Le Vif L’Express N°3555 Du 22 Août 2019

(Barry) #1

exemple dont je peux parler avec
facilité puisque je me définis plutôt
comme libéral. Les libéraux ont ten-
dance à considérer l’entrepreneur et
le marché pour l’alpha et l’oméga de
toute avancée et de toute prospérité,
et l’Etat comme responsable de tout ce
qui peut aller mal. Mais quand on leur
rétorque que le libéralisme n’a été pos-
sible que parce que les Etats ont permis
son émergence, à travers les accords de
l’après-Seconde Guerre mondiale et
la création du Fonds monétaire inter-
national, quand on leur réplique que
les avancées technologiques que nous
connaissons, Internet et autres, n’ont
été possibles que grâce à de l’argent
public, ils soutiennent que ces progrès
seraient survenus même sans l’inter-
vention des Etats... Les libéraux ne
reconnaissent jamais aucune vertu à
l’Etat et en prêtent toujours au marché.
De même, dans les débats entre les intel-
lectuels ou les experts et les politiques, il
y a toujours un interlocuteur pour affir-
mer qu’on peut faire dire ce que l’on veut
aux chiffres. Et d’ajouter : « Oublions les
chiffres ». Traduisez : « Remontons à un
niveau d’abstraction à partir duquel on
va pouvoir vendre nos idéologies ». Dans
leur entendement, mieux vaut ne pas
s’embarrasser de la réalité plutôt que de
mettre en péril son idéologie.


Que les idéologies soient des
croyances qui aveuglent, n’était-
ce pas déjà le cas dans le passé ?
Qu’est-ce qui est spécifiquement
nouveau ?
Oui, Raymond Aron (NDLR : sociologue
et philosophe français, 1905 ‑ 1983)
qualifiait déjà le communisme et le na-
tionalisme de religions séculières. Ce
n’est donc pas neuf. L’est en revanche le
constat que ces idéologies se sont multi-
pliées depuis les années 1980 et qu’elles
semblent se renforcer les unes les autres.
Elles sortent revigorées de l’époque ac-
tuelle ; ce qui n’était pas le cas lors de
la génération précédente. Jamais non
plus n’ont-elles été aussi hétérogènes


et, parfois, aussi éloignées de la réalité.
Elles profitent également d’un double
phénomène conjoncturel. Un, la mon-
dialisation affaiblit les Etats et crée des
tensions culturelles, une fois que l’on
se retrouve tous sur le même marché.
Deux, les nouvelles technologies, avec
la force de l’algorithme sous toutes ses
formes, concurrencent l’être humain
sur un terrain de jeu où il pensait être
le seul et le meilleur. Pour retrouver un
sens, une liberté ou un honneur perdus,
ceux qui pensaient être les maîtres du
progrès peuvent être tentés de se réfu-
gier dans les croyances.

Les religions traditionnelles ont
néanmoins survécu aux révolutions
scientifiques. Résisteront-elles aux
algorithmes ?
Je me suis aperçu, en relisant les travaux
de Freud, que le principe selon lequel
plus la science avance, plus la religion
recule, ne s’applique pas exactement
comme cela. Les religions tradition-
nelles s’effondrent. Elles ont tendance
à perdre en force à mesure que la science
est mieux à même d’expliquer le monde
que la Bible ou le Coran. Néanmoins, la
science n’arrive pas à réduire le besoin
de croire. Au contraire, il se développe
de plus en plus. Les religions tradition-
nelles sont peut-être en train de dispa-
raître parce que la quête de croyance est
passée ailleurs.

Vous détaillez toutes vos
préventions sur ces idéologies
devenues des croyances. Et
puis, vous expliquez que croire
est « un premier pas vers une

acceptation plus vaste de notre
condition d’homme dans un
monde absurde ». N’est-ce pas
contradictoire ?
J’en ai bien conscience. Je ne suis pas
sûr que tout s’organise de façon cohé-
rente. De plus en plus d’anthropolo-
gues ou de psychologues démontrent
que nous sommes des machines à don-
ner du sens là où il n’y en a pas assez.
Ce besoin semble biologique. Essayer
de s’y opposer est illusoire. Autant ad-
mettre que nous sommes conditionnés
à croire d’une certaine façon. C’est un
premier pas vers la tolérance. Le deu-
xième consiste à reconnaître qu’histori-
quement, les sociétés qui fonctionnent
et qui survivent sont organisées autour
d’une croyance commune, pas forcé-
ment lourde. Cela peut être un socle
partagé d’idées. Elles aident au moins
à vivre ensemble.

Regrettez-vous que certaines
sociétés ne disposent plus de projet
commun, de récit collectif,
de mythe fondateur ?
Ce n’est pas un regret, c’est une me-
nace. La multiplication et l’opposition
des croyances font courir le danger que
les récits perdent leur pouvoir fédéra-
teur. Ils ne peuvent pas être tous vrais
en même temps. Une forme d’anomie –
on se dit que l’on ne veut pas vivre avec
des gens qui ne croient pas aux même
choses – et de paranoïa –on en vient à
douter de ses propres croyances – s’ins-
talle. Dans une société où l’on doute de
tout, il est difficile d’avancer, d’adop-
ter un objectif commun, de mener des
grandes réformes. C’est de ce sentiment
de fatigue dont souffre aujourd’hui
l’Europe occidentale.

Vous dénoncez en particulier
l’égalitarisme et la théorie du genre.
Pourquoi ?
Ces théories m’agacent et m’intéressent
parce qu’elles n’en sont qu’à leurs dé-
buts. Elles se caractérisent par un dé-
ni de la réalité non plus collectif mais

DÉBATS



«LA SCIENCE
N’ARRIVE PAS
À RÉDUIRE
LE BESOIN
DE CROIRE.»
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