Liberation - 2019-08-14

(Ron) #1
boîte de nuit. Un horaire y est en-
touré: minuit. Elle le retrouve là,
elle reconnaît son odeur. Il s’ap-
proche d’elle par-derrière et lui
souffle à l’oreille: «Tu es la plus
belle et la plus maligne de toutes
les filles du monde.» Les flics
étaient devant la boîte. Quand ils
sont entrés, il était parti. Le mois
suivant, elle obtenait son premier
poste de français à Saint-Malo.
Lui était caché à Jersey sous une
fausse identité. Quatre-vingt-
dix minutesde bateau. Leur
amour se nourrissait de ces jeux
de piste hors du temps.

9 septembre 1995
Elle regarde avec attention les
images qui se détachent de
l’écran. Ce tout petit corps qui se
déplie. Les gens la plaignent. «Ce
ne doit pas être facile de faire un
enfant toute seule.» Elle ne voit
plus ses parents. Il a peur d’être un
mauvais père. Elle met sa main
sur sa bouche: «Un mauvais père
est un père qui ne respecte pas son
enfant, qui lui fait du mal. Toi, tu
nous protèges et tu nous veilles. Tu
rends ma vie palpitante.» Il tente
d’objecter qu’il est un mauvais
exemple pour son fils. Elle n’est
pas d’accord: «Tu braques des
banques et des boutiques de luxe
qui braquent leurs clients. Tu ré-
tablis l’équilibre.»
Elle prépare la chambre du bébé.
Les policiers passent sans arrêt,
se doutent que Callaghanest le
père. Ils surveillent la maternité.
Il va pourtant réussir à faire une
photo avec le bébé qu’il glisse
dans un bouquet de roses. C’est
lui qui choisit le prénom. Nino.

6 novembre 1997
Au parc, l’enfant disparaît. Elle
panique, elle court partout pen-
dant une heure. Et puis, elle se
calme. L’enfant se jette contre elle
en riant.
«Tu étais où? Je t’ai cherché par-
tout! — J’étais avec papa, on est
allés manger une crêpe. Et re-
garde, il m’a acheté une nouvelle
voiture.»
Le soir même, elle retrouve dans
sa boîte aux lettres une enveloppe
avec des photos de Nino et de son
père. Ils sourient.

20 décembre 1999
Les policiers ont un peu relâché
leur pression. Le temps passe
pour elle et pour lui. Il est fatigué
de cette prison sans murs, de
cette vie sans maison. Il est fati-
gué de regarder son enfant gran-
dir derrière les grilles de la cour
de l’école. Il en a marre des bra-
quages. Il n’a plus l’âge. Il prépare
un dernier coup. Il y met ses éco-
nomies. Ça passe ou ça casse. L’ar-
gent est devenu électronique. Des
codes. Des virements. Il faut vivre

avec son temps.
Il réussit à corrompre deux em-
ployés qui bossent pour une
chambre de compensation à Lon-
dres. C’est le point aveugle du sys-
tème financier. Il a créé un faux
compte sur lequel les investis-
seurs vont balancer leurs achats
obligataires. L’Etat français et la
ville d’Oslo sont les garants de la
construction d’une ligne TGV en
Norvège. Il faut agir très vite et re-
partir avec l’argent des premiers
versements. Dès qu’un banquier
vérifiera qu’il n’y a ni TGV, ni ville
d’Oslo, ni Etat français, ce sera
trop tard. En24 heures,il se vire
32 453 900 euros.
Il a récupéré les codes. Et de bons
informaticiens ont fait le reste du
boulot.
La chambre de compensation a
eu tellement honte de s’être fait
berner qu’elle n’a pas porté
plainte. Avec cette mauvaise pu-
blicité, elle aurait perdu ses
clients.

24 décembre 1999
Cela fait quinze ans qu’il l’a dans
la peau. L’enfant qu’elle lui a fait
a ses yeux.
Elle lui fait oublier ses errances.
Plus il vieillit, plus il faiblit et
plus la vie devient difficile sans
eux.
Elle regarde l’enveloppe et les
deux billets. Elle se dit qu’elle ne
peut pas passer son existence à
regretter de ne pas avoir eu le
courage de partir. Elle observe sa
photographie et celle de l’enfant
sur les passeports. Ce ne sont pas
leurs noms, ni leurs prénoms. Le
taxi les attend. «Tu t’appelles
Thomas, tu te souviens.» L’enfant
fait oui de la tête et sourit. Elle
lui fait un clin d’œil et referme la
porte.Ils ont des billets pour
George Towndans les îles Caï-
mans. Ensuite ils iront en Gua-
deloupe. Puis à Londres. Pourat-
terrir à Jersey. Callaghan, mon
père, a toujours su brouiller les
pistes.

10 juillet 2019
Ils ont passé vingt ans à Plemont
dans une maison achetée entre
les falaises et la forêt. Le crabe
n’épargne pas les amoureux. Mon
père a attendu qu’elle s’endorme
avant de retourner vers la falaise.
Il m’a laissé une lettre, la clé d’un
coffre à la Standard Bank de
Saint-Helier, les carnets de ma
mère. Et une photo où on nous
voit manger une crêpe en riant.
PS: En 1999, un entrefilet du
Financial Times révélait que
deux employés indélicats de la so-
ciété Clearstream avaient créé un
faux emprunt obligataire sur la
construction d’un métro à Oslo.
L’entrefilet indiquait qu’un mil-
liard (de livres) aurait ainsi dis-
paru. Personne ne sait si tout ou
partie du milliard est réapparu, ni
le sort réservé aux deux em-
ployés.•

VENDREDI
L’ESCAPE GAME

L'ŒIL DE WILLEM


s’il avait rencontré une
prof comme elle, il aurait sans
doute fait autre chose de sa vie. Il
avait remarqué qu’elle était fati-
guée et lui avait conseillé d’aller
dormir. Ils s’étaient donné ren-
dez-vous le lendemain. Même
heure, même endroit.
Elle avait peu dormi. La journée
lui était apparue très longue. Son
père, le soir, l’avait autorisée à
partir à Nice avec son copain de
lycée, mais elle savait déjà qu’elle
n’irait pas.
Elle avait hâte que ses parents
s’endorment pour le rejoindre sur
le toit. L’air était tiède. Elle s’était
endormie dans ses bras. Tout l’été,
elle allait s’endormir dans ses
bras. Une nuit vers la fin du mois
d’août, il lui avait murmuré qu’il
allait devoir s’absenter. «Je vais
partir loin deux mois ou trois,
mais je te promets que je revien-
drai.»
Il lui avait demandé de l’at-
tendre. Elle avait accepté. Elle
s’était assise sur ses genoux et
l’avait embrassé. Elle avait fait le
premier geste. Cette nuit-là, sur le
toit, ils ont fait l’amour pour la
première fois.
Elle s’était réveillée sans lui. En
allumant sa télé, elle avait appris
qu’un braquage avait eu lieu dans
une grande bijouterie parisienne.


13 août 1991
Cela fait cinq ans que dure leur
histoire, et il est en prison depuis
un an. Elle ne l’a pas lâché. Elle
lui écrit des lettres. Il lui répond.
Elle vit seule dans un studio
qu’elle paye grâce à un job de ser-
veuse. Elle travaille aussi à la fac.
Elle est inscrite en lettres. Le pro-
cès est arrivé assez vite. Les an-
nées de cavale, son casier et le fait
que l’argent reste introuvable ont
joué contre lui. Il a pris huit ans
ferme. Elle pleure. Il lui dit de ne
pas s’inquiéter.
Quelques mois plus tard en se
rendant au parloir, elle apprend
qu’il s’est échappé. Elle a été inter-
rogée longuement par les flics du



  1. Comme elle ne savait rien,
    c’était facile de répondre. Les flics
    sont persuadés qu’elle les bara-
    tine. Son téléphone est sur écoute.
    Une camionnette est en perma-
    nence garée devant chez elle. Jour
    après jour. Ils finissent par se sa-
    luer.
    Deux semaines plus tard, elle dé-
    couvre un mot sous son tapis
    d’entrée, avec un cœur dessiné au
    feutre sur le tapis et un «Je t’aime»
    griffonné sur un vieux papier
    chiffonné qu’elle a gardé et collé
    dans un carnet en moleskine.
    Dans sa boîte aux lettres, elle
    trouve une publicité pour une
    compagnie de déménagement de
    Saint-Malo où est entouré un nu-
    méro de téléphone. Une autre pu-
    blicité vante les mérites d’une


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Libération Mercredi 14 et Jeudi 15 Août 2019 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 19

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