Les Inrockuptibles N°1239 Du 28 Août 2019

(Romina) #1
Tourner au Portugal, un pays où tous seraient étrangers,
était ainsi une façon, nous explique-t-il, de se mettre sur un pied
d’égalité, de rester, ensemble, ouverts à la découverte, et de se
mettre quelque peu en danger. Mais pourquoi Sintra? “Il y a
plusieurs raisons, justifie-t-il. Il fallait d’abord un lieu où l’on puisse
imaginer que Frankie donne rendez-vous à toute sa famille. Ensuite,
il se trouve que Mauricio, mon coscénariste, y possède une résidence,
et que j’y suis moi-même allé en vacances à 14 ans ; j’avais même
écrit un carnet de bord de ces quelques semaines, que j’ai retrouvé.
Enfin, la ville est dominée par plusieurs collines, dont une, Peninha,
du haut de laquelle je voulais impérativement filmer une scène
essentielle.” Assisté de techniciens portugais, dont les géniaux
Rui Poças (chef opérateur de João Pedro Rodrigues et de Miguel
Gomes) et Vasco Pimentel (ingénieur du son du second), Sachs
assure cependant ne jamais s’être réellement senti étranger au
milieu de cette joyeuse troupe : “Esthétiquement, nous parlions tous
le même langage, et c’est ce qui compte. Dans mes films précédents,
j’amenais l’Europe, ou disons une façon européenne de travailler aux
Etats-Unis. Cette fois-ci, c’est moi, l’Américain, qui me suis déplacé
vers l’Europe, et ça avait quelque chose de libérateur.”
Sur cette “esthétique européenne”, Ira Sachs est intarissable.
La France, en particulier, occupe une place de cœur dans
sa cinéphilie, depuis ce fameux semestre de 1986 à la fac
de philo, donc, où il commença à fréquenter assidûment notre
cinéma d’auteur. A sa façon d’en parler, on comprend qu’il
y a presque chez lui le sentiment d’être né au mauvais endroit,
l’impression que sa vraie famille habite essentiellement
sur les deux rives de la Seine. Ce furent ainsi d’abord les films
de Cassavetes, découvert dans les salles du Quartier latin, qui
se chargèrent d’opérer la transition entre New York et Paris.

Puis il y eut Truffaut, et bientôt Pialat, auquel il
affirme encore revenir constamment – Police l’obsède,
mais aussi Loulou, bien sûr, étape essentielle dans
sa conversion à “l’hupperisme”. Son chemin de Damas
vers cette religion d’amour passe en outre par une station plus
étonnante, pas forcément le film le plus reconnu de la déesse
rousse, qui fut pourtant un carton aux Etats-Unis, en 1983
(nommé à l’Oscar du meilleur film étranger) : Coup de foudre de
Diane Kurys, où Huppert donnait la réplique à Miou-Miou,
et pour lequel il confesse avoir “beaucoup de tendresse, bien qu’il ne
fasse pas partie du canon cinéphile”. On est sentimental ou on ne
l’est pas. Quand il repasse par Paris, Ira Sachs ne manque jamais
une occasion de retourner dans ces mythiques salles du Quartier
latin. Avec son mari (le peintre d’origine équatorienne Boris
Torres) et leurs jumeaux de 7 ans, ils sont ainsi récemment allés
revoir La Nuit du chasseur à l’Action Christine – une salle
aujourd’hui rebaptisée Christine 21 et gérée par... le mari et
le fils d’Isabelle Huppert. La conversion est totale.
Mais, pour Frankie, ce sont d’abord des films d’Eric Rohmer
qu’il a revus en compagnie de Rui Poças, en particulier ceux
photographiés par Néstor Almendros (Le Genou de Claire,
Pauline à la plage) pour leur rapport à la lumière naturelle, au
cadre et à l’érotisme. La richesse du verbe rohmérien, en outre,
l’a encouragé à mettre en scène de longues séquences dialoguées.
De façon plus inattendue, il évoque enfin Jacques Nolot,
à ses yeux “un grand maître, l’égal de Renoir”. Acteur précieux

Forty Shades
of Blue (2005)
Ad Vitam


Keep the
Lights On
(2012)
KMBO

Love Is
Strange
(2014)
Pretty Pictures


Brooklyn
Village
(2016)
Eric McNatt/Condor Distribution


Les Inrockuptibles 28.08.2019 18

Rentrée cinéma
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