Le Monde - 21.08.2019

(Jeff_L) #1

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MERCREDI 21 AOÛT 2019 | 21


L’homme qu’il doit rencontrer s’appelle
Martin Gutzeit. D’une dizaine d’années plus
âgé que lui, il est également pasteur et réflé­
chit aussi depuis quelques mois à refonder
un Parti social­démocrate autonome en RDA.
L’échange est d’abord assez froid. « Je lui ai
fait lire mon texte, mais au début, j’ai vu qu’il
se méfiait, témoigne Steffen Reiche. Il se de­
mandait si je n’étais pas de la Stasi. Au bout
d’un moment, j’ai senti qu’il avait compris que
j’étais sincère. Il a alors commencé à se déten­
dre, et, après une longue discussion qui a peut­
être duré une heure et demie, il m’a fixé un
autre rendez­vous, quelques jours plus tard. »
Contrairement à la première, destinée à
« tester » la fiabilité de Steffen Reiche, cette
seconde rencontre n’a pas lieu dans un lieu
neutre. Cette fois, c’est au domicile même
de Martin Gutzeit que le jeune pasteur a
rendez­vous. Borsigstrasse 5. L’adresse ne
lui est pas inconnue : c’est l’endroit où se
trouve le « Sprachenkonvikt », le séminaire
de l’Eglise protestante de RDA consacré à
l’étude des langues.
C’est donc là, dans une chambre située
dans une arrière­cour du bâtiment, que se
tient le rendez­vous. « C’était une pièce toute
petite, 5 ou 6 mètres carrés maximum. Un lit,
une table, une armoire. Nous étions dix. Dix
pasteurs. Nous nous sommes ensuite retrou­
vés là deux fois par semaine. Evidemment,
nous faisions très attention à ne pas être sui­
vis. Nous avions un peu l’impression d’être
dans un polar, même si, une fois à l’intérieur,
nous pensions surtout à la suite. Je me sou­

viens que nous avons débattu pendant des
heures de ce qu’il fallait faire, notamment
question timing : les uns pensaient qu’il fallait
prendre du temps, les autres, dont je faisais
partie, voulaient au contraire aller vite. »
La deuxième option l’emporte. Pour la ma­
jorité des « conjurés », il y a une occasion à ne
pas manquer : le quarantième anniversaire
de la RDA, début octobre. Des commémora­
tions grandioses sont prévues. Même le nu­
méro un soviétique, Mickaïl Gorbatchev,
sera présent. Pareil contexte offre une belle
« fenêtre de tir » au groupe de pasteurs. « A
cause des cérémonies du quarantième anni­
versaire, qui l’exposaient aux yeux du monde
entier, on se disait que le régime allait devoir
montrer une bonne image, poursuit Steffen
Reiche. Après, on craignait en revanche qu’il
donne un tour de vis. »

ALLER VITE, LE PLUS VITE POSSIBLE
La décision est donc prise. Aller vite, le plus
vite possible. Symboliquement, la date choi­
sie pour fonder le nouveau parti est celle du
7 octobre, le jour même de l’anniversaire de
la RDA. Reste à savoir où. Plusieurs lieux sont
envisagés, parmi lesquels l’église de Christi­
nendorf, où officie Steffen Reiche. L’endroit
n’est pas retenu. Dans les jours précédents,
des voitures suspectes ont rôdé dans les pa­
rages. Des agents de la Stasi? Le jeune pas­
teur joue la prudence. Quelques jours avant
le jour J, il prévient ses camarades qu’il vaut
mieux trouver une autre adresse. La veille du
rendez­vous, lui­même quitte sa petite pa­

roisse pour dormir à quelques kilomètres de
là, histoire de semer d’éventuels espions.
Organisée avec les plus extrêmes précau­
tions, la réunion fondatrice du nouveau
Parti social­démocrate de RDA a donc lieu
dans l’église du village de Schwante, à une
trentaine de kilomètres au nord­ouest de
Berlin. Une réunion de quelques heures où
sont actés les statuts du nouveau parti et
élus ses premiers dirigeants. Steffen Reiche
quitte ses amis dès la mi­journée, à bord de
sa Trabant, afin de rejoindre Berlin. Sa mis­
sion : transmettre un communiqué de
presse aux correspondants des médias de
l’Ouest, en l’occurrence le quotidien Süd­
deutsche Zeitung et l’agence DPA.
Pour lui, les jours suivants seront encore
plus fous. Mi­octobre, il a prévu de se rendre
une nouvelle fois à l’Ouest, comme en 1987,
mais cette fois pour l’anniversaire de sa
grand­mère. Contre toute attente, l’autorisa­
tion lui est accordée. « Je m’étais dit qu’ils ne
me laisseraient jamais partir, confie­t­il. Avec
ce que j’avais fait dans les semaines précéden­
tes, j’étais sûr d’être grillé. Eh bien non, j’ai pu
partir. Sur le moment, je n’ai pas vraiment réa­
lisé, mais après­coup j’ai compris que ça vou­
lait dire que le régime était à bout de souffle,
incapable de maîtriser quoi que ce soit. »
Parvenu en RFA, Steffen Reiche n’a en fait
qu’un seul but : informer le plus grand nom­
bre de personnes possible de l’existence de
ce nouveau SPD de l’Est. Hasard du calen­
drier, son arrivée à l’Ouest coïncide avec le
départ d’Erich Honecker, le numéro un de

RDA, au pouvoir depuis 1971. A Bonn, en ce
18 octobre 1989, l’ARD, la première chaîne de
télévision publique, se met en édition spé­
ciale et cherche donc d’urgence un Allemand
de l’Est pour commenter en direct les événe­
ments. Voilà le pasteur propulsé d’un coup
sur le plateau, aux côtés de plusieurs poids
lourds de la scène politique ouest­allemande,
dont l’ancien chancelier social­démocrate
Helmut Schmidt.
Dans les jours suivants, les sollicitations
s’enchaînent : avec des journalistes, avec des
dirigeants politiques, y compris avec le prési­
dent de la République fédérale, Richard von
Weizsäcker, désireux de le rencontrer. « Je
n’avais rien à me mettre! se souvient Steffen
Reiche. Heureusement qu’une collaboratrice
du groupe SPD au Bundestag m’a trouvé une
chemise, une cravate et un costume. »
Inconnu quelques jours plus tôt, le jeune
pasteur revient en RDA auréolé d’une noto­
riété à laquelle il ne s’était pas préparé. Offi­
ciellement, son parti n’est pas autorisé, mais
la nouvelle de sa formation s’est répandue un
peu partout et, dans l’effervescence de ce dé­
but d’automne, les demandes d’adhésion af­
fluent par centaines. Pour Steffen Reiche
comme pour ses camarades, l’histoire con­
naît cependant un nouveau coup d’accéléra­
teur le 9 novembre.

SOUDAINE NOTORIÉTÉ
Ce soir­là, en début de soirée, un de ses voi­
sins dans la paroisse de Christinendorf lui ex­
plique qu’il vient de voir à la télévision que
« quelque chose se passe avec le Mur ». Steffen
Reiche saute dans sa Trabant, fonce à Berlin,
où il retrouve sa femme et sa fille endormies
dans leur modeste appartement de Prenz­
lauer Berg. « Je leur ai dit : “Réveillez­vous !”
Nous sommes alors partis tous les trois à pied
vers le Mur. On a été pris dans un flot extraor­
dinaire. Il y avait du monde partout. Les gens
affluaient de partout. C’était incroyable... »
Trente ans plus tard, il n’en revient toujours
pas d’avoir eu « la chance », comme il dit, de
contribuer à sa « petite échelle » à la « grande
histoire ». Quand il refait le film, il tient sur­
tout à rappeler le « caractère totalement im­
prévisible » des événements survenus cette
année­là. « Rétrospectivement, on peut avoir
l’impression que les choses étaient écrites
d’avance, mais rien ne s’est passé comme
prévu », assure­t­il.
Un exemple : le devenir du Parti social­dé­
mocrate de RDA. A l’été 1989, au moment de
leurs réunions clandestines dans le sémi­
naire des langues de l’Eglise protestante de
Berlin­Est, aucun des pasteurs n’imaginait
que, quelques mois plus tard, le parti serait
autorisé à présenter des candidats aux pre­
mières (et dernières) élections législatives li­
bres de RDA, où Steffen Reiche serait lui­
même élu député, en mars 1990, tandis
qu’un autre membre de la bande, Markus
Meckel, serait appelé au ministère des affai­
res étrangères...
Autre exemple : la réunification du pays. A
l’été 1989, les fondateurs du Parti social­dé­
mocrate de RDA ne l’ont pas en tête. « Au mois
d’août, quand nous commençons à nous réunir
dans la chambre de Martin Gutzeit, notre am­
bition est de démocratiser le régime, nous pen­
sons toujours dans le cadre de deux Allema­
gnes », indique­t­il. Ce n’est qu’une fois le Mur
tombé que l’idée de la réunification fait son
chemin. Même si, comme le précise Steffen
Reiche, celle­ci est envisagée par ce groupe de
pasteurs dans une perspective plus morale
que politique. « Nous avions écrit quelque part
que la séparation de l’Allemagne en deux était
la conséquence de sa culpabilité passée. Venant
de théologiens, cela veut dire quelque chose de
très précis : qu’il y a une faute, qu’elle peut être
pardonnée, et que c’est seulement alors que l’on
peut commencer quelque chose de nouveau. »
Les pasteurs, justement. Leur contribution
à la « révolution pacifique » de 1989 en RDA a
été maintes fois soulignée, le plus célèbre
étant sans doute Christian Führer, celui de la
Nikolaikirche de Leipzig, épicentre des fa­
meuses « manifestations du lundi » lancées
le 9 octobre 1989 et qui précipiteront l’ouver­
ture du mur de Berlin.
Trente ans plus tard, Steffen Reiche conti­
nue de s’interroger sur la place occupée par
les hommes de foi dans ce basculement his­
torique : « C’est une question que je me pose
souvent, mais à laquelle je n’ai pas la réponse.
Pourquoi nous, pasteurs, avons­nous eu cette
idée folle de vouloir fonder un parti politique à
l’été 1989? Peut­être parce que, pour faire cela,
il fallait la combinaison d’une force intérieure
profonde et d’une conscience historique...
Peut­être aussi parce que nous n’avions pas
grand­chose à perdre. Qui j’étais, moi, à l’épo­
que? Personne. Je n’avais aucune position à
défendre. Je pouvais tout me permettre. »
thomas wieder

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DIX PASTEURS. 


NOUS NOUS SOMMES 


ENSUITE RETROUVÉS 


DEUX FOIS 


PAR SEMAINE. 


ÉVIDEMMENT, 


NOUS FAISIONS TRÈS 


ATTENTION À NE PAS 


ÊTRE SUIVIS »


Steffen Reiche,
en juillet,
à Steglitz­
Zehlendorf,
au sud de Berlin.
DEREK HUDSON
POUR « LE MONDE »

L’ÉTÉ DES SÉRIES

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