IDÉES/
«The Paradise»
Une nouvelle sur un amour en cavale
par le journaliste et écrivain
Denis Robert: s’échappant
de l’évasion fiscale, sujet qui a dévoré
sa vie, il prend le large à Jersey,
paradis sans impôts.
C
allaghan avait tout l’air
d’un sale type. Quand il
débarquait aupub leFo-
rum Finestsur Greenville pour
commander une bière, on pou-
vait entendre un curieux mur-
mure, mélange de crainte et de
fascination. J’ai appris sa mort la
semaine dernière. Elle m’a se-
coué. Callaghan n’a pas supporté
le décès de ma mère. Il venait
d’avoir 70 ans. Il ne les faisait pas.
Il faisait beaucoup de sport et fuir
DR
Par
DENIS
ROBERT
Journaliste et écrivain, directeur
de la rédaction du «Média»,
ancien de «Libération»
TENTATIVE D’ÉVASIONS (3/9)
Bien sûr toutes les cavales ne se terminent pas, comme au cinéma, sur une
île paradisiaque. Mais s’évader est un fantasme intime et universel. Le désir
de liberté peut emprunter divers chemins, de la drogue au jeu en passant
par le rêve insulaire. L’évasion peut être avidité (évasion fiscale) ou nécessité
(migrer en dernier recours). Et demain, peut-être, objectif Lune.
pris l’habitude d’y fumer un joint
en regardant les étoiles. C’est là
qu’il l’avait rejointe le premier
soir: «C’est beau le ciel pollué de
Paris ?» Elle n’avait pas su quoi
dire. Il lui avait parlé des falaises
de Jersey et du ciel immaculé de
la petite île anglo-normande. Il lui
avait demandé si elle fumait de-
puis longtemps, elle avait ré-
pondu «un an». Il lui avait assuré
qu’il n’avait jamais fumé de sa vie.
Il se méfiait de tout ce qui pouvait
lui faire perdre son self-control. Ils
avaient parlé doucement dans la
pénombre. De littérature surtout.
Vian, Sciascia, Márquez, Duras.
Comment une gamine de 15ans
peut-elle avoir une telle culture?
Et comment un braqueur aux
avant-bras tatoués peut-il réciter
Baudelaire et Rimbaud? Cet
amour de la littérature et des li-
vres, c’est sûrement ce qui a rendu
leur histoire possible. Callaghan
lui avait demandé ce qu’elle vou-
lait faire plus tard. Elle avait dit
prof. Il avait répondu que lll
«Demain hésite
encore» de la série
Fading Landscapes,
de Juliette-Andréa
Elie.
PHOTO JULIETTE-
ANDRÉA ELIE
la police pendant toute une vie
l’avait rendu aussi fin et rapide
qu’un guépard. J’ai compris
beaucoup de choses en lisant les
carnets de ma mère. Elle avait
22 ans de moins que lui. Ils
étaient ensemble depuis beau-
coup plus longtemps que je ne
l’avais imaginé. Ici à Saint-Helier,
personne ne savait.
23 juin 1986
Ma mère dans cette première vie
ne s’appelait pas encore Audrey.
Quand elle sortait de chez elle,
elle levait toujours la tête vers le
ciel et aspirait une énorme bouf-
fée d’air. Elle fermait les yeux en
aspirant et souriait. Elle ne l’a pas
vu arriver et a terminé dans ses
bras un peu violemment. C’était
leur première rencontre. Elle a
rougi, bredouillé un mot d’ex-
cuse, mais il ne la lâchait pas.
Callaghan riait et la couvrait de
ses yeux gris. Deux garçons
étaient derrière lui. Elle avait dis-
tingué nettement une arme dans
la doublure de sa veste. Son vi-
sage était connu. C’était un bra-
queur déjà condamné. Elle s’est
excusée, et il a caressé sa joue.
Ensuite, elle a couru vers son ly-
cée. De cela, elle n’en a parlé à
personne. Elle a suivi ses cours
sans écouter ce jour-là. C’était
une élève douée. Elle achevait sa
première, avec un an d’avance.
C’était la fin du mois de juin. Elle
appréhendait le départ en vacan-
ces avec ses parents et leur avait
demandé si elle ne pourrait pas
partir seule avec un ami de son
lycée.
Elle habitait au dernier étage de
l’immeuble avec une fenêtre don-
nant sur les toits et un peu en con-
trebas, un petit muret sur lequel
on pouvait s’adosser. Elle avait
18 u Libération Mercredi^14 et Jeudi^15 Août^2019