20 | DIMANCHE 11 LUNDI 12 AOÛT 2019
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« IL SEMBLE QU’IL Y
AIT QUELQU’UN, DANS
L’OMBRE, QUI A PLUS
DE POUVOIR QUE
LE PRÉSIDENT DES
ÉTATSUNIS ET QUI
DICTE MON FUTUR,
OU MON ABSENCE
DE FUTUR »
LEONARD PELTIER
pine ridge (dakota du sud) envoyée spéciale
E
n terre indienne, le drame n’est
jamais loin des épisodes festifs.
Au lendemain du 143e anniver
saire de la victoire de Little Big
Horn, Pine Ridge commémore
un événement plus sombre : la
fusillade du 26 juin 1975 au cours de laquelle
un militant indien a été tué, ainsi que deux
agents du FBI. Un fait d’armes pour lequel
Leonard Peltier, 74 ans, le héraut de l’Ameri
can Indian Movement (AIM), est toujours
emprisonné. Après quarantetrois ans sous
les verrous, Peltier est, selon Amnesty
International, le plus ancien « prisonnier
politique » des EtatsUnis.
Ce 26 juin a été proclamé « Journée de Leo
nard Peltier » à Pine Ridge. Au bord du cime
tière de la famille Little, où reposent les mili
tants de l’AIM tués dans le tumulte des an
nées 1970, quelques fidèles forment un cer
cle de prière : des anciens du mouvement
Red Power, quoiqu’ils disparaissent inexora
blement, comme Russell Means et Dennis
Banks, morts en 2012 et 2017. Des proches,
vêtus du teeshirt distribué par l’AIM. Et des
enfants qui attendent sans impatience le
goûter sur la propriété de la famille Jumping
Bull, au bord du ruisseau où a eu lieu la
fusillade. Comme chaque année, ils savent
qu’ils vont recevoir des cadeaux, des ballons,
des sacs à dos et des fournitures scolaires de
la part des soutiens de Leonard Peltier.
« Nous croyons à l’innocence de Leonard,
lance l’officiant, Fred Cedar Face, un ancien
juge tribal. Et pourtant, il croupit en prison. »
L’atmosphère est lourde, plombée par le
poids du passé. L’orateur déplore les divisions
qui continuent sur la réserve, la loi du silence,
la « négativité ». Si Leonard Peltier n’est pas
coupable, alors il doit se trouver quelqu’un à
Pine Ridge qui connaît la vérité, quelqu’un
qui n’a pas témoigné. Qui a tiré à bout portant
sur les deux agents du FBI, ce 26 juin 1975?
Leonard Peltier l’a écrit dans ses Mémoi
res. Il aurait préféré « ne pas se trouver » à
Pine Ridge ce jourlà. Mais les dirigeants de
l’AIM cherchaient à attirer l’attention du
monde et ils avaient choisi la réserve lakota.
Dans le monde indien, Pine Ridge est le sym
bole du traumatisme, le Ground Zero de la
tragédie. C’est là que reposent les victimes
du massacre de Wounded Knee, l’affronte
ment qui a mis fin à la résistance des Sioux
le 29 décembre 1890. C’est l’inspiration du
bestseller qui reste le livre « indien » le plus
vendu dans le monde, bien qu’il ait été écrit
par un bibliothécaire de l’Arkansas : Bury My
Heart in Wounded Knee (Enterre mon cœur à
Wounded Knee, Albin Michel, 2009).
L’auteur, Dee Brown, y fait la chronique de
l’extinction amérindienne. Publié en 1970,
le livre a désespéré les tribus.
Sur la route 27, le cimetière de Wounded
Knee est signalé par un grand panneau écrit
recto verso. La stèle, d’une grande modestie,
est protégée par un grillage où sont attachés
des rubans votifs. Les noms sont illisibles sur
le granit gris. Le nombre de victimes n’est
pas établi avec certitude – sur place, on fait
état de 260 morts –, mais parmi elles se trou
vaient des dizaines de femmes et d’enfants.
Les photos d’époque montrent une fosse
commune et des soldats du 7e régiment de
cavalerie, fiers de la revanche sur le « dernier
combat » du général Custer. Depuis des an
nées, les Lakota réclament que les vingt dé
corations décernées par le Congrès des Etats
Unis aux auteurs de la tuerie soient retirées.
Cette année, ils ont été écoutés. La nouvelle
élue amérindienne de la Chambre des repré
sentants, Deb Haaland, a introduit fin juin
un projet de loi prévoyant d’effacer cette « ta
che » sur l’honneur de l’armée américaine. Et
elle a reçu le soutien d’un élu républicain.
En 1973, Wounded Knee a été le lieu symbo
lique choisi par Dennis Banks et Russell
Means pour leur coup d’éclat. Avec quelque
200 militants de l’AIM, les deux tribuns ont
occupé l’église et le village. En réponse, le
gouvernement tribal, opposé à ces actions, a
formé une milice privée, les « Goons » ou
« gardiens de la Nation oglala » (l’un des sept
groupes qui composent les Lakota). Le siège
a duré soixante et onze jours. L’armée amé
ricaine a déployé ses machines de guerre, et
le village a cru revivre 1890. Sur la colline, il
ne reste rien de l’église blanche, criblée de
balles par les forces antiémeute et incendiée
par les militants en raison du rôle des mis
sionnaires catholiques dans la colonisation.
LUTTES FRATRICIDES
Mais l’occupation est dans toutes les
mémoires. Les enfants apprennent à éviter le
cimetière de 1890, où reposent les esprits, et à
révérer les faits d’armes des résistants de 1973.
« On est entourés de gens qui ont survécu aux
balles du FBI et de la garde nationale. On est
fiers, on se dit : “Wow, mon grandpère, c’était
un dur !” », explique Terrell Iron Shell, 25 ans.
Deux ans plus tard, Pine Ridge a connu la fu
sillade qui vaut à Leonard Peltier d’être incar
céré. Depuis le siège de 1973, le FBI avait décu
plé la surveillance de la réserve. Il essayait
d’infiltrer les rebelles, conformément à son
programme Cointelpro (Counter Intelligence
Program), déjà rodé contre le Black Panther
Party. « C’était la guerre civile », relate Tom
Poor Bear, en descendant d’une vieille Buick
bleue devant le cimetière de la famille Little.
Une lutte fratricide entre les « traditionalis
tes » de l’AIM et les « sangmêlé », les habi
tants prêts à composer avec les Blancs.
Comme aujourd’hui, les industries fossiles
étaient à l’affût. Le gouvernement tribal de
Dick Wilson était en négociation pour céder
un territoire représentant un huitième du
territoire oglala. Les Goons pourchassaient
les dissidents. Les meurtres restaient impu
nis. Il y en eut une cinquantaine entre 1973 et
- « On avait peur d’aller sans arme au ma
gasin », se souvient Tom Poor Bear, ancien vi
ceprésident de la tribu.
Cet étélà, la famille Jumping Bull a fait ap
pel aux amis de l’AIM. Leonard Peltier et
quelques autres militants sont venus les pro
téger. Le 26 juin, les deux agents – en civil –,
Jack Coler et Ron Williams, sont arrivés avec
le prétexte d’un mandat contre un jeune
soupçonné de vol. La fusillade a duré toute la
journée. Sur une quarantaine de partici
pants, seuls quatre ont été arrêtés. Deux
d’entre eux, dont Robert Robideau, le cousin
de Leonard Peltier, ont été acquittés en 1976
par un juge de Cedar Rapids (Iowa), qui a ad
mis la thèse de la légitime défense. Leonard
Peltier, qui s’était enfui avec Dennis Banks
dans un campingcar prêté par Marlon
Brando, l’ami de la cause indienne, a été ar
rêté au Canada, puis extradé à la suite d’un
faux témoignage grossier. Condamné le
2 juin 1977 à une double peine de perpétuité,
par un autre juge, à Fargo (Dakota du Nord), il
est le seul à être incarcéré. Et à l’être encore
quarantetrois ans après.
Leonard Peltier, matricule 89637132, est dé
tenu dans le nord de la Floride, à 1 600 km des
siens. Il souffre de diabète et de problèmes
dentaires. Il a été opéré du cœur. En mars, l’ad
ministration carcérale a une nouvelle fois re
fusé son transfèrement pour raisons huma
Leonard Peltier,
le prisonnier oublié
INDIENS D’AMÉRIQUE 6 | 6 En 1977, le militant de la cause
indienne est, à 32 ans, condamné à la perpétuité
pour le meurtre de deux policiers. Devenu le plus
ancien prisonnier politique des EtatsUnis,
il continue de clamer son innocence
nitaires vers un établissement plus proche de
sa famille. De la prison fédérale de Coleman, il
a répondu par écrit à nos questions. Paulette
Dauteuil a transmis les questions et les ré
ponses. Elle est l’ancienne épouse de Bob Ro
bideau, le cousin acquitté, mort en 2009, et
c’est elle qui a installé le comité de soutien en
Floride lorsque Peltier y a été transféré. Elle lui
rend visite le lundi, quand la prison n’est pas
en « lock down », fermée au monde après une
rixe, ou quand Leonard ne préfère pas pein
dre, car l’accès à l’atelier est décompté sur le
temps des visites, et il est obligé de choisir.
D’ascendance turtle mountain chippewa
par son père et dakota par sa mère (groupe
cousin des Lakota), Leonard Peltier a grandi à
l’époque charnière des années 1950, quand le
monde indien était au bord de l’assimila
tion. Elevé par ses grandsparents sur une ré
serve du Dakota du Nord promise au déman
tèlement en vertu de la politique de « termi
nation » du gouvernement fédéral, il a vu la
limousine noire du Bureau des affaires in
diennes venir le chercher, lui, sa sœur et sa
cousine, à l’automne 1953, après la mort du
grandpère. On les a emmenés à l’internat fé
déral de Wahpeton. Sa « première prison »,
comme il l’écrit dans ses Mémoires (Ecrits de
prison. Le Combat d’un Indien, Albin Michel,
2000). Et le creuset de l’AIM, qui sera fondé
en 1968 par un groupe d’anciens du pension
nat, à peine plus âgés que lui.
En 1969, Leonard Peltier n’était pas à Alca
traz, mais militait déjà pour la souveraineté
indienne, dans l’Etat de Washington, en paral
lèle de son activité de mécanicien. Chargé de
la sécurité, il n’a jamais compté parmi les té
nors du Red Power Movement. Mais les révé
lations de Peter Matthiessen, dans son en
quête de 1983 sur les manipulations du
Leonard Peltier
dans sa cellule
de la prison de
Leavenworth
(Kansas), en juin
- JEFFRY SCOTT
L’ÉTÉ DES SÉRIES