Le Monde - 14.08.2019

(Ron) #1

22 | MERCREDI 14 AOÛT 2019


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P


etite, quand une copine
mourait d’envie de nous confier
un secret, on lui jurait, « Croix de
bois, croix de fer, si je mens, je
vais en enfer », de ne pas la trahir. Promis,
donc, on taira comme convenu l’adresse
de l’appartement privé où Moët
Hennessy reçoit à Paris ses « clients d’ex­
ception », entendez des multimillionnai­
res du monde entier. Sur la façade en
pierre de l’immeuble haussmannien,
aucune plaque distinctive. Le lieu mys­
tère se situe au deuxième étage, et ce
n’est pas un hasard. Au XIXe siècle, c’était
l’étage « noble » des constructions sans
ascenseur, ni trop bas ni trop haut pour
les grands bourgeois aux jambes lourdes.
Les logements y étaient spacieux et les
balcons « filants », c’est­à­dire continus
d’une extrémité à l’autre.
Au premier coup de sonnette, un gentil
colosse ouvre la porte blindée et nous prie
d’entrer. La place, discrète et protégée, est
un paradis pour des achats coups de cœur
qui peuvent atteindre en une soirée la va­
leur d’un beau pied­à­terre parisien.
Les ultrariches déboursent sans comp­
ter, et c’est tant mieux si l’on pense au
chiffre d’affaires mondial du luxe évalué
à 1 200 milliards d’euros en 2018 par le
cabinet américain de conseil en stratégie
Bain & Company. « Et cette estimation ne
prend pas en compte l’immobilier, signale
Joëlle de Montgolfier, l’une des auteurs
de l’étude. Avec ou sans les propriétés, le
marché est de toute façon très dynamique,
surtout grâce aux Chinois. En 2000, ils
comptaient pour 1 % des dépenses environ,
aujourd’hui, c’est un tiers et, d’ici à 2050, ce
sera la moitié. » En France, 600 000
emplois directs dépendent de cet
engouement international pour le faste.
Tout comme ils possèdent un jet privé
afin d’éviter les autres passagers de l’aé­
roport et les files d’attente, les magnats
de la planète préfèrent flamber l’esprit
tranquille, loin des curieux et de leurs
téléphones voyeurs. Ainsi que le leur
garantit la carte « Centurion » d’American
Express, un rectangle en titane noir
accordé uniquement sur invitation, leur
crédit est illimité.
Le meublé caché au cœur du 8e arrondis­
sement de Paris n’a rien d’une boutique
m’as­tu­vu. C’est au contraire un havre de
paix de 250 m^2 dont la décoration a été

confiée au designer Bruno Moinard, qui
aménagea jadis, avec Philippe Starck, les
appartements privés de François Mit­
terrand à l’Elysée. Ici, les commodes aux
lignes géométriques et les chaises d’un
violet sobre jouent la carte vintage, tandis
que les fauteuils en cuir beige clair invi­
tent à la paresse. « Les amis des maisons
Moët Hennessy doivent se sentir chez eux »,
confie Laurent Boidevezi, qui y dirige no­
tamment les activités de ventes privées.
Infatigable globe­trotteur, l’homme est
convaincu de « l’authenticité de ce cercle
discret et familial où les relations sont fon­
dées sur la confiance ».

LA CONFIDENTIALITÉ, ARME MAJEURE
Disponible depuis 2013, l’endroit est
connu d’un petit club trié sur le volet.
Ambiance intime certes, mais adresse
mercantile néanmoins. « Croix de bois,
croix de fer », on mentionnera seulement
deux objets parmi la douzaine délicate­
ment suggérés à la vente. Le premier vaut
85 000 euros. Il faut imaginer une grande
table basse noir et or qui, après qu’on l’a
dépliée, révèle 20 bouteilles du Dom
Pérignon le plus rare, les bulles préférées
de James Bond. L’invité séduit par le
comptoir à champagne dont rêverait 007
aura la liberté d’en choisir la couleur, un
nuancier traînant à portée de main pour
l’aider à se décider. Du très haut de
gamme, tout est artisanal et sur mesure.
La deuxième tentation constitue « le
point d’orgue » de la visite, à entendre la
maîtresse des lieux. A peine entrouverte
la porte d’une des pièces sur cour, des
jeux de lumière éblouissent. Au milieu
de l’espace, une cave en verre de 288 bou­

teilles et de 120 magnums : Cheval­Blanc,
Château d’Yquem, Ao Yun, beaucoup de
crus exceptionnels. « L’ensemble pèse
trois tonnes, il a fallu renforcer le plan­
cher », raconte la jeune guide. Le prix?
« Inestimable », puisqu’il dépend des vins
et des champagnes sélectionnés. Un seul
de ces flacons coûte autant qu’une robe
de haute couture, apprend­on. Les euros
tourbillonnent alors en tête au fur et à
mesure des multiplications.
La confidentialité est une arme
majeure dans l’ultraluxe. L’été, des mar­
ques prestigieuses louent incognito des
villas sur la Riviera pour présenter leurs
nouveautés à la jet­set en vacances, l’in­
formation circule de bouche­à­oreille. Et
depuis peu, Boucheron a terminé des
travaux dans sa boutique parisienne de
la place Vendôme afin de disposer d’un
appartement discret au premier étage. Le
joaillier le prête même pour une nuit à
une poignée de fidèles lassés des palaces
étoilés, enfin, pas tout à fait, puisque le
Ritz, voisin, y assure le service.
Avoir pignon sur rue n’empêche pas
pour autant de tisser des liens avec les
super VIP. Nathalie Célia Koch­Chevalier,
49 ans, a la haute main sur la plus grande
boutique d’horlogerie et de joaillerie au
monde, un élégant bâtiment d’angle sur
trois étages, classé monument histori­
que, boulevard des Capucines, à Paris, au
cœur de ce quartier de l’Opéra qu’aiment
tant les Asiatiques. L’emplacement, d’un
chic bien tempéré, est le porte­drapeau
de Bucherer, la très sérieuse entreprise
familiale suisse créée en 1888 à Lucerne.
« Nos acheteurs les plus fortunés peuvent
craquer n’importe où pour une montre à
plusieurs centaines de milliers d’euros, re­
connaît la directrice générale France de
l’enseigne. A nous de les inciter à pénétrer
dans l’un de nos cinquante­six magasins
plutôt que chez un concurrent. »
Cette ancienne de Christian Lacroix et
de Louis Vuitton s’y connaît en relation­
nel. Les rideaux métalliques du boulevard
des Capucines se ferment sur les vitrines
extérieures dès qu’un milliardaire ré­
clame la privatisation des 2 200 m^2 où of­
ficient 80 employés susceptibles de négo­
cier en dix­sept langues. La quiétude du
client paie « surtout avec les acquéreurs les
plus assidus, convient notre hôtesse. Lors
de l’une de ses dernières visites, volets clos,

un émir a choisi une vingtaine de montres
destinées à sa femme, sa mère, sa fille et
l’un de ses ministres préférés ». Trois à qua­
tre fois par mois, Bucherer Paris festoie en
compagnie d’une trentaine de convives,
jamais plus. Le 8 mars, Journée interna­
tionale du droit des femmes, des ateliers
maquillage, shooting (séance photo) et
dégustation gourmande ont animé le
magasin qui, un soir d’hiver, fut même
transformé en casino avec des tables de
black jack et de roulette, mais « de faux
billets », nous rassure­t­on sur­le­champ.

LE NON N’EXISTE PAS
Afin de fidéliser à tout prix les porte­
feuilles joliment garnis, les acteurs du
luxe redoublent d’attentions. « Soyons
clair, le non n’existe pas dans notre
vocabulaire », résume Carla Chalouhi à la
tête du groupe familial Arije, un autre
poids lourd de la distribution de bijoux et
de montres. En ce lundi d’été caniculaire,
la femme d’affaires a fait ouvrir le salon
VIP climatisé de sa boutique, rue Pierre­
Charron, à proximité des Champs­Elysées.
« Les princesses saoudiennes qui descen­
dent au Four Seasons, avenue George­V,
adorent venir boire chez nous un cappuc­
cino, après leurs courses chez Dior. Pendant
qu’elles se détendent, elles fondent souvent
pour une babiole. » Ecouter et s’adapter,
voilà la philosophie de l’héritière franco­
libanaise qui, visiblement, ne manque pas
de ressources. « S’il s’agit de faire livrer en
jet des boucles d’oreilles à un acheteur en
vacances sur son yacht, il n’y a aucun souci.
Mais placer les initiales d’un client dans le
mouvement d’horlogerie d’une montre, là,
j’avoue, nos équipes ont souffert. »
Il y a les petits bonus, bien sûr.
Bucherer, mécène du Festival de musi­
que classique de Lucerne, emmène la
crème de sa clientèle écouter l’Orchestre
philharmonique de Berlin sur les bords
du lac. Carla Chalouhi préfère recevoir les
fans de tennis et de football dans les loges
Arije à Roland­Garros et au Parc des
Princes. La maison de vente aux enchères
Christie’s organise, elle, des visites
privées dans les musées et leurs réserves
interdites au public et propose des
rencontres avec les conservateurs.
« Nos acheteurs les plus férus d’art
aiment également se rendre chez un col­
lectionneur réputé et y découvrir la ma­

nière dont les objets ont été disposés »,
témoigne Géraldine Lenain, directrice
internationale du département arts
asiatiques. Selon l’experte, intronisée en
décembre 2018 présidente de la Société
des amis du Musée Guimet, les habitués
des ventes aux enchères ne veulent pas
uniquement s’emparer d’un objet. Cer­
tains seraient aussi à la recherche d’un
souvenir, d’une émotion. « Chez Chris­
tie’s, nous passons du temps à reconsti­
tuer le passé d’une pièce. Ce que nous ne
faisions pas aussi systématiquement, il y
a vingt ans. »
Dans sa boutique de l’Opéra, Nathalie
Célia Koch­Chevalier travaille avec un
historien, Emmanuel Breguet, l’un des
descendants du célèbre horloger, « afin
de raconter aux passionnés ce qui se cache
derrière une montre mythique », car,
entend­on en boucle, les ultrariches
n’achètent pas : ils vivent une expé­
rience. On songe alors à Liu Yiqian, un
milliardaire chinois, ancien chauffeur de
taxi qui a fait fortune après un pari
audacieux en Bourse. Le self­made­man,
amateur d’art asiatique, a ouvert deux
musées à Shanghaï pour préserver ses
collections. En avril 2014, « M. Excentri­
que », comme le surnomme la presse
locale, a renchéri chez Sotheby’s jusqu’à
36 millions de dollars afin d’acquérir une
tasse de la dynastie Ming. Devant les
photographes, il y but quelques gorgées
de thé afin de comprendre « ce que cela
faisait de tremper ses lèvres dans une
tasse qui avait appartenu à l’empereur
Qianlong », confia­t­il alors au Wall Street
Journal. Emotion? Expérience? Vanité?
Les trois? Pour un peu, on s’y perdrait.
marie­béatrice baudet

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Des pensionnats cinq étoiles

MILES HYMAN

Le luxe du secret


L’ÉTÉ, DES MARQUES 


PRESTIGIEUSES LOUENT 


INCOGNITO DES VILLAS SUR 


LA RIVIERA POUR 


PRÉSENTER LEURS 


NOUVEAUTÉS À LA JET­SET 


SUR  L A  PL ANÈTE  DES  ULTRARICHES  2  | 5  Afin de satisfaire les désirs les plus fous


de leur clientèle, les grandes maisons de champagne ou de joaillerie


se mettent en quatre. Avec un principe cardinal : la discrétion absolue


UNE CAVE EN VERRE 


DE 288  BOUTEILLES 


ET DE 120  MAGNUMS : 


CHEVAL­BLANC, CHÂTEAU 


D’YQUEM, AO YUN.


UN SEUL DE CES FLACONS 


COÛTE AUTANT QU’UNE 


ROBE DE HAUTE COUTURE


L’ÉTÉ DES SÉRIES

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