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MERCREDI 21 AOÛT 2019 international| 3
MacronPoutine
à Brégançon : un
rapprochement
sans vrai résultat
Les désaccords restent nombreux,
malgré un possible engagement
du président russe sur l’Ukraine
brégançon (var) envoyé spécial
I
l a même pensé aux fleurs.
Vladimir Poutine tend un
bouquet à Brigitte Macron,
qui patiente avec son mari
en haut des marches du fort de
Brégançon (Var). Une douce at
mosphère se dégage de la petite
cour baignée de soleil. « It’s a
beautiful place! », admire le prési
dent russe, qui félicite le couple
Macron pour son bronzage :
« Vous avez un teint superbe. » Les
sourires sont appuyés de chaque
côté. On pourrait presque parler
d’intimité, si ce n’était la présence
d’une quarantaine de journalis
tes français et russes.
En invitant son hôte, lundi
19 août, « sur les rives de la Méditer
ranée, qui ont beaucoup compté
dans l’imaginaire russe », de l’écri
vain Ivan Tourgueniev au compo
siteur Igor Stravinsky, ditil,
Emmanuel Macron veut témoi
gner toute la chaleur due à « cette
grande puissance qu’est la Russie ».
Lui faire une nouvelle déclaration
d’amour, à moins d’une semaine
de l’ouverture du G7, à Biarritz (Py
rénéesAtlantiques), dont est ex
clu le maître du Kremlin. Et qu’im
porte si, en retour, les résultats ne
sont pas forcément au rendez
vous. Néanmoins en quatre heu
res et trente minutes de rencon
tre, dont deux heures et demie
d’entretien en têteàtête, de petits
pas ont été faits, avec notamment
de possibles engagements du pré
sident russe sur l’Ukraine, malgré
les divergences assumées sur la
Syrie ou les droits de l’homme.
« La Russie est européenne, très
profondément », défend Emma
nuel Macron, qui entend la « réar
rimer à l’Europe ». « Nous croyons
à cette Europe qui va de Lisbonne à
Vladivostok », poursuit le prési
dent français. C’est d’ailleurs
pour cette raison que la France,
assuretil, a défendu la réintégra
tion de la Russie au Conseil de
l’Europe. « La Russie est une
grande puissance des Lumières.
(...) Elle a sa place dans l’Europe
des valeurs auxquelles nous
croyons », estime M. Macron. Les
débats sur l’« illibéralisme » re
vendiqué du très autoritaire pré
sident russe ne relèveraient donc,
au fond, que de l’incompréhen
sion mutuelle : « Derrière le mot li
béral, on met parfois des choses
qui ne sont pas les mêmes. »
Vladimir Poutine n’a jamais été
un invité comme un autre aux
yeux du chef de l’Etat. Dans cette
relation, le locataire de l’Elysée
prétend se placer à la hauteur du
« temps long », celle d’une histoire
commune entre « deux grandes
nations qui ont des liens profonds
d’imaginaire et d’idéaux parta
gés ». Raison pour laquelle il avait
reçu son homologue, en 2017,
dans la pompe du château de Ver
sailles. M. Poutine a d’ailleurs in
vité son homologue à assister aux
prochaines cérémonies du 9 mai,
à Moscou, date à laquelle les Rus
ses commémorent la fin de la
deuxième guerre mondiale.
Coups de griffe
« A l’échelle de nos nations,
deux ans, c’est peu de chose, et je
veux que nous concevions ensem
ble une nouvelle architecture sécu
ritaire pour notre Europe », a dé
fendu le président français, qui en
tend imposer une « inflexion » au
cours des relations francorusses
dans un « moment historique » de
« recomposition » de « l’ordre inter
national ». « L’Europe n’est pas tout
entière absorbable dans ce qu’est
l’Occident, elle a à réinventer sa
souveraineté », a lancé, lyrique,
M. Macron, défendant une troi
sième voie aux accents gaulliens.
Un véritable pari, qui suppose de la
part du partenaire une même vo
lonté de tourner la page sur les fric
tions passées. Or, la Russie veut
bouleverser la donne héritée de la
fin de la guerre froide, et se pose
toujours plus clairement en « puis
sance révisionniste ».
Cette bonne entente apparente
n’empêche pas les coups de griffe.
Interrogé sur les multiples inter
pellations d’opposants dans son
pays au cours de récentes mani
festations, Vladimir Poutine a ren
voyé à la presse le bilan des « gilets
jaunes », en France. « Selon notre
décompte, il y a eu onze personnes
tuées et 2 500 blessées, dont
2 000 policiers, atil répliqué. On
ne veut pas du tout que des événe
ments pareils se passent dans la ca
pitale russe. » « Comparaison n’est
pas raison », s’est défendu le prési
dent français : « La France a tou
jours respecté sa Constitution et les
droits du Conseil de l’Europe. »
Contrairement à d’autres, donc.
Cet échange témoigne du fait
que les points de tension entre les
deux pays restent nombreux.
Concernant la Syrie, M. Macron a
certes souligné le « gros travail
fait ensemble depuis plusieurs
mois », notamment en matière
humanitaire. « Où était la France il
y a un peu plus de deux ans sur le
sujet syrien? », atil interrogé,
dans une allusion au travail de
son prédécesseur, François Hol
lande. Mais il a dû admettre,
aussi, « sa profonde préoccupa
tion » sur la situation à Idlib.
Cette ville du nordouest du pays
est la cible de bombardements
quasi quotidiens contre les civils
de la part des forces du régime de
Bachar AlAssad et de son allié
russe. « Des populations innocen
tes, des enfants sont tués, a souli
gné M. Macron. Il est impérieux (...)
que le cessezlefeu décidé et acté à
Sotchi [en Russie] soit vraiment
respecté. » Imperturbable, son ho
mologue a répliqué que, « bien
sûr », son pays soutient « les efforts
de l’armée syrienne en vue d’élimi
ner les menaces terroristes »...
Les seuls progrès tangibles de la
rencontre pourraient se faire sur
l’Ukraine. Les accords de Minsk,
qui avaient mis fin, en février 2015,
à la phase aiguë des combats entre
Kiev et les rebelles séparatistes
soutenus par la Russie dans le
Donbass, sont restés en grand par
tie lettre morte. Mais le nouveau
président ukrainien, Volodymyr
Zelensky, semble décidé à faire
bouger les choses. M. Macron a ap
pelé à une réunion « dans les pro
chaines semaines » d’un sommet à
quatre de format Normandie
(France, Russie, Allemagne,
Ukraine), soulignant qu’un « vrai
changement » serait en cours.
Vladimir Poutine, qui avait battu
froid M. Zelensky après son élec
tion, en avril, a fait part de son
côté d’un « optimisme prudent »
sur ce dossier. La fin du conflit
dans l’est de l’Ukraine faciliterait
le retour de la Russie au sein du G7,
dont elle est exclue depuis 2014 en
raison de l’annexion sauvage de la
Crimée. Un dernier point sur le
quel Emmanuel Macron et ses
partenaires semblent, pour le
coup, avoir fait une croix.
olivier faye
et marc semo (à paris)
Vladimir Poutine et Emmanuel Macron, le 19 août, à Brégançon (Var). REUTERS
« Comparaison
n’est pas raison »,
a répliqué
M. Macron à son
homologue russe,
qui critiquait
le bilan de la crise
des « gilets jaunes »
Un Français condamné en Russie pour
avoir tenté de corrompre des policiers
Un tribunal russe a condamné, lundi 19 août, à 10 mois de prison
ferme un ressortissant français, Gurvan Le Gall, reconnu coupa-
ble d’avoir tenté de corrompre des policiers lors d’un contrôle
d’identité. En détention provisoire depuis cinq mois en Russie,
M. Le Gall, fondateur d’une école de cours de français en ligne
dans la ville russe de Samara, sur la Volga, dément les faits.
Il devra encore purger quarante-sept jours de prison. Son avocat,
Alexandre Delavay, dénonce une décision « incompréhensible ».
A Idlib, tournant majeur dans la bataille de Khan Cheikhoun
Les djihadistes ont annoncé leur retrait partiel de la ville, un jour après une frappe russosyrienne contre un convoi de l’armée turque
istanbul, beyrouth
correspondantes
C’
est sans doute un tour
nant dans l’offensive
menée par Damas et
son allié russe depuis plus de trois
mois dans la province d’Idlib. En
quelques heures, la bataille de
Khan Cheikhoun semble avoir
basculé. Mardi 20 août, les com
battants du groupe djihadiste
Hayat Tahrir AlCham (HTS), force
dominante dans le NordOuest sy
rien, ont affirmé dans un commu
niqué, diffusé par la messagerie
Telegram, qu’ils s’étaient partielle
ment retirés de cette ville stratégi
que, indiquant qu’ils étaient tou
jours présents dans la partie sud.
L’Observatoire syrien des droits
de l’homme fait état, lui, d’un re
trait total des combattants anti
Assad, djihadistes ou rebelles, de
la ville ainsi que de localités de la
province voisine de Hama. Mardi
matin, l’armée syrienne n’avait
pas confirmé son entrée dans
Khan Cheikhoun.
Les alentours de la ville étaient le
théâtre depuis plusieurs jours de
violents combats entre forces pro
régime et combattants antiAssad.
Le bastion insurgé était aussi la ci
ble de violents bombardements
aériens. Lundi, l’armée syrienne
s’est emparée d’une portion de
l’autoroute située au nord de Khan
Cheikhoun, reliant Damas à Alep
- une progression laissant penser
que l’encerclement de la ville de
Khan Cheikhoun se préparait.
Regain de tensions
Ces développements font suite à
une frappe, lundi, contre un con
voi militaire turc. La scène était
tragiquement familière dans le
nordouest de la Syrie, théâtre
d’une violente offensive conduite
par Damas et Moscou depuis plus
de trois mois, qui pilonnent sans
répit infrastructures civiles et po
sitions militaires des insurgés. Un
immense nuage de fumée s’est
élevé après un bombardement ef
fectué par les forces prorégime
dans la province d’Idlib, contrôlée
par des djihadistes et des rebelles.
Mais lundi 19 août, la cible était in
habituelle : un convoi de l’armée
turque a été visé aux abords de la
ville de Maarat AlNouman. L’atta
que a suscité un regain de tensions
entre Ankara, Damas et Moscou.
Selon le ministère turc de la dé
fense, les frappes ont tué trois ci
vils, et douze autres ont été bles
sés. Aucun détail n’a été donné
sur l’identité des victimes. Si les
forces turques n’ont pas été tou
chées, des militants de l’opposi
tion affirment qu’un combattant
de Faylaq AlCham, un groupe
d’insurgés proche des services
turcs, a été tué dans l’attaque.
Le convoi, composé de blindés et
de transports de troupes, circulait
sur la route entre les villes de
Maarat AlNouman et Khan
Cheikhoun, plus au sud, quand il a
été pris pour cible. Selon l’Obser
vatoire syrien des droits de
l’homme (OSDH), des raids russes
et syriens ont été menés en aval
pour empêcher la progression de
la colonne. Ce sont des véhicules
de Faylaq AlCham qui auraient
été touchés par des avions syriens.
Selon Ankara, le convoi devait
approvisionner le poste de Morek,
l’un des douze points d’observa
tion turcs établis à partir de 2017 à
la suite de l’accord d’Astana entre
Russie, Turquie et Iran. Celuici de
vait permettre une « désescalade »
dans la province d’Idlib et les zo
nes attenantes tenues par les com
battants du camp antiAssad.
L’attaque de lundi met à mal
l’accord négocié à Sotchi entre la
Russie et la Turquie, en septem
bre 2018, dans le but de différer
une offensive du régime contre
le bastion rebelle d’Idlib. Il s’agis
sait alors de geler les fronts dans
le NordOuest syrien, où vivent
près de 3 millions de civils.
Le ministère turc de la défense
l’a souligné, jugeant que l’inci
dent « contredit les accords exis
tants, la coopération et le dialogue
avec la Fédération de Russie », se
lon un communiqué publié
lundi. La surprise des militaires
turcs est d’autant plus grande que
l’itinéraire emprunté par le con
voi avait été préalablement
« fourni à la Fédération de Russie ».
« Détermination »
Damas a condamné, lundi, une
« ingérence flagrante » turque, af
firmant que le convoi était
« chargé de munitions » pour « se
courir les terroristes », le terme du
régime pour désigner djihadistes,
rebelles ou opposants. « Ce com
portement hostile du régime turc
n’affectera en aucun cas la détermi
nation syrienne », selon une source
au ministère syrien des affaires
étrangères, citée par l’agence de
presse officielle Sana. Le régime,
avec son puissant allié russe, con
centre son offensive dans le sud de
la province d’Idlib et le nord de la
région voisine de Hama.
Située dans ce qui devait tenir
lieu de « zone démilitarisée » en
tre l’enclave insurgée et les terri
toires sous contrôle gouverne
mental, la localité de Morek, dans
la province de Hama, se trouve
aujourd’hui dans une bande de
terre grignotée par les avancées
des forces prorégime au cours des
derniers jours. Morek est proche
de Khan Cheikhoun.
« La Turquie ne pouvait que réa
gir [à ces avancées] », estimait
lundi Nawar Oliver, spécialiste des
affaires militaires à Omran, un
centre d’études stratégiques basé
en Turquie et proche de l’opposi
tion. Selon lui, Ankara souhaitait
autant éviter que « son point d’ob
servation de Morek se retrouve as
siégé » et que Khan Cheikhoun
tombe, « un scénario à l’impact
très négatif ». Selon l’OSDH, le con
voi turc était bloqué, lundi soir, au
nord de Khan Cheikhoun.
Depuis que les frappes se sont in
tensifiées sur Khan Cheikhoun, de
nombreux civils ont fui plus au
nord. La Turquie redoute une va
gue de réfugiés supplémentaire, et
ses frontières sont fermées. De
puis fin avril, plus de 860 civils ont
été tués dans les bombardements
des forces prorégime sur le Nord
Ouest syrien, selon l’OSDH.
marie jégo et laure stephan
IRAK
LIBAN
TURQUIE
ISRAËL JORDANIE
ARABIE
SAOUDITE
SYRIE
IDLIB
HAMA
Mer
Méditerranée
Maarat Al-Nouman
Damas
Morek
Khan Cheikhoun
200 km
Alep
Les militaires
turcs assurent
que l’itinéraire de
leur colonne avait
été communiqué
préalablement
à la Russie