Le Monde - 21.08.2019

(Jeff_L) #1

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CULTURE

MERCREDI 21 AOÛT 2019

0123


Le flic lumineux et les amantes déglinguées


A partir d’un fait divers, Arnaud Desplechin montre, sur le ton du polar, la misère sociale et humaine


ROUBAIX,  UNE  LUMIÈRE


I


naugurée en 1990 avec La Vie
des morts, la Télémachie ci­
nématographique d’Arnaud
Desplechin – « cinéfils » en
quête éternelle de filiation –
amorce depuis 2007 le mouve­
ment d’un retour à Ithaque, autre­
ment nommée Roubaix où, cette
année­là précisément, la maison
familiale du cinéaste fut mise en
vente. Il en ressortira le documen­
taire L’Aimée (2007), les fictions Un
conte de Noël (2008), Trois souve­
nirs de ma jeunesse (2015), Les
Fantômes d’Ismaël (2017), titres
auxquels s’ajoute aujourd’hui
Roubaix, une lumière.
La séquence est éloquente.
Autour de la maison d’enfance,
l’amour et la cruauté, la tendresse
et la folie tendent au cinéaste les
spectres de la hantise dissociative
en même temps que le havre
auquel on ne peut faire autre­
ment que revenir. On y est. Mais
Roubaix, une lumière apporte,
dans ce registre, deux nouveautés
d’importance. Le fait divers et le
polar. Inspiré d’un documentaire
immersif qui fit sensation pour
avoir enregistré le terrible aveu
d’un assassinat – Roubaix, com­
missariat central, affaires couran­
tes de Mosco Boucault, diffusé
en 2008 sur France 3 – le film de
Desplechin lui reste étonnam­
ment fidèle dans son découpage,
au point d’en paraître bizarre­
ment ficelé.
Plusieurs pistes partent ainsi de
la première partie du film – à l’ins­
tar du documentaire naviguant au
gré des urgences de Police se­
cours – sur les pas du commissaire
Daoud et de son équipe, confron­
tés à la misère sociale et humaine.
Bagarre de voisinage, escroquerie
à l’assurance, fugue d’une mi­
neure, viol d’une toute jeune fille,
incendie dans un immeuble. Mais
déjà, quelque chose s’éloigne irré­
médiablement du réalisme do­
cumenté à la « Dardenne », ce
pourquoi d’ailleurs, nordistes
pour nordistes, les Dardenne sont
les Dardenne et Desplechin est
Desplechin.
Ce quelque chose est la ligne se­
crètement active qui sépare l’om­
bre et la lumière, allégorisant rapi­
dement la trivialité du matériau.
L’ombre, c’est Roubaix poussée au
(film) noir, sa nuit rougeoyante, sa
dure pauvreté, sa lutte poisseuse
pour la survie. La lumière, c’est
Daoud – et avec lui la grandeur de
l’acteur Roschdy Zem – commis­
saire de police et enfant du cru,

d’emblée méta réel dans les deux
registres. Origine maghrébine,
souvenirs amers plein la hotte
mais sourire absolu, déterminé,
supra­conscient, ultra­lucide.

Le souffle de l’imposture
Daoud, c’est le miracle de Noël fait
homme. Là où il paraît, la lumière
s’allume. Son jeune lieutenant,
Louis, l’admire d’autant plus qu’il
trompe quant à lui dans le corps
policier une vocation avortée à la
direction sacerdotale des âmes.
Daoud, au fond, on le connaît.
C’est un artiste dans la lignée du
paria biblique Ismaël, tel que
Herman Melville, Ingmar Berg­
man, Arnaud Desplechin
lui­même, le transfigurent res­
pectivement dans Moby Dick,
Fanny et Alexandre, Rois et Reine.
Hétérodoxe, médiumnique, in­
quiétant et rayonnant à la fois.
Tout cela se précise dans la se­
conde partie du film. Parce que
l’incendie dans la cour d’immeu­
ble n’a pas fini de parler. Il masque
le cadavre d’une vieille femme

détroussée dans son apparte­
ment, un crime abject et deux jeu­
nes suspectes, voisines de cour,
croisées au cours de l’enquête.
On a nommé le couple d’aman­
tes déglinguées et décavées
Claude et Marie, causes d’un ma­
laise possible dans la réception du
film. Le souffle tiède de l’impos­
ture saisit en effet à la vision de
Léa Seydoux et Sara Forestier affu­
blées des stigmates ostensibles de
la misère, le rouge au nez, le tic
aux lèvres, la graisse aux cheveux.
On est pourtant ici au cœur du
film. Et le défi y est double. Les im­
poser d’abord au risque de l’in­
vraisemblance, précisément au
nom des puissances de la fiction.
Les humaniser ensuite au cours
du marathon mental que consti­
tue l’interrogatoire mené par
Daoud et son équipe. Claude, qui
résiste et qui manipule l’affaire, au
nom de sa fillette. Marie, qui n’a
rien d’autre que Claude dans sa vie
pour ne pas mourir sur­le­champ
et qui au contraire les charge tou­
tes deux. Etrange ballet d’aveux et

de dénégations, d’arguments re­
tors et de besoin d’expiation, où
l’abjection et l’amour se cognent
violemment l’un à l’autre. Elles
avaient tout de même étranglé la
vieille femme pour lui dérober sa
télé et du produit vaisselle...
A travers ce fait divers roubai­
sien de 2002 remonte à la mé­
moire le carnage passé à la posté­
rité des sœurs Papin, ces deux jeu­
nes domestiques qui, le 2 fé­
vrier 1933 au Mans, massacrèrent
sauvagement leurs patronnes.
L’homicide, dans sa dimension de
juste revanche sociale, a depuis
lors nourri l’imaginaire des sur­
réalistes et de Jean Genet (Les Bon­
nes) puis, au cinéma, de Claude
Chabrol (La Cérémonie, 1995) et
Jean­Pierre Denis (Les Blessures as­
sassines, 2002). Rapporté à cette
tradition anarcho­révolutionnaire,
on voit combien le film d’Arnaud
Desplechin s’en éloigne.
Le crime comme symptôme so­
cial, comme violence expiatoire et
climax passionnel ne l’intéresse
pas. Il ne le représente d’ailleurs

même pas. Le crime comme té­
moignage de l’existence et de
l’opacité du mal, sa reconstitution
comme reconquête maïeutique


  • par les mots et par les gestes –
    d’une humanité perdue, voilà en
    revanche qui justifie sa recherche
    sur la représentation de l’abjec­
    tion. Cette longue et poignante re­
    constitution de l’acte sur les lieux
    du crime est d’ailleurs le moment
    du film où le polar hollywoodien
    croise le documentaire génoci­
    daire français. Les ombres de
    Shoah de Claude Lanzmann ou de
    S21 de Rithy Panh, dont on sait en


« Roubaix est une ville que je n’arrête pas de filmer avec culpabilité »


Le cinéaste évoque le documentaire qui l’a largement inspiré et les liens qui l’unissent à sa terre natale


ENTRETIEN


A


vec Roubaix, une lumière,
Arnaud Desplechin, fi­
gure de proue de la géné­
ration post­Nouvelle Vague des
années 1990, poursuit ses retrou­
vailles avec sa ville natale vue,
cette fois, à travers les rondes quo­
tidiennes d’un commissariat,
sous un jour beaucoup plus som­
bre. Le film pratique surtout une
expérience de cinéma hors du
commun : le remake fictionnel
d’un documentaire – Roubaix,
commissariat central : affaires
courantes (2008), de Mosco
Boucault – resté dans les mémoi­
res pour avoir suivi de bout en
bout une enquête pour homicide
et recueilli les aveux des principa­
les suspectes, deux jeunes fem­
mes inoubliables.

Qu’est­ce qui a retenu votre
attention dans le documen­
taire de Mosco Boucault?
La relation entre les deux jeunes
femmes suspectées, pour lesquel­
les on se prend d’affection avant
même de savoir qu’elles ont com­
mis des choses répréhensibles,
jusqu’à l’irréparable. Je n’arrivais
pas à me décrocher de leur mys­
tère. L’une est un peu comme
Jeanne d’Arc, elle veut monter au
bûcher, l’autre a une noblesse in­
née, comme Tess d’Urberville.
Jeanne d’Arc et Tess réunies,
c’était un bon début de fiction!

Pourquoi une adaptation aussi
proche, presque à la lettre?
C’est une idée qui vient du
théâtre, sans doute pas étrangère
à mon expérience à la Comédie­
Française, où j’ai mis en scène

Père, d’August Strindberg : j’ai
considéré le documentaire origi­
nel comme un texte à part en­
tière, devant lequel je me suis in­
cliné, le reprenant tel quel, hormis
d’infimes ajouts. L’art de la mise
en scène, c’est de servir un texte.

Vos policiers semblent là
pour soulager le suspect
d’un poids. Ne sont­ils pas
un peu médecins?
C’est ce que je disais à Roschdy
Zem pendant le tournage : ton
rôle, c’est celui d’un flic qui de­
vient psychanalyste! Le pari que
je fais quand je tourne un gros
plan, c’est que, derrière un visage,
il y a toujours une âme. C’est ce
que révèle le gros plan depuis son
invention : pas une personnalité,
pas une expression, pas même un
caractère, mais une valeur qu’a

chaque être humain, une « lu­
mière ». La caméra fait le pari que
chez n’importe qui existe ce sup­
plément.

Votre portrait de Roubaix est
si sombre qu’il en aurait
presque des accents mytholo­
giques. Est­ce le carrefour
des malédictions humaines?
C’est l’une des villes les plus dés­
héritées de France, mais elle n’est
pas réductible à cela. Roubaix est
toujours une ville d’immigration,
chose étonnante de par sa situa­
tion géographique, aux confins
de la France, à la frontière de la
Belgique. Après le caractère en­
chanté d’Un conte de Noël, je vou­
lais montrer l’autre côté de la
ville, là où ça souffre. Et ça a forcé­
ment un côté dantesque. Cette
fois, je ne vais peut­être pas me

faire que des amis auprès des élus
roubaisiens [Rires]!

C’est peut­être le premier
de vos films où vous
semblez reconnaître
l’existence du mal...
Oui, le mal existe. Il n’est pas for­
cément incarné, mais il est là, par­
tout autour de nous. On le voit à
travers le cas de la jeune fille vio­
lée. Face à la sauvagerie, l’aban­
don, la pauvreté, la douleur, le
dernier filet de sécurité, c’est le
commissariat. Et c’est mieux qu’il
y ait un peu d’institution sociale,
même dysfonctionnelle, plutôt
que rien. Le commissariat, c’est
comme Fort Alamo : après lui,
c’est le désert.

C’est nouveau chez vous!
Que s’est­il passé?

Quand je regarde cette ville que
j’ai tant filmée, je me rends
compte que j’ai eu une enfance
très protégée. A 11 ans, j’étais en­
fermé dans ma chambre, je lisais,
j’écoutais de la musique. A 17 ans,
j’ai foutu le camp, et c’est là que
ma vie a commencé. C’est une
ville que je n’arrête pas de filmer
avec culpabilité, parce que je ne la
connais pas. Je dis culpabilité car,
par exemple, j’ai grandi à Rou­
baix, terre d’élection de l’immi­
gration maghrébine, et je ne parle
pas un seul mot d’arabe : c’est
nul! Mon frère est arabophone,
moi pas... Pourquoi? C’est com­
me si je n’avais pas vraiment vécu
ma vie. Mes personnages se con­
frontent à cette question que j’ai
toute mon enfance évitée.
propos recueillis par
mathieu macheret

Roschdy Zem interprète le commissaire
Daoud et Léa Seydoux joue Claude. LE PACTE

Les ombres
de « Shoah »
de Lanzmann ou
de « S21 » de Rithy
Panh s’insinuent
furtivement sur
la scène du crime

quelle estime les tient Desplechin,
s’insinuent furtivement sur la
scène du crime.
Dernière chose enfin, par quoi
Roubaix, une lumière se rattache à
notre époque. Le fait divers de
2002 diverge, en effet, de celui de


  1. La lutte des classes n’y offre
    même plus la possibilité d’un ho­
    rizon d’intelligibilité. Deux pau­
    vres filles y tuent une pauvre
    vieille dans l’espoir de lui voler
    des économies dont elle ne dis­
    pose même pas. C’est le propre
    d’un système qui, tenant pour
    non profitable à ses intérêts le
    droit des plus démunis à un mini­
    mum de dignité, envoie en con­
    naissance de cause à la casse un
    peuple de reclus. Roubaix, une lu­
    mière montre qu’en vérité ce
    spectacle nous concerne et cette
    violence nous atteint.
    jacques mandelbaum


Film français d’Arnaud
Desplechin. Avec Roschdy Zem,
Sara Forestier, Léa Seydoux,
Antoine Reinartz (1 h 59).

CHEF­D'ŒUVRE   À  NE  PAS  MANQUER   À  VOIR   POURQUOI  PAS   ON  PEUT  ÉVITER
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