24 | MERCREDI 14 AOÛT 2019
0123
eux. Il y a un devenirobjet de l’humanité
qui est le pendant du devenirhumain des
objets, qui agissent avec nous, nous font
agir et, surtout, nous animent. La redécou
verte de ce pouvoir d’animation et de cette
fonction prosthétique, ce sont surtout les
technologies digitales qui la rendent pos
sible. Du coup, le nouvel animisme se con
fond avec la raison électronique et algo
rithmique qui en est aussi bien le médium
que l’enveloppe, voire le moteur.
Ce nouvel animisme estil une solution
aux crises que nous traversons
ou une impasse?
Sur le plan politique, ce nouvel ani
misme est un nœud de paradoxes. En son
noyau le plus profond se trouvent des vir
tualités d’affranchissement. Il annonce
peutêtre la fin des dichotomies. Mais il
pourrait également servir de vecteur privi
légié au néovitalisme qui nourrit le néoli
béralisme. La critique du nouvel esprit ani
miste est absolument nécessaire afin de
contribuer à la décarbonisation du vivant.
Là réside la force singulière de l’objet afri
cain dans le monde contemporain.
Fautil craindre ce néovitalisme?
Oui, car il repose sur l’idée selon laquelle
la vie se suffit à ellemême, qu’elle est iné
puisable, qu’elle survivra à toutes sortes de
situations extrêmes, voire catastrophi
ques. On peut donc la détruire autant
qu’on veut, elle survivra toujours sous une
forme ou une autre. Ce néovitalisme est
porté par une idéologie d’absence de limi
tes. Il est susceptible d’ouvrir la voie à des
possibilités inouïes de destruction.
Les diverses philosophies africaines
peuventelles offrir des voies
de résistance?
Il s’agit de systèmes de pensée qui accor
dent une place centrale aux processus de
coconstitution, de cocomposition, à l’idée
d’un « monde avec », constitutivement
multiple et radicalement ouvert, y compris
à la contingence et à l’indétermination. On
ne saurait mieux définir la liberté. Contrai
rement à ce que d’aucuns ont pensé, il ne
s’agit absolument pas d’un monde cyclique.
Il s’agit d’un monde qui fait place à la possi
bilité d’un recommencement permanent,
qui n’a pas peur du provisoire et du tempo
raire, dans lequel l’acte de réparer constitue
le moteur de la vie et de l’existence en com
mun. Cette affaire de l’encommun et de la
réparation me paraît être au cœur du projet
de décarbonisation du vivant.
La rationalité technologique et numéri
que sert aujourd’hui au processus de fron
tiérisation et semble renouveler la sépara
tion coloniale entre une zone de l’être et
une zone du nonêtre. Il y a en effet une
traque des corps en cours à l’échelle plané
taire. Elle vise en priorité les corps d’abjec
tion, c’estàdire des corps racisés dont on
estime qu’ils ont pénétré par effraction
dans des lieux et des espaces où ils ne
devraient pas se trouver. Ce sont des corps
refoulables et déportables. Dans le même
temps, on voit resurgir à peu près partout
des pratiques de triage et de sélection par
le biais des technologies de sécurité. Ce dé
sir d’expurgation est symptomatique des
tensions qui accompagnent notre passage
à un nouveau système technique plus
automatisé, plus réticulaire et en même
temps plus abstrait. Mais c’est aussi à la
naissance d’une forme inédite du sujet
humain que l’escalade technologique en
cours donne lieu. Pour contrer la sorte de
répartition coloniale du monde en cours,
il faut restituer à tous les habitants de la
Terre, humains et nonhumains, un droit
fondamental et inaliénable, le droit de se
déplacer librement sur cette planète.
propos recueillis par
séverine kodjograndvaux
Prochain article Nadia Yala Kisukidi
pourquoi à peu près tout, chez nous, tend
à être temporaire et provisoire. L’instant
tend à dominer le temps. L’essentiel de
nos efforts est gaspillé dans des stratégies
d’adaptation et de survie. Apprendre à ga
gner de nouveau suppose que nous re
trouvions un désir sain de puissance, que
nous apprenions de nouveau à produire la
durée, à prendre au sérieux la question de
la permanence et du changement.
Les œuvres d’art africaines n’étaient
pas seulement des objets, mais
des puissances actives, médiatrices
des différents ordres de réalité, liant
esprit, matière et vivant. Comment
s’exprimentelles aujourd’hui?
Faits de matière, les objets africains sont
en réalité un appel strident au dépasse
ment de la matière. Ils sont un discours
sur l’audelà de l’objet. Une critique sans
concession de la civilisation hypermaté
rielle dans laquelle nous baignons gagne
rait à s’inspirer de cette histoire et de cette
épistémologie. Le XXIe siècle s’ouvre en
effet sur un retour spectaculaire de l’ani
misme – différent de celui du XIXe siècle –
qui s’exprime non sur le modèle du culte
des ancêtres, mais du culte de soi et de nos
multiples doubles que sont les objets. Il n’y
a plus d’une part l’humanité et de l’autre
un système des objets par rapport auquel
les humains se situeraient comme en sur
plomb. Nous sommes désormais traversés
de part en part par les objets, travaillés par
celles qui ont perdu le gros de leur créa
tion, le point de départ de la réflexion de
vrait peutêtre être non pas le musée, mais
ce qu’il nous faut bien appeler l’antimusée.
L’antimusée?
Oui, il faut peutêtre laisser le musée à
luimême en tant que figure d’un passé
dont il serait comme la butte témoin. L’an
timusée serait une sorte de grenier du fu
tur dont la fonction serait d’accueillir ce
qui n’est pas encore là. Anticiper une pré
sence potentielle, mais non encore avérée,
et qui n’a pas encore revêtu une forme sta
ble, devrait peutêtre être le point de dé
part de la réflexion. Il faudrait partir non
pas de l’absence mais de la présence antici
pante. L’urgence est de sortir du musée
parce que ce qui a été soutiré sera toujours
en excès des institutions qui cherchent à le
contenir et à le borner. Le musée étant
l’institution de la frontière, l’urgence est à
mon avis de défrontiériser, de tout remet
tre en circulation, les humains et les objets
simultanément. De faire sortir les objets
de la captivité en les rendant à la vie, la
quelle est indissociable du mouvement, de
la capacité de circulation.
« Apprendre de nouveau à gagner »,
ditesvous, mais par quels moyens?
En reconstruisant patiemment les capa
cités d’inventer un futur. Car ce que nous
avons perdu nous force à générer et à
nourrir les gisements du futur. Voilà
ENTRETIEN
U
n jour à Johannesburg, où il en
seigne à l’université du Witwa
tersrand, le lendemain à New
York pour un séminaire avec les
philosophes Etienne Balibar et
Nancy Fraser, avant d’engager,
deux jours plus tard, une tournée euro
péenne... A 61 ans, Achille Mbembe est
l’une des figures intellectuelles africaines
les plus reconnues. Ce grand lecteur de
Frantz Fanon prédit un « devenir nègre du
monde » (Critique de la raison nègre, La Dé
couverte, 2013) : selon lui, le processus qui,
lors de la traite négrière transatlantique, a
fait des Africains des « Nègres », c’estàdire
des objets meubles, des corps jetables, tou
che désormais toute l’humanité. L’Afrique
a été, et reste, le laboratoire d’une mondia
lisation sans merci. Mais, elle peut être, ga
getil, le lieu où une « Afriquemonde »,
créole, « afropolitaine », s’invente et où
s’expérimente une nouvelle manière d’ha
biter la Terre, respectueuse du vivant. La
planétarisation de l’Afrique – qui représen
tera plus d’un quart de la population mon
diale d’ici à 2050 – ne saurait se développer
sans une africanisation du monde, rap
pelle ce spécialiste de la postcolonie. Les
crispations identitaires qui gagnent no
tamment l’Europe, les EtatsUnis ou en
core le Brésil s’accompagnent d’une révo
lution numérique au service d’une rationa
lité sécuritaire. Face à cette dérive, l’Afrique
est un laboratoire d’une nouvelle huma
nité, ouvert à la pluralité des mondes.
Que peut vouloir dire, au XXIe siècle,
penser à partir de l’Afrique?
Une partie importante de l’avenir de la
planète va se jouer en Afrique. Celleci n’est
pas seulement un énorme chantier, l’épi
centre de transformations rapides, brus
ques et d’une ampleur inédite. Elle est le la
boratoire vivant où s’esquissent d’ores et
déjà les figures multiples du monde à ve
nir, d’une humanité plastique. Pour ceux
et celles d’entre nous qui vivons et tra
vaillons ici, ce tournant planétaire de la
condition africaine et l’africanisation ten
dancielle de la condition planétaire consti
tueront l’événement philosophique, cultu
rel et artistique majeur du XXIe siècle. C’est
en effet ici que les grandes questions du
siècle, celles qui interrogent de la façon la
plus radicale la race humaine, se poseront
avec le plus d’urgence et le plus d’acuité,
qu’il s’agisse du repeuplement en cours de
la planète, des grands mouvements de po
pulation et de l’impératif de la défrontiéri
sation, du futur de la vie et de la raison, ou
encore de la nécessaire décarbonisation de
l’économie, voire du vivant. Toute pensée
monde au XXIe siècle sera obligée de se
confronter au signe africain.
Le débat sur la restitution des œuvres
d’art a mis en lumière les vols organi
sés en Afrique par les Etats colonisa
teurs. Quelle leçon en tirer?
La sagesse veut que nous apprenions à
vivre avec la perte. Ce qui nous a été pris
est sans prix et ne pourra jamais nous être
restitué. Le dire, ce n’est pas céder au défai
tisme. Peutêtre que l’un des enjeux de ce
débat est, en effet, de savoir comment sor
tir du carcan d’une histoire de la défaite et
apprendre, de nouveau, à gagner. Savoir
comment créer les conditions pour qu’en
retour les spoliateurs d’hier apprennent à
dire la vérité au sujet des gains frauduleux
dont ils sont aujourd’hui les bénéficiaires.
Cette dette de vérité est la dette la plus ur
gente dont l’Occident doit s’acquitter en
vers l’humanité et pas seulement à l’Afri
que. Elle est le fondement sans lequel il n’y
aura ni restitution véritable ni réparation
qui vaillent la peine. Ce débat est aussi l’oc
casion de voir qu’un nouveau cycle de la
critique et de la réinvention de l’institu
tion muséale est en cours. Pour ceux et
IL FAUT CRAINDRE
LE NÉOVITALISME
QUI REPOSE SUR
L’IDÉE QUE LA VIE
EST INÉPUISABLE,
QU’ELLE SURVIVRA
À TOUTES SORTES
DE SITUATIONS
EXTRÊMES.
ET QU’ON PEUT
DONC LA
DÉTRUIRE AUTANT
QU’ON VEUT
Achille Mbembe
« L’Afrique, laboratoire vivant
où s’esquisse le monde à venir »
PENSÉES D’AFRIQUE 2 |^6 Pour le philosophe et historien camerounais,
c’est sur le continent africain, « épicentre de transformations
rapides et d’une ampleur inédite », que se poseront avec le plus
d’urgence les questions du devenir de la planète
L’ÉTÉ DES IDÉES