Le Monde - 21.08.2019

(Jeff_L) #1

20 | MERCREDI 21 AOÛT 2019


0123


« L’HISTOIRE 


AVANÇAIT. JE SENTAIS


CONFUSÉMENT, 


AU FOND DE MOI, UNE 


FORCE QUI ME 


DISAIT : “VAS­Y ! 


LANCE­TOI ! C’EST


LE MOMENT” »


berlin ­ correspondant

C’


est en robe pastorale blan­
che qu’il arrive au rendez­
vous, débarquant du cime­
tière d’à côté où il vient de
célébrer un enterrement.
Quelques instants plus
tard, c’est en bras de chemise qu’il nous reçoit
dans la cuisine de son petit appartement, où il
nous propose d’emblée une bière bien fraîche
sous l’œil sévère de Luther, dont le portrait est
accroché à côté de la fenêtre.
Paroisse de Nikolassee, arrondissement de
Steglitz­Zehlendorf. C’est ici, dans ce quartier
résidentiel et boisé de la périphérie sud du
Berlin, que vit aujourd’hui Steffen Reiche. Agé
de 59 ans, cet ancien ministre du Land de
Brandebourg (1994­2004), qui fut aussi dé­
puté au Bundestag (2005­2009), est redevenu
pasteur il y a une dizaine d’années après prati­
quement deux décennies entièrement consa­
crées à la politique. Un destin qu’il n’avait pas
prévu mais qui s’est joué au cœur de l’été 1989
quand, avec quelques autres, lui prit l’idée
folle de fonder un nouveau parti politique,
d’inspiration sociale­démocrate, dans l’espoir
de faire bouger les choses dans son pays, la Ré­
publique démocratique allemande (RDA).
« Jeune pasteur, père d’une petite fille, mari
heureux. » Voilà ce que répond Steffen Reiche
quand on lui demande quel homme il était
début 1989, à l’orée de cette année dont rien
ne laissait présager qu’il verrait sa propre vie
basculer en même temps que l’histoire na­
tionale. Que s’est­il donc passé? C’est la ques­
tion que nous sommes allés lui poser, afin
d’éclairer ce phénomène fascinant, propre
aux époques de grande fièvre collective, où
des anonymes à l’existence apparemment
des plus tranquilles peuvent se voir confier,
en un temps record, des responsabilités aux­
quelles ils ne s’étaient pas préparés.
Au début de l’année 1989, Steffen Reiche
n’a encore aucune idée de ce qui l’attend
dans les mois suivants. Alors âgé de 28 ans, il
partage son temps entre Christinendorf, la
paroisse rurale du Brandebourg où il a été
nommé pasteur il y a moins d’un an, et l’ap­
partement de Prenzlauer Berg, à Berlin­Est,
où vivent sa femme et leur fille de 4 ans, à
une soixantaine de kilomètres de là. Ce quo­
tidien sans histoire, routinier au possible, ne
l’empêche cependant pas de nourrir des en­
vies d’autre chose. Surtout depuis les vacan­
ces passées chez ses grands­parents, du côté
de Dortmund, en République fédérale d’Alle­
magne (RFA), en 1987.

DEUX LECTURES FONDAMENTALES
Trois décennies plus tard, dans une Europe
où l’on s’est habitué à circuler d’un Etat à un
autre sans contrôle, c’est avec une émotion
intacte qu’il évoque sa chance d’avoir pu, à
l’époque, franchir le rideau de fer, et goûter,
quelques semaines durant, à la vie de
« l’autre côté ». Comment avait­il pu bénéfi­
cier d’un tel privilège?
Selon une loi de 1964, seuls les retraités
avaient le droit de rendre visite, une fois par
an, à leur famille dans « un pays étranger non
socialiste », selon la terminologie d’usage.
Pour les autres candidats au voyage, tout dé­
pendait de l’examen par les autorités du for­
mulaire officiel (un document de couleur
jaune) où ils devaient indiquer la durée du
voyage, le nom et l’adresse de leurs hôtes et la
liste de leurs précédents séjours hors de RDA.
Une procédure que Steffen Reiche avait alors
trouvée insupportable. « Je n’en avais pas plei­
nement conscience auparavant mais, à mon
retour, j’ai trouvé aberrant de me dire qu’il fal­
lait que j’attende d’avoir 65 ans – c’est­à­dire
l’année 2025 – pour pouvoir voyager un peu
plus librement. »
Ces premières vacances à l’Ouest ne sont
pas seulement celles d’une confrontation
avec le réel. Elles marquent aussi le début de
son apprentissage politique. Dans sa valise,
le jeune pasteur rapporte en effet deux
ouvrages introuvables en RDA. Tous deux
ont été rédigés par d’anciens communistes
devenus des contempteurs acharnés du sys­
tème soviétique. Le premier est Geschichte
der DDR (« L’Histoire de la RDA ») de l’univer­
sitaire Hermann Weber, paru en 1985. Stef­
fen Reiche a le sentiment d’y « découvrir en­
fin la vérité » sur le pays dans lequel il a
grandi. Ce livre­là, il le comprend vite, n’a
rien à voir avec ceux qu’il a lus jusqu’à pré­
sent, où « 95 % des faits étaient faux et où le
reste était faussement interprété ».
Le second livre qu’il parvient à rapporter
chez lui est l’autobiographie de Wolfgang
Leonhard, Die Revolution entlässt ihre Kinder
(« La Révolution chasse ses propres en­
fants »), publiée en 1955 en RFA. « Un livre cen­
tral où l’auteur raconte de l’intérieur com­
ment il a pris conscience de la tromperie
qu’était le système communiste en vivant plu­

sieurs années dans l’URSS de Staline puis dans
la partie de l’Allemagne occupée par les Sovié­
tiques après la seconde guerre mondiale », ré­
sume Steffen Reiche.
Nourri par ces lectures, le jeune pasteur se
sent, mois après mois, de plus en plus « tra­
vaillé intérieurement par le besoin de faire
quelque chose ». L’actualité le conforte dans
cette volonté. « Avec Mikhaïl Gorbatchev, il y
avait enfin à la tête de l’URSS un dirigeant qui
méritait le respect. C’était le début de l’ouver­
ture, la glasnost, la perestroïka. En Pologne, il
y avait le syndicat Solidarnosc. L’histoire
avançait. Je ne sais pas comment le formuler,
mais je sentais confusément, au fond de moi,
une force qui me disait : “Vas­y! Lance­toi!
C’est le moment.” »
Le déclic a lieu au début de l’été 1989, dans
la foulée des élections communales du
7 mai, marquées par des fraudes manifestes
de la part des autorités. Ces tricheries renfor­
cent l’opposition au régime. Des collectifs ci­
toyens se constituent dans plusieurs gran­
des villes, notamment à Berlin­Est et à Leip­
zig. Des manifestations sont organisées, ras­
semblant plusieurs milliers de personnes.
Six mois avant la chute du mur de Berlin,
c’est un premier avertissement sévère pour
le régime, dont le numéro deux, Egon Krenz,
n’a pas imaginé un seul instant la colère qu’il
provoquerait en venant lui­même annoncer
à la télévision – contre toute évidence – que
les candidats aux élections communales
soutenus par le gouvernement avaient ob­
tenu 98,95 % des voix.

Un jour, Steffen Reiche se décide enfin à
mettre par écrit les idées qui le travaillent. La
démarche peut paraître anodine, mais dans
le contexte est­allemand où la Stasi, la police
politique, veille à tout, c’est déjà un acte de
courage qui nécessite de prendre d’infinies
précautions. Car le pasteur le sait : même si
les relations entre les Eglises et l’Etat se sont
normalisées depuis les années 1970 en RDA,
le régime n’a pas relâché sa surveillance vis­
à­vis d’un milieu qu’il considère – en partie à
juste titre – comme un foyer naturel de l’op­
position. Et le souvenir de la fameuse « des­
cente » de la Stasi dans la Bibliothèque de
l’environnement de la Zionskirche, à Berlin­
Est, moins de deux ans auparavant, pendant
laquelle plusieurs militants de l’opposition
ont été arrêtés, est encore vif.
« De la possibilité et de la nécessité d’une
politique sociale­démocrate en RDA » : tel est
le titre du texte d’une dizaine de pages que
Steffen Reiche rédige alors sur son ordina­
teur Amstrad. Dans ce texte, il explique que
la condition d’une démocratisation du ré­
gime impose de fonder un Parti social­dé­
mocrate (SPD) autonome. Autrement dit, il
faut revenir sur ce qu’il appelle « l’alliance
forcée » de 1946, cette année où les Soviéti­
ques contraignirent le SPD de l’époque à fu­
sionner avec le Parti communiste (DKP)
dans la partie de l’Allemagne placée sous leur
contrôle, donnant naissance au Parti socia­
liste unifié (SED). Une formation qui assura
la mainmise de Moscou sur la RDA dès la
naissance de celle­ci, en 1949.

L’acte de résistance


du pasteur


Steffen Reiche


1989,  MON  DERNIER  ÉTÉ  EN  RDA  2  | 6 


Le Berlinois rêvait de fonder un SPD autonome pour


forcer la démocratisation du régime. Début août, une


rencontre déterminante lui permet d’intégrer un


groupe de dix pasteurs. Leur projet : fonder le nouveau


parti d’ici au 40
e
anniversaire du pays, le 7 octobre

Aux yeux de Steffen Reiche, seule la créa­
tion d’une nouvelle formation peut faire
bouger les choses. « Il y avait à l’époque d’in­
nombrables mouvements citoyens de toutes
sortes en RDA, raconte­t­il. Je trouvais ça évi­
demment très bien, mais, selon moi, ce genre
de structures avait sa raison d’être dans un
système démocratique où existaient déjà des
partis politiques. Dans un Etat non démocra­
tique, il me semblait que la priorité était de
commencer par le début, c’est­à­dire en fon­
dant un parti, au sens classique du terme. »

UNE RENCONTRE DÉCISIVE
Fonder un parti, donc. Reste à trouver des
partenaires prêts à mener à bien le projet.
Dans les semaines qui suivent la rédaction
de son manifeste, Steffen Reiche prend con­
tact avec plusieurs amis de confiance, qu’il
informe de son idée. A l’occasion de ces dis­
cussions, il découvre qu’il n’est pas le seul à
caresser la même ambition.
Début août 1989, l’un de ses amis lui orga­
nise même un tête­à­tête dans un bar à gla­
ces d’Alexanderplatz, au cœur de Berlin­Est.
L’endroit se trouve juste en dessous de la cé­
lèbre Tour de la télévision, tout à côté du mé­
tro, dans la zone la plus commerciale de la
ville, où l’on se fond facilement dans la
masse des passants, surtout au cœur de
l’après­midi, le moment auquel a été fixé le
rendez­vous. Steffen Reiche s’y présente avec
un petit cartable, et dans ce petit cartable, le
texte de dix pages qu’il a tapé quelques se­
maines plus tôt sur son ordinateur.

Steffen Reiche,
à Bonn, en 1989,
en compagnie
de Hans­Jochen
Vogel, président
du SPD de la RDA,
nouvellement
fondé. AP

L’ÉTÉ DES SÉRIES

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