Le Monde - 21.08.2019

(Jeff_L) #1

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INTERNATIONAL

MERCREDI 21 AOÛT 2019

0123


Au Mali, la défiance des civils envers l’ONU


Les populations du centre du pays reprochent aux casques bleus de ne pas intervenir contre les groupes armés


REPORTAGE
cercle de bandiagara (mali) ­
envoyée spéciale

L


e village est désert et
silencieux, en apparence
paisible. Seules quelques
silhouettes d’enfants dé­
passent des murets en pierres
taillées qui encerclent les cases de
Diombolo­Leye, localité du centre
du Mali. Ce 14 août, une douzaine
de casques bleus de la police civile
des Nations unies (Unpol) pro­
gressent lentement à bord de
leurs véhicules blindés. Ces mem­
bres de la Minusma, la Mission
des Nations unies au Mali dé­
ployée depuis 2013 pour restaurer
l’autorité de l’Etat et protéger les
civils, sont venus patrouiller dans
ce village dogon situé à 6 kilomè­
tres de Bandiagara.
Les portes des chars s’entrou­
vrent, mais les casques bleus ne
débarquent pas, observant avec
méfiance les femmes qui com­
mencent à se rassembler. « Ça ne
sent pas bon », glisse un des poli­
ciers onusiens, avant d’entamer la
patrouille. Sur le bord de la route,
une femme se jette à terre en san­
glotant, bientôt suivie par quel­
ques autres. A droite, un homme
à terre, arrivé dans le village en
même temps que la patrouille, est
menacé par des habitants. Tous
voient en lui un traître, qui a
guidé les casques bleus jusque­là.
La colère et l’affolement ont en­
vahi Diombolo­Leye. Ses citoyens
se dressent devant les chars : ils
veulent que la Minusma s’en aille.
« Des villageois ont été tués ici, et
maintenant vous venez avec vos
armes? Nous avons peur », expli­
que Jean Djiguiba, 69 ans, les
mains tremblantes, à l’un des po­
liciers. Le 22 mars, ce village
dogon a été attaqué par des présu­
més djihadistes. Selon lui,
sept personnes ont été tuées, sans
que les casques bleus ni les autori­
tés maliennes interviennent.
« Embarquez! Et maintenant! »,
crie un policier à ses frères d’ar­
mes. D’un même crissement de
pneus, les blindés détalent, portes

vite fermées pour éviter les jets de
pierres. De retour à la caserne, les
mines des policiers togolais sont
déconfites. « C’est la deuxième fois
en deux semaines qu’une patrouille
est rejetée. Et ça va continuer »,
soupire l’un d’entre eux.
Dans le centre du Mali, la Mi­
nusma est de plus en plus contes­
tée par une population qui ne
comprend pas pourquoi elle n’in­
tervient pas lorsque leurs villages
sont pris d’assaut par des groupes
armés, tantôt djihadistes, tantôt
communautaires. Le cercle de
Bandiagara était le dernier bastion
de la paix dans la région de Mopti.
La dernière zone encore relative­
ment épargnée par les violences.
Mais, depuis novembre 2018, les
djihadistes y concentrent leurs ef­
forts et les groupes d’autodéfense
fleurissent : 157 personnes y ont
été tuées ces neuf derniers mois,
selon l’ONG Acled. Alors, face à
l’impuissance des internationaux,
la défiance des civils monte.

« Pas là pour nous battre »
« Nous avons essayé d’expliquer à
la population que la Minusma ne
devait pas être considérée comme
une force hostile. Mais les gens ne
comprennent pas que la mission
soit officiellement là pour les sécu­
riser et n’empêche pas les attaques.
Dès lors, ils estiment qu’ils n’ont pas
besoin d’elle », explique Siriman
Kanouté, le préfet de Bandiagara.
C’est toute l’ambiguïté du man­
dat de la force onusienne. Renou­

velé fin juin pour une année sup­
plémentaire, il confère aux cas­
ques bleus la mission de rétablir
l’autorité de l’Etat et de protéger
les civils, mais ne leur permet de
faire usage de la force qu’en cas de
légitime défense. La Minusma ne
peut donc se servir de ses armes
que pour se protéger elle­même,
et non pour couvrir des civils atta­
qués. Sauf si elle prend des as­
saillants en flagrant délit, un
fait extrêmement rare dans la ré­
gion de Mopti, territoire de
79 000 km^2 , seulement couvert
par 3 000 agents onusiens.
Sur le papier, le mandat renou­
velé a mis l’accent sur le centre du
pays. Mais, sur le terrain, les chan­
gements sont moindres. Le bud­
get, de plus d’un milliard de dollars
pour l’exercice 2017­2018, n’a pas
augmenté. Les effectifs non plus :
16 000 personnes pour tout le
Mali. A Mopti, Fatou Thiam, la chef
du bureau de la mission dans la ré­
gion, relativise : « Nous n’avons pas
assez de troupes pour être partout
à la fois. (...) Mais nos patrouilles
ont quand même facilité l’accès aux
foires, aux marchés et permis aux
populations de vaquer à certaines
occupations. (...) La protection des
civils incombe en premier lieu aux
autorités nationales. Nous, nous
venons en appui. Nous ne sommes
pas là pour nous battre. »
Comment le faire comprendre
aux civils qui, dans le cercle de
Bandiagara, sont de plus en plus
menacés? Ce 15 août, lendemain
de la patrouille avortée de Diom­
bolo­Leye, les casques bleus s’arrê­
tent à Ficko, un village dogon situé
à une quarantaine de kilomètres
de là. Objectif : patrouiller pour
rassurer et prévenir les conflits.
« Ce n’est pas le travail de la
Minusma de chasser les terroris­
tes », explique le chef de la pa­
trouille, Edoh Kosili. « Ça, c’est le
travail des Famas [Forces armées
maliennes], de “Barkhane” et de la
force conjointe du G5 Sahel »,
ajoute le capitaine togolais. Mais
la force conjointe n’est toujours
pas opérationnelle, tandis que les
soldats français de « Barkhane »

n’ont pas comme priorité d’inter­
venir dans le centre du Mali.
Face à M. Kosili, Kalifou Kologo et
la dizaine de femmes de sa famille
écoutent attentivement les expli­
cations, d’un air dubitatif. Il y a
près de trois semaines, ces Dogon
ont fui leur village, Dagandouma,
pour trouver refuge à Ficko. Trois
personnes avaient été tuées dans
une localité voisine, à la suite d’un
affrontement avec des présumés
djihadistes. En janvier, leur village
avait lui aussi été attaqué, entraî­
nant la mort de trois villageois.
« Il y a un poste de sécurité à
Goundaka et des gendarmes à
Bandiagara. Il faut les appeler
quand il y a un problème », insiste
M. Kosili. En janvier, les villageois
de Dagandouma, comme lors de
beaucoup d’attaques survenant
dans le centre du Mali, ont bien
appelé les forces de sécurité. En
vain. « La première fois qu’on les a
appelés, ils ne sont pas venus. Com­
ment puis­je leur faire confiance de
nouveau? », s’interroge M. Kologo.
Comme lui, nombre d’habitants
de la région n’ont pas confiance en
leur armée, qu’ils accusent de len­
teur dans l’intervention et de
manque de professionnalisme.
A l’instar d’Hamady Traoré, fils
du chef du village de Ficko : « Les
Famas? S’ils attrapent les voleurs et
les méchants, ils les relâchent! », as­
sure­t­il. Pour se défendre, il a mis
en place son propre système : il
marque son bétail d’un numéro 8
pour éviter les vols. Et c’est la di­
zaine de membres de l’antenne lo­
cale de Dan Na Ambassagou, un
groupe d’autodéfense dogon, qui

punit les brigands : « On les mar­
que aussi d’un numéro 8, au fer
rouge », dit­il en souriant, en rac­
compagnant les casques bleus to­
golais à leurs véhicules.
Mais autour du fils du chef,
aucun des policiers ne bouge. Un
vol de bétail vient d’avoir lieu, à
3 kilomètres de là. Ils attendent
les instructions. « S’il y a un vol ou
une attaque, la Minusma ne peut
pas agir sans avoir une demande
ou le feu vert du commandement
régional de l’armée malienne »,
glisse un casque bleu. Un fait rare,
selon une source onusienne.

Equation complexe
Là est l’autre limite du mandat de
la Minusma. En réalité, la force
peut seulement faire ce que les
populations font déjà souvent en
cas d’attaque : alerter les forces de
sécurité maliennes. « Malheureu­
sement, nous n’arrivons sur place
qu’après les attaques. Tant que
nous n’arriverons pas à les empê­
cher, la population comprendra
très difficilement les raisons de no­
tre présence ici », reconnaît le pré­
fet de Bandiagara.
Lors de sa tournée dans la région
de Mopti en juillet, le premier mi­
nistre malien a annoncé l’arrivée
prochaine d’un renfort de
3 600 militaires dans le centre du
pays. En parallèle, Boubou Cissé a
aussi donné ordre aux forces de
sécurité de mener à bien ce que le
gouvernement promet aux civils
depuis plus d’un an et demi : com­
mencer à désarmer les groupes
d’autodéfense, en premier lieu
Dan Na Ambassagou, la milice do­
gon, principale accusée dans les
massacres des villages peuls per­
pétrés ces derniers mois dans la
région. « Les militaires ne font pas
leur travail. Ils nous retirent nos ar­
mes et ne nous protègent pas. Ils
font de nous des proies », s’agace
Mamadou Goudienkilé, président
de la coordination de la milice.
Au passage des patrouilles onu­
siennes et nationales, les parti­
sans de Dan Na Ambassagou
cachent souvent leurs armes, de
peur qu’on les leur retire et de se

Patrouille de casques bleus sénégalais
à Gao (Mali), le 24 juillet, au lendemain
d’un attentat­suicide commis avec
un véhicule maquillé aux couleurs
de l’ONU. SOULEYMANE AG ANARA/AFP

« Minusma,
Maliens, Français :
ici, personne
n’affronte
vraiment
les djihadistes »,
commente
un habitant

LE  CONTEXTE


MILICES
Entre 2015 et 2016, le centre
du Mali entre dans une spirale
de violences : le prédicateur
Amadou Koufa, chef de la katiba
Macina, affiliée au Groupe de
soutien à l’islam et aux musul-
mans, profite de la faiblesse des
autorités pour gagner du terrain.
L’intervention française de 2013
dans le Nord n’a en effet pas
totalement éteint les foyers
djihadistes, qui tentent de se
reconstituer dans la région. Sans
défense, les citoyens de la région
de Mopti ont formé des milices,
tantôt dogon et bambara, tantôt
peuls. A chaque attaque, les victi-
mes sont les civils de l’autre com-
munauté. En quatre ans, plus
de 3 500 personnes ont été tuées
dans ces violences djihadistes
et communautaires, au centre
du Mali, selon l’ONG Acled.

MAURITANIE

ALGÉRIE

NIGER
BURKINA
FASO

CÔTE
D’IVOIRE

GUINÉE

MALI

400 km

Bamako

Diombolo-Leye

Mopti

Sévaré

Ficko

retrouver sans défense. « Les accès
de village qu’on nous bloque, c’est
une manipulation de la part des
Dan Na Ambassagou », assure une
source de l’ONU.
Aujourd’hui, le groupe d’autodé­
fense se dit prêt à désarmer ses
membres, mais à une condition :
que la zone soit au préalable sécu­
risée. Une équation complexe
pour les autorités maliennes car
ces derniers mois, dans le cercle de
Bandiagara, les djihadistes ont ga­
gné du terrain. « Ils contrôlent déjà
une bonne partie de la brousse »,
s’inquiète un habitant qui ne ré­
vèle pas son nom. Ce Malien a pré­
féré fuir : « Minusma, Maliens,
Français : ici, personne n’affronte
vraiment les djihadistes. Si rien ne
change, ils vont encore se propager
et les milices vont continuer à tuer,
sous le couvert de la lutte contre le
terrorisme. » Avec, dans le viseur de
ces milices, principalement des ci­
vils, innocents et désemparés.
morgane le cam
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