Les Inrockuptibles N°1239 Du 28 Août 2019

(Romina) #1

et cinéaste rare (il n’a réalisé que trois longs métrages,
L’Arrière-Pays, La Chatte à deux têtes et le dernier, Avant que
j’oublie, en 2007), Nolot partage avec Sachs une vision
aiguisée de ce que l’argent, et surtout son manque, peut
provoquer chez les hommes, en même temps qu’une certaine
pudeur quant à l’expression de ces désagréments. “Mais, pour
en revenir au cadre, ajoute-t-il, j’ai un goût naturel, auquel j’ai laissé
libre cours ici, pour les valeurs les plus larges. Les plans larges,
je trouve, permettent d’observer aussi bien le personnage que l’acteur
qui l’interprète. C’est frappant chez Fassbinder : on voit par exemple
tout à la fois Maria Braun et Hanna Schygulla. Ça permet
de s’éloigner du réalisme pur, de donner conscience que l’on regarde
un film.”
Lancé sur Fassbinder, Ira Sachs ne s’arrête plus et cite
une phrase du maître allemand qu’il a faite sienne, la répétant
comme un mantra : “Je corrigerai la prochaine fois.” On lui
demande alors ce qu’il a voulu corriger de son précédent film
dans celui-ci, mais il nous interrompt illico pour préciser
sa pensée : “En réalité, il ne s’agit pas de se retourner vers le passé


“Je suis incapable
de concevoir un personnage
sans penser à sa situation
économique. On aimerait s’en
extraire, parce que c’est
vulgaire, mais l’argent se
rappelle toujours à nous”
IRA SACHS

pour se demander ce qu’on a raté afin de faire mieux – je ne me
retourne jamais vers le passé. Ce que Fassbinder exprimait là,
je crois, c’est un encouragement à ne jamais s’arrêter, à prendre des
risques, à accepter l’échec et à remettre cent fois l’ouvrage sur le
métier. La perfection n’est pas intéressante. Isabelle a cette mentalité,
c’est une des nombreuses raisons pour lesquelles j’ai aimé travailler
avec elle.” Le risque : voilà un terme qui revient souvent dans la
bouche d’Ira Sachs. Même si, à 53 ans, sa carrière, débutée en
1996 avec Le Delta, est de son propre aveu sur des rails solides,
il se considère toujours comme un outsider, dans un système
de plus en plus rétif aux auteurs, à l’indépendance, et donc au
risque. “Pendant la fête de mon film, à Cannes, j’avais le sentiment
d’être à bord du Titanic : tout va bien en apparence, on s’amuse,
on boit du champagne, mais on sent bien que ça prend l’eau”, nous
confie-t-il, soudain rattrapé par la mélancolie.
Se sent-il en danger? Pas nécessairement à titre personnel,
explique-t-il, mais il craint que son art, fabriqué comme il l’aime,
se flétrisse inexorablement. On évoque alors l’assertion de Richard
Linklater, selon laquelle le cinéma d’auteur vivrait un nouvel âge
d’or avec l’arrivée des plateformes de streaming (Netflix, Amazon,
bientôt Apple) qui ont besoin d’énormément de contenus, et de
contenus variés, mais sa réponse fuse : “Je crois l’inverse. Linklater,
bien qu’indépendant, n’a aucun problème à faire des films
commerciaux si besoin. Il maîtrise ce langage, il peut s’adapter. Ce n’est
pas mon cas, mes films ne rapportent pas beaucoup d’argent. Ensuite, je
ne crois pas qu’on puisse être libre en travaillant pour ces compagnies.
C’est un leurre. Une liberté de façade.” Le capitalisme, on y revient.
Et l’on saisit mieux pourquoi le sujet le titille : ce n’est pas un
caprice bourgeois mais une question vitale pour lui qui, comme
tous les cinéastes qu’il a cités lors de cet entretien, a dû inventer
une économie afin de pouvoir exercer son métier comme il
l’entend. En toute indépendance, en toute souveraineté. Cela
semble donc acté : Frankie n’ira pas à Hollywood.

Frankie
(2019)
SBS Distribution

19 28.08.2019 Les Inrockuptibles

Rentrée cinéma
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