Le Monde - 21.08.2019

(Jeff_L) #1
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MERCREDI 21 AOÛT 2019 | 19

La cosmologie aux portes d’une révolution ?


La théorie qui décrit le mieux l’histoire de l’Univers, depuis le Big Bang et les premiers atomes, comporterait une anomalie.


Selon plusieurs observations, l’expansion de notre Univers serait plus rapide que prévu par ce modèle


P


eut­être qu’une faille qu’on n’at­
tendait plus est en train de deve­
nir béante. C’est excitant! »,
prévient François Bouchet. Ce
chercheur n’est pas géologue mais astro­
physicien à l’Institut d’astrophysique de
Paris, et la faille qui l’intéresse ne déchire
pas un continent, mais une théorie de
cosmologie. Pas n’importe laquelle,
puisque c’est celle qui décrit le mieux
pour l’instant toute l’histoire de l’Uni­
vers, depuis le Big Bang et les premiers
atomes, jusqu’à aujourd’hui, en passant
par les premières étoiles et galaxies. Or,
ce bel échafaudage serait en train de
craquer. Selon plusieurs observations,
notre Univers, qui gonfle comme un
soufflé depuis plus de treize milliards
d’années, enfle plus vite que prévu par ce
modèle. Si bien que tels des raisins sur
un soufflé au four, les galaxies s’éloi­
gnent les unes des autres, comme l’avait
montré l’astronome Edwin Hubble
en 1929. Mais avec trop d’entrain.
Alors, soit ces mesures sont incorrec­
tes, soit le modèle est bancal. Et c’est là
que la faille s’ouvre, prête à libérer ce qu’il
est convenu d’appeler, faute de mieux,
de la nouvelle physique : nouvelles parti­
cules, nouvelles forces, nouveaux types
d’interactions entre les ingrédients déjà
présents... On comprend l’excitation.
« Je ne décrirais pas la situation comme
une tension ou un problème mais comme
une crise », a constaté le Prix Nobel de
physique David Gross, lors de la dernière
conférence sur le sujet à Santa Barbara
(Californie), du 15 au 17 juillet, comme le
rapporte Quanta Magazine du 8 août.
Que se passe­t­il donc avec ce fameux
taux d’expansion du soufflé­Univers?
Selon les mots d’Adam Riess, professeur à
l’université Johns­Hopkins de Baltimore
(Maryland) et Prix Nobel en 2011, dans
Le Monde du 11 mai 2016, il n’y a que
deux façons de le mesurer. « C’est comme
connaître la vitesse d’une balle de pistolet.
Soit on mesure la vitesse de la balle au dé­
part du canon et on extrapole sa valeur à
une certaine distance après le tir. Soit on
effectue la mesure à un instant. » Concrè­
tement, soit on flashe l’Univers à ses pre­
miers instants, tout près du Big Bang.
Soit on attend des milliards d’années
pour observer comment s’éloignent de la
Voie lactée les autres galaxies.
C’est en 2013 que la faille a commencé à
s’ouvrir, lorsque la collaboration Planck,
le satellite de l’Agence spatiale euro­
péenne, livre au monde la première
image de l’Univers, 380 000 ans seule­
ment après le Big Bang. Dans son panier,
il y a aussi l’estimation du taux d’expan­
sion, appelé constante de Hubble en mé­
moire de l’astronome. Et elle est plus fai­
ble que celle donnée par ses successeurs.
Mais les deux types d’estimation sont
suffisamment proches et imprécis pour
que les chercheurs considèrent qu’ils
sont compatibles entre eux. Six ans plus
tard, devant les progrès des uns et des
autres, ce ne serait plus le cas.

Il ne s’agit « que » d’environ 6 kilomè­
tres par seconde de différence, soit
moins qu’une fusée au décollage, mais
c’est assez pour animer les physiciens.
« C’est chaud! Les réunions et les résultats
se succèdent à un rythme effréné », témoi­
gne François Bouchet, responsable fran­
çais de Planck. En mars, c’était l’équipe
Sh0es d’Adam Riess. En juillet, une autre,
baptisée H0licow... « Il y a des mois, c’était
surtout notre équipe qui sentait la ten­
sion. A la fin de la conférence de Santa
Barbara, c’était cinq ou six! », affirme
Adam Riess. En outre, ces flopées de me­
sures sont largement indépendantes, ce
qui augmente a priori la confiance.

Echelle de calibration
Pour connaître le taux d’expansion, il est
nécessaire d’estimer la distance entre la
Voie lactée et les galaxies visées. Pour
cela, une échelle de calibration reliant la
luminosité d’une source à sa distance est
élaborée, comme le faisait Hubble avec
les étoiles céphéides – méthode qu’Adam
Riess ou d’autres ont poursuivie. Mais
H0licow repose sur un autre principe. De
grosses galaxies peuvent déformer les
rayons lumineux émis par une source
cachée derrière elle, au point de faire ap­
paraître, une, deux, trois ou quatre ima­
ges. En outre ces « mirages » ne brillent

pas tous intensément au même moment.
Ce décalage dans le temps permet alors
de connaître la distance de la galaxie qui a
déformé les trajets lumineux. Sans recou­
rir aux étalons précédents, comme le font
aussi d’ailleurs deux autres expériences.
Et toutes vont dans le sens d’une cons­
tante de Hubble plus grande qu’atten­
due. Toutes? Non! Car trois jours avant
la conférence, l’équipe de Wendy Freed­
man, à l’université de Chicago (Illinois),
avec une méthode proche de celle
d’Adam Riess, a rendu son verdict... pres­
que au milieu des deux autres... Moins
de trois semaines plus tard, Adam Riess
détaille comment réconcilier ces mesu­
res avec les siennes, sans convaincre
Wendy Freedman, qui répond au Monde
par mail : « Ils ont mal interprété notre
travail. Il est fort possible que nos mesu­
res convergent avec celles de Planck. »
« Avant d’invoquer de la nouvelle physi­
que, il y a des choses à vérifier », estime
Mickael Rigault, chercheur CNRS au la­
boratoire de physique de Clermont­
Ferrand, qui a proposé une manière de
réconcilier les mesures d’Adam Riess
avec celles de Planck. La faille n’est pas
ouverte pour tout le monde.
« La controverse est plus sage qu’il y a
quelques années. Dans les années 1970­
1990, cette histoire de constante de Hub­

ble tournait au combat de boxe. Il n’y a
rien de pire pour l’image de l’astronomie
que de parler de cette constante, me di­
sait un collègue, indique Vivien Bonvin,
ancien membre de H0licow. En fait,
aucun de ces camps n’avait raison, et for­
cément l’épisode peut rendre sceptique
sur la situation actuelle. »
« On a tapé dans tous les pneus un peu
partout, et ça ne s’est pas dégonflé », note
tout de même François Bouchet. Néan­
moins, les chercheurs vont continuer à
éprouver leurs résultats, en améliorant
les mesures de distance avec la mission
européenne Gaïa, ou en cherchant de
nouvelles méthodes indépendantes, par
exemple avec les ondes gravitationnelles.
Si on admet le désaccord, il reste à l’ex­
pliquer. Là aussi les propositions affluent,
même si la tâche n’est pas simple car il

faut toucher au modèle, mais pas trop. Ce
dernier fonctionne en effet très bien : il
décrit les détails de la première image de
l’Univers prise par Planck, l’abondance
des éléments chimiques légers primor­
diaux (hydrogène, hélium...), la distribu­
tion des grandes structures galactiques...
« Le coup de “boost” mystérieux ne pour­
rait avoir eu lieu que juste avant
380 000 ans, ou alors vers 1 milliard
d’années après », estime Vivian Poulin­
Détolle, chercheur CNRS à l’université de
Montpellier. Ce physicien a d’ailleurs pu­
blié en juin une solution théorique, dont
il s’apprête maintenant à détailler les tra­
ces expérimentales que son idée pourrait
laisser sur la célèbre image des débuts de
l’Univers. A charge pour les successeurs
de Planck au sol, comme le futur Simons
Observatory au Chili, de les repérer.
« Cette anomalie, si elle est confirmée,
n’est pas un détail. Elle change le para­
digme et obligera à revoir la manière dont
nous concevons les concepts de matière
noire ou d’énergie sombre », indique
Vivian Poulin­Détolle. Pour Adam Riess,
« plutôt que de crise, je préfère parler d’op­
portunité. Nous ne savons rien de presque
95 % de notre Univers. Nous avons peut­
être l’occasion de lever un coin du voile ».
Une faille bénéfique.
david larousserie

C H I M I E
Une nouvelle molécule
de carbone
Des chimistes de l’université
d’Oxford (Royaume­Uni),
en collaboration avec une
équipe d’IBM en Suisse,
ont réussi à fabriquer un
anneau de 18 atomes de car­
bone. Depuis cinquante ans,
des chercheurs essayaient,
sans succès. Pour y parvenir,
les chimistes, grâce à la
pointe d’un microscope à
force atomique, ont arraché
des atomes à une molécule
en forme de triangle
comprenant 24 atomes
de carbone et 8 d’oxygène.
Ce même microscope a
permis de voir que l’anneau
qui s’est reconstitué est fait
d’une alternance de liaisons
simples (comme dans
l’éthane) et triples (comme
dans l’acétylène).
> K. Kaiser et al., « Science »
du 16 août.

POUR CONNAÎTRE


LE TAUX D’EXPANSION, 


IL EST NÉCESSAIRE 


D’ESTIMER LA DISTANCE 


ENTRE LA VOIE LACTÉE 


ET LES GALAXIES VISÉES


L’art de fabriquer des machines infernales


Un chercheur a dévoilé son algorithme conçu pour modéliser une réaction en chaîne quasiment infaillible


P


ourquoi faire simple
quand on peut faire com­
pliqué? Beaucoup de vi­
déos en ligne, hypnotisantes, ne
se posent pas la question. Pen­
dant plusieurs minutes, des billes
roulent sur des rails, actionnent
des poulies, chutent sur des pi­
vots, font tomber des dominos,
qui mettent en branle dans leur
chute d’autres billes ou d’autres
leviers, qui poursuivent la folle
séquence de réactions en chaîne.
Et tout ça pour remplir un verre,
prendre une photo ou poser une
cerise sur un gâteau.
La plupart de ces constructions
futiles font référence à Rube Gold­
berg, un dessinateur américain
du milieu du XXe siècle qui inven­

tait d’improbables architectures
humoristiques. Au Japon, une
émission de télévision, « Pytha­
gora Switch », en fait la promo­
tion à des fins pédagogiques.
Mais la mise au point de ces
machines infernales nécessite
des dizaines d’essais et d’erreurs,
avant de parvenir au spectacu­
laire résultat final. C’est là qu’in­
tervient Robin Roussel, en thèse
à l’University College de Londres,
avec Niloy Mitra et encadré aussi
par Marie­Paule Cani à l’Ecole po­
lytechnique et Jean­Claude Léon
à l’université de Grenoble.
Le 30 juillet, lors de la plus
grande conférence du domaine
de l’informatique graphique, Sig­
graph, il a exposé les secrets de

son algorithme, qui fournit le
plan à suivre pour avoir le plus
de chances de succès. D’abord, le
concepteur choisit ses objets
(billes, dominos, leviers, gobe­
lets, rails...), puis les fonctions
(roulement, chute, choc...), et
enfin il décrit l’enchaînement
des événements, y compris en
parallèle, nécessitant une par­
faite synchronisation.

Configurations
Tout ça est ensuite entré dans le
programme et, trente minutes
plus tard, le plan sort indiquant
où positionner précisément les
pièces à la verticale. Quatre scéna­
rios ont été testés, et seul le plus
compliqué, faire tomber deux

billes dans une théière, a néces­
sité plus d’un essai. L’une des dif­
ficultés, et l’intérêt scientifique de
ce travail, est d’aider à concevoir
des machines complexes résis­
tantes aux (petites) erreurs de
conception ou de fabrication.
Pour cela, les chercheurs procè­
dent par modélisation et échan­
tillonnage. Grâce à un logiciel,
utilisé dans les jeux vidéo, ils
simulent les mouvements, les
chutes ou les chocs sur des confi­
gurations tirées au hasard. Une
partie échoue, mais certaines
sont des réussites partielles, étant
parvenues à enchaîner quelques
maillons du scénario. A partir de
ces configurations, une nouvelle
exploration commence. Une

technique d’apprentissage ma­
chine permet de mieux distin­
guer échec et réussite et aide à
faire le tri et l’optimisation. Fina­
lement, après seulement quel­
ques milliers de configurations
testées, le résultat tombe.
Le plus dur? « Construire les
machines pour tester les réponses
de l’algorithme! Le gros défi,
c’était la patience », se souvient
Robin Roussel, qui voudrait bien
ajouter des phénomènes comme
la combustion ou le magné­
tisme, très prisés des amateurs
de machines de Goldberg. Voire
créer un algorithme qui trouve­
rait lui­même des étapes entre
l’état initial et final.
d. l.

La galaxie
Messier 104,
surnommée
« galaxie
du Sombrero »,
photographiée
par le télescope
spatial Hubble.
Elle est située
à une trentaine
de millions
d’années-lumière
de la Terre,
et s’éloigne
de la Voie lactée.
NASA/ESA AND THE
HUBBLE HERITAGE

L’ÉTÉ DES SCIENCES

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