Investir N°2379 Du 10 Août 2019

(Kiana) #1

Investir, le Journal des Finances / N°  2379  /   10  août 


PLACEMENTS / 19


SÉRIE DE L'ÉTÉ


C’


est une révolte fiscale qui a


engendré la Révolution fran-


çaise. Une double révolte,


même : celle des privilégiés


qui, en 1787, bloquèrent toute réforme des


impôts ; celle du peuple qui, en 1788-1789,


mit à bas un système fiscal aussi injuste


que complexe, bâti par accumulation au


cours des siècles.


C’est à partir de la revendication de justice


fiscale que les sujets de Louis XVI se sont


lancés dans la grande révolution de la sou-


veraineté populaire. De l’égalité devant


l’impôt découlait en effet le principe de


l’égalité des citoyens devant la loi, devant


toutes les lois. Exactement comme en


Amérique, où, quelques années plus tôt,


une révolte fiscale avait eu pour origine le


refus des colons anglais de payer les taxes


votées par le Parlement de Londres, dans


lequel ils n’étaient pas représentés.


Autre surprenant clin d’œil de l’histoire,


l’appui décisif que la France a apporté aux


insurgés américains fut pour une large


part à l’origine des difficultés financières


qui ont déstabilisé Louis XVI et l’ont


conduit à convoquer les états généraux


d’où est sortie la Révolution. Bref récit de


ce terrible enchaînement.


Les finances de la royauté française au


XVIII
e
siècle n’ont jamais été florissan-


tes, mais les 2 milliards de livres (ou de


francs) qu’a coûté l’intervention de


La Fayette et de l’amiral d’Estaing dans la


guerre d’Indépendance américaine ont


achevé de les étrangler. A la veille de la


Révolution, les dépenses l’emportent de


20 % sur les recettes, et plus personne ne


veut prêter à un Etat au bord de la faillite


dont le service de la dette absorbe plus de


la moitié du budget. Un cercle vicieux


dont le pouvoir royal ne peut sortir sans


réformes structurelles.


LA TRAHISON DES PRIVILÉGIÉS


Louis XVI et son ministre Calonne s’y rési-


gnent début 1787 en présentant à une


« assemblée de notables » une vaste


réforme fiscale adoucissant les impôts


pesant sur le peuple (taille et gabelle


notamment), abolissant la corvée et ins-


taurant une subvention territoriale paya-


ble par tous les contribuables sans


exception. Un pas vers l’égalité fiscale.


Le problème est que les 144 notables choi-


sis par le roi sont en large majorité des


princes de sang, des grands seigneurs, des


prélats, des hauts magistrats, etc. Bref,


c’est à des privilégiés que le gouverne-


ment demande d’approuver un plan dont


l’article essentiel est de réduire leurs avan-


tages. Le roi et son ministre espèrent qu’ils


comprendront l’urgence de la situation. Il


n’en est rien : les notables refusent même


d’examiner les projets fiscaux, et leur


opposition est si radicale que Louis XVI


renonce à sa réforme et congédie Calonne


en avril 1787.


Cette révolte fiscale des privilégiés est le


premier épisode d’une crise de deux


années qui ébranlera le régime et


conduira à la convocation des états géné-


raux au printemps 1789. Une crise multi-


forme que certains historiens appellent la


« prérévolution ».


Crise d’autorité qui tient à la faiblesse du


roi, qui ne parvient même pas à se faire


obéir par sa noblesse.


Crise des finances publiques, qui ne


s’arrangent pas avec un parlement de


Paris qui, après l’assemblée des notables,


refuse également d’enregistrer les édits


fiscaux.


Crise industrielle due en partie au con-


trecoup du traité de


commerce, qui, à par-


tir de 1786, a ouvert le


marché français aux


produits anglais. Le


nombre des ouvriers


du textile (industrie


reine à l’époque) au


chômage dépasse alors le seuil des


200.000.


LE TRÉSOR EST VIDE


Crise frumentaire due aux mauvaises


récoltes de 1788 suivies d’un hiver rigou-


reux. La disette frappe de nombreuses


régions, où des émeutes se multiplient


contre la cherté de la vie et les accapa-


reurs de céréales.


Crise politique avec des mou-


vements de rue à Paris et


surtout en province, où la


population prend la


défense des parle-


ments au nom des


franchises locales.


De nombreuses vil-


l e s s ’a g i t e n t :


Dijon, Toulouse,


Pau, Rennes, etc.


Et en particulier


dans le Dauphiné,


où, en juillet 1788,


les états de la pro-


vince (600 députés


de la noblesse, du


clergé et du tiers


état) se réunissent de


leur propre autorité au


château de Vizille et


décrètent « refus[er] le paie-


ment des impôts tant que les


états généraux ne seront pas con-


voqués ».


La crise atteint alors son


paroxysme. Tous les


rouages de l’Etat


semblent se


détraquer.


L’armée,


débordée, pactise sou-


vent avec les émeutiers.


Les impôts rentrent dif-


ficilement ou plus du


tout. La détresse finan-


cière est telle que le roi


cède. Le 8 août 1788, il


convoque les états géné-


raux pour le 1
er
mai 1789. Pour la première

fois depuis cent soixante-quinze ans, le roi


de France donne la parole au peuple.


S’engage alors un grand débat national,


comme on ne dit pas encore. En même


temps qu’on procède aux élections des


délégués, les Français de chaque ordre,


dans chaque paroisse, chaque ville, cha-


que bailliage sont invités à rédiger des


cahiers de doléances, c’est-à-dire


l’exposé de leurs plaintes, de


leurs vœux, de leurs espoirs.


Près de 60.000 de ces


cahiers sont restés. Ils


livrent un tableau sai-


sissant de la manière


dont la société d’alors


se voit et se rêve.


Tableau saisissant


et parfois émou-


vant : ainsi, une


paroisse des Vos-


ges demande la


liberté d’avoir des


chats, le seigneur


local ayant interdit


les félins sous pré-


texte qu’ils chassent


le petit gibier. Résultat :


les souris abondent et


dévorent les graines stoc-


kées pour les semences.


Pour ces paysans, aucun


doute : le roi leur rendra leurs


chats!


O n i m a g i n e m a l


aujourd’hui les


espoirs qu’ont


fait naître la


convoca-


« Comme l’Amérique quelques années 


plus tôt, la France de 1789 s’engage 


dans une révolution contre l’injustice


et l’arbitraire des impôts royaux »


tion des états généraux et la confection


des cahiers. Les Français en sont con-


vaincus : si le roi les consulte, c’est qu’il les


prend en pitié et va améliorer leur sort!


« Le naufrage est passé, espère un cahier


d’Alençon. Nous arrivons dans une terre


qui présente l’image du Paradis. »


LES CAHIERS DE DOLÉANCES


Plus concrètement, les revendications les


plus fréquentes dans les cahiers du tiers


état concernent les impôts, dont on


reproche la lourdeur, l’injustice et le coût


de leur collecte. Ainsi : « Nous sommes


accablés d’impôts de toutes sortes. Nous n’en


pouvons plus. Il faut diminuer nos impôts.


Ce qui nous fait de la peine, c’est que ceux qui


ont le plus de biens paient le moins » (Hau-


te-Marne).


Ou bien : « Les habitants se plaignent d’être


surchargés de taille, capitation et autres


impôts. Pour les remplacer tous, le gouverne-


ment établirait un impôt unique, en nature


ou en argent, en y faisant contribuer les ecclé-


siastiques et les nobles » (Indre).


Ou encore : « Les fermiers généraux [qui


prennent à ferme la collecte des impôts] et


tous les satellites à leurs gages sont les sang-


sues de l’Etat. C’est une vermine qui le dévore.


Nous supplions très humblement et très ins-


tamment Sa Majesté de nous en délivrer


pour toujours » (Rouen).


Ou encore, de façon plus théorique :


« Dans la monarchie française, la puissance


législative appartient à la nation, conjointe-


ment avec le roi ; au roi seul appartient la


puissance exécutive. Nul impôt ne peut être


établi sans la nation » ( Paris).


Si on ajoute à cela les doléances consa-


crées aux impôts indirects comme les


« aides » sur les alcools, la gabelle sur le sel


ou le tabac, aux droits seigneuriaux et aux


dîmes perçus par le clergé séculier et


régulier, force est de constater que le pou-


voir d’achat, comme on ne disait pas


encore, et l’exigence de justice fiscale sont


au cœur des revendications des Français à


la veille de la Révolution, et donc pour une


grande part à l’origine de l’événement.


Exigence qui sera bientôt comblée, du


moins en principe. Le 17 juin 1789, le jour


même où les états généraux se procla-


ment « Assemblée nationale », celle-ci


décrète l’« illégalité des impôts existants ».


La nuit du 4 août, sont adoptées l’égalité


devant l’impôt et l’abolition des droits sei-


gneuriaux ayant le caractère d’une servi-


tude personnelle. Le 16 août, l’article XIII


de la Déclaration des droits de l’homme et


du citoyen proclame : « Une contribution


commune est indispensable ; elle doit être


également répartie entre tous les citoyens, en


raison de leurs facultés. »


Enfin, le 2 novembre suivant, l’Eglise, qui


avait tant renâclé à aider financièrement


le roi, voit tous ses biens « mis à la disposi-


tion de la nation ». De quoi, au moins provi-


soirement, remplir la mission première


des états généraux pour laquelle


Louis XVI les avait réunis : éviter cette


banqueroute dont, en septembre 1789,


Mirabeau avait brandi le spectre devant


les députés : « La banqueroute, la hideuse


banqueroute, est là : elle menace de vous


consumer, vous, vos propriétés, votre


honneur, et vous délibérez! »


Sources : P. Goubert, M. Denis, 1789, Les


Français ont la parole ; F. Hincker, Les


Français devant l’impôt sous l’ancien


régime ; G. Lefebvre, La Révolution fran-


çaise ; M. Vovelle, La Chute de la monar-


chie, 1787-1792.


par


Georges


Valance


La révolte fiscale mère

de la Révolution française

Ouverture des états généraux à 
Versailles, 5 mai 1789, Auguste 
Couder, 1839.

L’Assemblée de Vizille, Alexandre 
Debelle, 1853, représentant les 
Trois Ordres au château de Vizille.

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