?
Je rêve d’un Iran démocratique, laïc, indé-
pendant de toutes les superpuissances. Je
voudrais voir disparaître les disparités entre
les classes sociales et que mon pays soit en
paix avec ses voisins.
Vous vivez en exil depuis maintenant dix ans.
pensez-vous qu’un jour vous rentrerez en
iran ?
Je suis en contact permanent avec mes amis
en Iran : mes modes d’action n’ont pas changé
depuis que je suis en exil. Mais je garde l’es-
poir, en effet, de rentrer un jour. C’est cet
espoir qui me pousse à continuer. a
elles se détachent. Elles ont la plus grande
sociabilisation du Moyen-Orient : les laisser
se développer, c’est permettre aux Iraniens de
devenir le modèle de la région. » Inimaginable
pour l’Arabie saoudite, qui a toujours vu dans
les aspirations démocratiques des citoyens du
Golfe, agités par le « printemps arabe », la main
déstabilisatrice de Téhéran.
Alors, malgré son rôle reconnu dans
l’expansion jihadiste, le royaume wahhabite,
premier importateur d’armes au monde, use
de son levier commercial. Encouragé par les
lobbys d’armement et les réseaux évangéliques
pro-israéliens, Donald Trump ferme violem-
ment la porte à Téhéran. En octobre 2018,
soit quelques mois après son retrait, il signe
un contrat d’armement pour
un milliard de dollars avec
Riyad...
Mais le président améri-
cain, en lice pour sa réélection
en 2020, s’assure aussi du
soutien indéfectible du camp
républicain, historiquement
anti-iranien. Il suit, par ailleurs,
la position du Congrès, que
Barack Obama avait ignorée
en imposant l’accord de 2015 par le biais de
décrets présidentiels. Enfin, il lance une féroce
guerre économique contre l’Europe pour l’accès
au marché iranien, soit 80 millions d’habitants,
qui pourrait lui assurer le soutien de grandes
entreprises américaines. Car dès la signature des
accords « ces entreprises ont vu les Européens
prendre les places en Iran, se souvient Bernard
Hourcade. Les États-uniens n’y ont pas mis les
pieds depuis quarante ans : il leur faut quatre ou
cinq ans pour retisser des relations. Or, d’ici là,
le marché sera pris. ». Réimposer des sanctions
contre l’Iran, c’est couper l’herbe sous le pied
européen.
D’autant que les Iraniens n’ont pas su faire
en sorte que les intérêts économiques des Euro-
péens soient suffisamment importants pour que
ceux-ci les défendent ardemment. « L’Iran n’a
pas l’expérience de la mondialisation, explique
Bernard Hourcade. Alors, quand il a fallu signer
des contrats à 5 milliards de dollars, il ne l’a
pas fait. Par méconnaissance, par méfiance et
même par résistance économique, comme le
prônait le guide suprême dès que les accords
ont été signés. »
Résultat : quand Donald Trump déchire
l’accord, les entreprises européennes n’exigent
pas des responsables politiques de leurs États
qu’ils engagent un rapport de force avec le plus
grand pays du monde. L’Iran ne vaut pas la
les modérés
iraniens n’ont pas
réussi à saisir
l’opportunité
de la dynamique
Obama.
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Politis 1558
20/06/2019
dOSSIER