Le Monde - 14.08.2019

(Ron) #1
0123
MERCREDI 14 AOÛT 2019 | 23

PORTRAIT


E


n juin 1927, Gunta Stölzl
raye la mention studentin
(« étudiante ») de sa carte
de membre du Bauhaus.
A la main, à la place, elle écrit mas­
ter (« maître »). Ce titre qu’elle est la
première femme de l’école à
décrocher l’élève au rang de
Vassily Kandinsky, Paul Klee,
Lyonel Feininger, Gerhard Marcks,
Johannes Itten, ces grands hom­
mes qui l’avaient formée. Pas
question de le féminiser : le mas­
culin en faisait tout le prestige.
Dans cette école d’art avant­gar­
diste créée au lendemain de la pre­
mière guerre mondiale par Walter
Gropius, qui souhaitait mettre l’ar­
chitecture au service d’un grand
projet de transformation de la
société, la place du féminin était
ambivalente. Libérées par bien des
aspects des carcans que la société
de l’époque imposait à leur sexe,
les filles du Bauhaus n’en restaient
pas moins soumises à un ordre
patriarcal puissant.
Gropius voulait abolir les fron­
tières entre art et artisanat, entre
les arts eux­mêmes, entre les clas­
ses sociales. Une démarche éman­
cipatrice qui passait par la démo­
cratisation de l’art et se prolon­
geait dans le recrutement : l’école
était ouverte aux étrangers, aussi
bien qu’aux femmes. Le principe
garantissait une large assiette de
cotisations. Il était également poli­
tique, revendiqué comme tel dans
le manifeste du Bauhaus où
Gropius s’engageait à ce que les
femmes soient traitées comme les
hommes, sans faire l’objet
d’aucune faveur ou discrimina­
tion particulière.
L’intention était belle. Elle sus­
cita un formidable appel d’air, au
point que, la première année, les
étudiantes dépassèrent en nom­
bre leurs camarades masculins.
« Les femmes étaient enchantées de
venir apprendre des métiers d’hom­
mes, ne plus être cantonnées aux
études de littérature ou d’histoire
de l’art », explique Jana Revedin,
docteure en architecture et urba­
nisme et auteure de Jeder hier
nennt mich Frau Bauhaus (« Tout le
monde m’appelle Madame Bau­
haus »), aux éditions DuMont (non
traduit), un roman sur Ise Frank,
l’épouse de Walter Gropius.
Icône d’une féminité nouvelle,
artiste et indépendante, la « fille du
Bauhaus » est née dans l’atmos­
phère de création, de bouillonne­
ment intellectuel, de fêtes qui ré­
gnait à Weimar. Relayée par une ri­
che iconographie, cette image
d’affranchie ne résume pas, toute­
fois, la condition féminine à
l’école, comme le souligne Patrick
Rössler dans Bauhaus Mädels, A
Tribute to Pioneering Women Ar­
tists (Taschen, 2019, édition trilin­
gue). Comme beaucoup d’ouvra­
ges publiés à l’occasion de son cen­

tenaire, ce beau livre fait écho au
travail de recadrage opéré ces der­
nières années par les relectures fé­
ministes de l’histoire de l’art.
En matière d’égalité hommes­
femmes, le compte n’y était pas.
Gropius défendait les femmes,
mais, dans les premières années
du moins, il était seul à le faire. Les
maîtres qu’il avait recrutés, expli­
que Jana Revedin, « n’imaginaient
pas que les étudiantes puissent être
là pour étudier. Paul Klee, Johannes
Itten, étaient des mafieux mas­
culins! Et Kandinsky, un homme à
femmes ». Si les choses ont un peu
changé quand Marcel Breuer ou
Laszlo Moholi­Nagy, qui étaient
plus jeunes, ont été faits maîtres à
leur tour, les femmes n’en res­
taient pas moins considérées
comme d’éternelles étudiantes.

INTERDITES D’ARCHITECTURE
Avec son programme aux accents
révolutionnaires, le Bauhaus était
la cible des milieux conservateurs
de Weimar. Pour sécuriser ses sub­
ventions, Gropius dut lâcher du
lest et c’est du côté des femmes
qu’il l’a cherché. Inquiet de voir la
réputation de l’école pâtir de leur
surreprésentation, il a demandé
au jury d’être plus exigeant envers
elles et aux professeurs de les
orienter vers le travail du textile,
considéré comme relevant « natu­
rellement » du féminin.
Certaines se sont bien frayé un
chemin dans d’autres disciplines,
notamment à partir de 1929,
quand s’est ouvert l’atelier de
photographie. Mais l’architecture
leur est restée interdite, « pour leur
bien et pour celui de l’école », soute­
nait Gropius, qui estimait que les
hommes pensaient en trois di­
mensions, et les femmes en deux.
Moment important dans l’histoire

de l’émancipation des femmes, le
Bauhaus n’en aura été qu’une
étape, qui prit fin avec la fermeture
de l’école par les nazis, en 1933. Et
les femmes du Bauhaus qui ont
imprimé leur marque se comp­
tent, de fait, sur les doigts d’une
main : Anni Albers, Marianne
Brandt, Gertrud Grunow, Gunta
Stölzl... Elles ont toutes en com­
mun d’être entrées dans l’école en
ayant déjà une formation.
Après deux années passées à
étudier la peinture sur verre et la
céramique à l’Ecole des arts appli­
qués de Munich, Adelgunde (dite
Gunta) Stölzl s’était portée volon­
taire auprès de la Croix­Rouge,
en 1917, pour soigner les soldats
blessés. A la fin de la guerre, alors
qu’elle a réintégré l’école, qu’elle
participe à un projet de réforme
du cursus, la découverte du mani­
feste du Bauhaus est pour elle une
révélation. Elle s’inscrit pour l’été à
l’atelier de peinture sur verre et de
céramique et est reçue en octobre,
avec une bourse d’études, en pre­
mière année. Elle a 22 ans.
Pleinement engagée dans la vie
de l’école, la jeune femme renonce
à se spécialiser dans l’art des vi­
traux, auquel elle se destinait à
l’origine, convaincue que la tâche
est trop rude pour elle. Dans un
texte qu’elle écrit en 1931 pour la
revue Bauhaus, elle résume le sen­
timent qui dominait à l’époque
chez ses camarades : « Dans les pre­
miers temps, les femmes tentèrent
leur chance dans tous les ateliers :
la menuiserie, la peinture murale,
l’atelier de métal, la poterie, la re­
liure. Il apparut bientôt que manier
le lourd rabot, le dur métal, peindre
des murs, n’était pas pour certaines
l’activité correspondant à leurs for­
ces physiques et psychiques. L’âme
restait sur sa faim! (...) Nous fondâ­

mes une classe pour les femmes (...).
Nous cherchâmes avec la nouvelle
génération des peintres du Bau­
haus dans le chaos tourbillonnant
des valeurs artistiques (...) » Dans
un contexte où les maîtres étaient
eux­mêmes décontenancés par la
présence de femmes dans leurs
ateliers, les étudiantes se sont
ainsi conformées à ce qu’on atten­
dait d’elles.

UNE EXPERTISE TECHNIQUE
L’atelier de tissage est alors dirigé
par le peintre Georg Muche, qui ne
nourrissait guère d’ambition pour
ce département dont Jana Revedin
précise qu’on le surnommait
« l’atelier des gouines ». Gunta
Stölzl s’y révèle, elle, une grande
artiste et une meneuse hors pair.
Imprégnée des approches spiri­
tuelles de l’art promues par Itten
ou Kandinsky, des théories de la
couleur, de l’abstraction, qu’ils en­
seignaient au Bauhaus, elle contri­
bue à transformer l’artisanat tex­
tile en art d’avant­garde.
Feu d’artifice de formes et de
couleurs, ses créations donnent
l’impression de composer leur
propre musique, mais avec des ob­
jets du quotidien. Le Fauteuil afri­
cain qu’elle réalise avec Marcel
Breuer en 1921, meuble aux allures
d’oiseau de feu, dont l’armature,
tendue par un procédé de tissage
inédit, s’élève vers le ciel en ogive,
témoigne de l’accord parfait, carac­
téristique de son travail, entre un
sens de la couleur vibrant et une
expertise technique remarquable.
Personne au Bauhaus n’étant
vraiment qualifié pour enseigner
la technique, Gunta Stölzl se forme
hors de l’école et transmet ses
nouvelles connaissances à ses ca­
marades d’atelier. Son savoir­faire,
son sens de l’organisation, son es­

prit d’initiative lui valent de se voir
proposer par Johannes Itten,
en 1924, de monter un atelier de
tissage à Herrliberg, en Suisse.
Lorsqu’elle revient, l’année sui­
vante, la droite a remporté les élec­
tions dans le Land de Thüringe et
l’école, qui a perdu l’essentiel de
ses subventions, déménage à
Dessau, où elle doit devenir finan­
cièrement autonome. Appointée
directrice technique de l’atelier
textile, Gunta Stölzl le convertit en
une unité de production indus­
trielle, parfaitement rentable.
Son rôle n’est pleinement re­
connu qu’en 1927, quand Georg
Muche, en proie à une contesta­
tion croissante, démissionne et
qu’elle est plébiscitée par ses
camarades d’atelier. En tant que
maître, elle poursuit son action,
célébrant au quotidien les noces
du design industriel et de l’art mo­
derne, effaçant peu à peu le stig­
mate féminin qui dévalorisait
symboliquement le travail textile.
Mais le vent tourne. Pour cette
femme qui a épousé en 1929 un ar­
chitecte juif (Arieh Sharon, avec
qui elle aura une fille, Yaël) et a
perdu en conséquence sa nationa­
lité allemande (elle est devenue
palestinienne), il est mauvais.
Gropius a quitté l’école l’année
précédente. En 1930, Hannes
Meyer, l’architecte communiste

Sur le toit du Bauhaus,
à Dessau, en 1926. De gauche
à droite : Josef Albers, Marcel
Breuer, Gunta Stölzl, Oskar
Schlemmer, Vassily Kandinsky,
Walter Gropius, Herbert Bayer,
Laszlo Moholy­Nagy, Hinnerk
Scheper. AKG-IMAGES

qui lui a succédé, est remplacé par
Mies van der Rohe, qui entreprend
de « dépolitiser » l’institution.
Prise pour cible par un groupe
d’étudiants dans ce qu’elle quali­
fiera elle­même de « conflit entre la
gauche et la droite », elle quitte le
Bauhaus et l’Allemagne en 1931.
Installée à Zürich, elle ouvre un
atelier avec deux anciens du
Bauhaus, Gertrud Preiswerk et
Heinrich­Otto Hürlimann, qui fait
faillite, qu’elle relance une pre­
mière fois avec Hürlimann, une se­
conde fois toute seule. Jusqu’à l’ob­
tention de sa nationalité suisse,
en 1942, à l’issue d’un second ma­
riage (avec le journaliste Willy Sta­
dler, avec qui elle aura une fille,
Monika), elle doit renouveler cha­
que année son permis de travail,
cette précarité administrative re­
doublant sa précarité financière.
Sans renouer avec les sommets
créatifs de sa période Bauhaus, elle
produit jusqu’en 1967, sa recon­
naissance se consolidant jusqu’à
sa mort, en 1983, et après.
A côté des tapis produits en série
qui vieillissent chez les particu­
liers, des tapisseries murales
qu’elle s’amusait à imaginer
transformées en litières pour
chats, certaines de ses œuvres ont
intégré les collections du Mu­
seum of Modern Art de New York,
du Victoria and Albert Museum
de Londres, du Centre Pompidou
à Paris, entre autres musées inter­
nationaux. En 2019, une série sur
les femmes du Bauhaus diffusée
par la chaîne de télévision alle­
mande ZDF (Die Neue Zeit, Les
Temps nouveaux) l’a consacrée
héroïne de fiction.
isabelle regnier

Prochain article Lola Alvarez
Bravo, photographe

La designer Gunta Stölzl,


restée dans l’ombre du Bauhaus


« LES FEMMES ÉTAIENT 


ENCHANTÉES DE VENIR 


APPRENDRE DES MÉTIERS 


D’HOMMES, NE PLUS ÊTRE 


CANTONNÉES AUX ÉTUDES 


DE LITTÉRATURE OU 


D’HISTOIRE DE L’ART »
JANA REVEDIN
docteure en architecture
et urbanisme

FEMMES  ARTISTES  OUBLIÉES  2  | 6 Première étudiante à avoir décroché le titre


de « master » dans la célèbre école créée par Walter Gropius, où elle est


nommée directrice technique de l’un des ateliers, elle a contribué


à transformer l’artisanat textile en art d’avant­garde


EN TANT QUE MAÎTRE, 


GUNTA STÖLZL POURSUIT 


SON ACTION, EFFAÇANT


LE STIGMATE FÉMININ


QUI DÉVALORISAIT


LE TRAVAIL TEXTILE


L’ÉTÉ DES SÉRIES

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