L
acte de naissance de Joker a eu lieu
en août 2016, le soir de la première
de War Dogs, le précédent
film de Todd Phillips. C’est
à ce moment-là que le réalisateur
a pitché aux cadres de la Warner
son super plan. Nom de code :
DC Black. Une division
« alternative» du DCU, destinée
à réinventer l’esthétique
du genre superhéros, à coups
de films adultes, subversifs,
aux budgets réduits et sans
débauche de CGI. Tout l’inverse
d’Aquaman, donc.
« Commençons par Joker, et
embauchez ensuite des grands
réalisateurs. Plutôt que de vivre
dans l’ombre de Marvel,
entreprenons quelque chose
qu’ils ne peuvent pas faire. »
Voilà pour la légende, telle
qu’imprimée dans les pages de
nos confrères d’Empire au début
de l’été. Quand on rencontre
Phillips quelques semaines plus
tard, il nous fait très vite
comprendre qu’il ne compte pas
s’étendre sur les véritables plans
de la Warner concernant DC
Black. La priorité est à Joker.
Le premier film de la liste, celui qui
doit tout changer. Une origin story
à l’atmosphère brute, urbaine,
malsaine, comme un bon vieux
Lumet ou Scorsese des familles.
« J’adore les études de caractère des
années 70 comme Serpico, Taxi Driver, French
Connection... Aujourd’hui, nous vivons dans
une industrie dominée par les adaptations
de comic-books et où ce genre de films
a disparu. J’ai réfléchi à la manière de marier
les deux. Est-ce que ce ne serait pas génial
de voir le portrait d’un personnage du catalogue
DC tourné dans le style de ce cinéma qu’on
vénère tous? » Ça peut paraître ironique
d’afficher une telle ambition alors que
Christopher Nolan, d’une certaine façon, faisait
déjà ça il y a dix ans avec ses Batman. Mais c’est
ainsi : après une décennie de domination
marvelienne, la trilogie Dark Knight est déjà
un lointain souvenir.
Ici, la fixette esthétique est clairement
scorsesienne. Emma Tillinger Koskoff, l’une
des plus proches collaboratrices du maestro,
produit le film, le Joker y arpente un Gotham
aussi délabré que le New York de Travis Bickle,
et Robert De Niro en personne apporte sa
caution, dans le rôle d’un animateur télé qui fait
penser au personnage que jouait Jerry Lewis
dans La Valse des pantins [The King of Comedy
en VO], la comédie de Scorsese sur les déboires
du comique raté Rupert Pupkin.
L’association d’idées entre La Valse
des pantins et Joker est plus qu’une
référence cool : elle fait vraiment
sens. Dans The Killing Joke, la BD
d’Alan Moore parue à la fin des
années 80, le Joker était aussi un
comique raté. Et il y a toujours eu
du Pupkin chez Joaquin Phoenix,
comme l’acteur le reconnaît à
demi-mot dans l’interview ci-
contre. Quant à ceux qui seraient
surpris de voir Phillips, l’homme
derrière la trilogie Very Bad Trip,
se prendre pour un néo-Scorsese,
rappelons-leur qu’Adam McKay,
le réalisateur de Frangins malgré eux,
signe aujourd’hui des films à Oscars.
Politiquement incorrect
« L’industrie a beaucoup changé
ces dernières années, explique
Phillips. Aujourd’hui, les films ne
sont plus jugés sur des critères
esthétiques, on se demande avant
tout s’ils sont “woke” [conscients
des injustices qui pèsent sur les
minorités] ou pas. C’est
compliqué d’évoluer dans
un monde où presque tout est
potentiellement offensant,
c’est pour ça que la comédie US
est moins remuante qu’avant. Les films
doivent désormais être “ four-quadrant” :
séduire toutes les cibles démographiques.
Or, je suis persuadé que quand on veut plaire
à tout le monde, on ne plaît en fait à personne. »
Joker sera l’inverse : un film où les
personnages disent des trucs politiquement
incorrects tout en fumant comme des
pompiers. Il est en compétition à la Mostra
de Venise. Les bookmakers parient déjà sur
les chances de Joaquin Phoenix aux prochains
Oscars. Pour l’instant, le super plan
de Todd Phillips fonctionne à merveille. u
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