Le Monde - 21.08.2019

(Jeff_L) #1

4 |international MERCREDI 21 AOÛT 2019


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Entre Séoul et Tokyo, une guerre de la mémoire


Le Japon craint que la victoire judiciaire d’un travailleur forcé, envoyé dans l’archipel en 1941, fasse boule de neige


séoul, gwangju (corée du sud) ­
envoyé spécial

A


gé de 94 ans, Lee
Choon­shik est un vé­
ritable héros en Corée
du Sud. Le vieil
homme digne, au regard vif, est
au cœur de ce que la presse de son
pays qualifie de « guerre sur l’his­
toire, pas une guerre commer­
ciale » avec le Japon. Dans son
petit appartement de Gwangju
(sud), assis sur son lit, en forme
malgré l’écrasante chaleur esti­
vale, il sort avec précaution sa co­
pie de la décision judiciaire. « J’at­
tends toujours l’argent. Il devait
arriver en juillet », dit­il.
La Cour suprême sud­coréenne
a condamné, le 30 octobre 2018, le
géant industriel japonais Nippon
Steel & Sumitomo Metals
(NSSM), à dédommager quatre
ex­travailleurs forcés de la pé­
riode coloniale (1910­1945). Lee
Choon­shik est le seul survivant,
les autres étant morts au cours de
la procédure engagée en 2003. Au
terme de l’arrêt, NSSM doit lui
régler 100 millions de wons
(74 000 euros), juste retour des
souffrances endurées après son
envoi au Japon. Une première
dans l’histoire des relations bila­
térales, inadmissible pour Tokyo.
En guise de représailles contre
Séoul, le premier ministre japo­
nais, Shinzo Abe, a décidé d’enca­
drer bien plus sévèrement les
exportations de produits vers la
Corée du Sud. Dans une Corée as­
soiffée de justice historique, la
réaction nippone a été perçue
comme une déclaration de guerre.

Etats de service
Les Sud­Coréens ont répliqué par
un boycottage massif des pro­
duits nippons, des manifesta­
tions et des événements mémo­
riels autour des victimes de la co­
lonisation. « Abe n’a pas compris
que la société civile coréenne est
un vétéran des luttes politiques.
Nous avons lutté contre les dicta­
tures. Parfois nous perdons, par­
fois nous gagnons », rappelle l’in­
fluent commentateur politique
Kim Ou­joon, pour qui M. Abe « a
commis une énorme erreur : il ne
peut pas gagner cette guerre ».

Le président, Moon Jae­in, avait
choisi de prononcer son discours
du 15 août – anniversaire de la li­
bération de 1945 – depuis le mo­
nument de l’indépendance de
Cheonan, la ville natale de Ryu
Gwan­sun (1902­1920), torturée à
mort pour sa participation au
mouvement du 1er mars 1919
contre l’occupant nippon.
Ce même jour, sur la place Gwan­
ghwamun, cœur des rassemble­
ments à Séoul, les tee­shirts et
autres panneaux « No Abe » – avec
le « o » en rouge, comme le dra­
peau nippon –, fleurissaient dans
une foule en transe au son d’un
Arirang, hymne de la résistance
coréenne, à la flûte traditionnelle.
Non loin de là, un rassemble­
ment était organisé devant l’am­
bassade du Japon, réunissant les
victimes de la colonisation, dont
Lee Choon­shik, envoyé dans l’Ar­

chipel avec 80 autres adolescents,
sur décision en 1941 du maire japo­
nais de Daejeon, dans le centre de
la Corée du Sud. « Il nous a dit que
nous allions poursuivre des études
dans le domaine technique », se
rappelle ce fils d’agriculteurs.
Mais il se retrouve à trimer dans
les entrailles brûlantes d’un haut­
fourneau de Nippon Steel, à Ka­
maishi, dans le nord­est du Japon.
Trois cents autres Coréens de la ré­
gion du Jeolla partagent son sort. Il
ne touche aucun salaire. Les Japo­
nais affirment épargner ses reve­
nus pour les lui verser plus tard.
« Juste après la guerre, je suis re­
tourné à Kamaishi pour tenter de
récupérer mon dû, raconte M. Lee.
L’usine avait été détruite par un
bombardement. Ils m’ont dit :
“Reste et travaille avec nous, tu se­
ras payé.” Je n’ai pas voulu. Je suis
reparti. » De retour au pays, il intè­

gre la police. Ses états de services
pendant la guerre de Corée (1950­
1953) lui valent la médaille pour
services rendus à la patrie, qu’il
arbore toujours fièrement.
Le temps n’a pas atténué l’amer­
tume. Dans les années 1990, après
le retour de la démocratie en Co­
rée du Sud, les victimes de l’occu­
pation commencent à parler : les
femmes de réconfort avec l’émou­
vant témoignage en 1991 de Kim
Hak­sun (1924­1997), puis les tra­
vailleurs forcés. Elles saisissent les
tribunaux, au Japon et en Corée.
M. Lee se lance dans la bataille. Au
Japon, dont les remords ne con­
vainquent pas, les plaignants sont
systématiquement déboutés. Les
cours citent l’accord de 1965 éta­
blissant les relations bilatérales,
selon lequel la question des dé­
dommagements est réglée, « com­
plètement et définitivement ».

Ce même accord suscite de vifs
débats en 2005 en Corée du Sud,
quand les Coréens découvrent
son contenu tenu secret, notam­
ment 300 millions de dollars de
l’époque versés par le Japon pour
dédommager les victimes des
exactions pendant la période co­
loniale. Le gouvernement du pré­
sident autoritaire Park Chung­hee
(1917­1979) les avait utilisés pour le
développement économique.

Maigres rations
Par la suite, et en Corée toujours,
les procès sont freinés par les ad­
ministrations désireuses de ne
pas fâcher le Japon, et n’aboutis­
sent pas. Mais l’arrivée au pouvoir
en 2017 du progressiste Moon
Jae­in, son choix de glorifier la ré­
sistance de 1919 et de reprendre en
main une justice dominée par des
magistrats acquis aux administra­

tions conservatrices précédentes,
ont conduit au revirement de
2018 : Nippon Steel & Sumitomo
Metals a été condamné.
Depuis, les autorités de Tokyo,
furieuses, accusent Séoul de ne
pas respecter ses engagements bi­
latéraux passés. Mais cette colère
masque une inquiétude : celle de
voir sanctionnées plus de
70 autres entreprises, Mitsubishi
Heavy Industries ou encore IHI,
attaquées par les survivants des
près de 1,5 million de Coréens par­
tis pour l’Archipel, soit volontaire­
ment pour fuir l’extrême pau­
vreté, soit dans le cadre de la loi de
mobilisation de 1938 ou des or­
donnances sur la conscription
pour le travail. Tokyo affirme que
le système était « légal ». La Cour
suprême sud­coréenne y voit, elle,
des mesures illégales car la coloni­
sation elle­même était illégale.
Nouveau sujet d’inquiétude
pour le Japon, des victimes dé­
boutées par la justice voient dans
la victoire de Lee Choon­shik un
espoir de réparation, et veulent
relancer une action. Kim Jeong­ju,
envoyée à 13 ans en janvier 1945 à
Toyama (centre du Japon), dans
une usine de l’industriel Nachi­
Fujikoshi, en fait partie.
Elle n’a jamais oublié les maigres
rations qui l’ont forcée à manger
de l’herbe ramassée sur les che­
mins ni l’obligation de chanter
chaque matin le Kimigayo,
l’hymne japonais. Elle n’a pas
oublié non plus le retour en Corée
où les travailleuses forcées étaient
aussi mal considérées que les fem­
mes de réconfort. « Je n’ai jamais
pu me marier, raconte, les larmes
aux yeux, cette fervente catholi­
que à la voix douce. J’en veux au Ja­
pon car il a volé ma vie. »
philippe mesmer

Lee Chon­shik avec des manifestants demandant réparation au Japon pour les travailleurs forcés, à Séoul, le 15 août. KIM HONG-JI/REUTERS

Avec 300 autres
Sud-Coréens
de sa région,
M. Lee a travaillé
sans salaire dans
un haut-fourneau
japonais

Twitter et Facebook accusent Pékin


d’avoir diffusé des infox sur Hongkong


La campagne visait à faire passer les militants pour des casseurs, voire des terroristes


T


witter et Facebook ont tous
deux accusé la Chine, lundi
19 août, de mener une
campagne visant à décrédibiliser
la mobilisation qui a cours depuis
deux mois à Hongkong. L’opéra­
tion menée sur les réseaux so­
ciaux vise à faire passer les mili­
tants pour des casseurs et des
voyous, voire des terroristes. Une
ligne déjà tenue dans le discours
officiel chinois, qui qualifie le
mouvement de « quasi terroriste ».
« Manifestants, combattants de
l’Etat islamique, quelle diffé­
rence? », interroge un post sur Fa­
cebook, sur un montage rappro­
chant djihadistes armés et protes­
tataires hongkongais. D’autres
messages présentent les manifes­
tants comme des « cafards » pour
la société, déterminés à tuer au
lance­pierre. Les manifestants
exigent le retrait total d’un projet
de loi permettant l’extradition
vers la Chine continentale et
l’élection au suffrage universel
des dirigeants locaux, désignés
jusqu’à présent par des institu­
tions favorables à Pékin.
Twitter a annoncé la suspension
de 936 comptes qui cherchaient


« spécifiquement et délibérément à
semer la discorde politique à
Hongkong, notamment à saper la
légitimité et les positions politiques
du mouvement de contestation ». Il
s’agit des plus actifs d’un réseau
plus vaste de 200 000 comptes,
souvent créés après la suspension
d’un autre par Twitter.
Pour le réseau social, il s’agit là
d’une opération coordonnée au
niveau étatique, de nombreux
comptes opérant ensemble pour
tenter d’amplifier le message.
Twitter et Facebook sont inacces­
sibles en Chine continentale de­
puis 2009 et, même avant ce blo­
cage, les internautes chinois leur
préféraient déjà des plates­for­
mes locales, la principale étant
l’application WeChat, du géant de
l’Internet Tencent. En revanche,
les réseaux sociaux américains
restent centraux dans la vie des
Hongkongais ; 4,7 millions d’en­
tre eux se connectent à Facebook
au moins une fois par mois et
448 000 utilisent Twitter.
Beaucoup des comptes identi­
fiés par Twitter utilisent des VPN,
logiciels permettant de contour­
ner la censure depuis l’intérieur

de la Chine en la cryptant et en la
renvoyant vers un point à
l’étranger. Toutefois certains ont
pour origine des points de
connexion situés en Chine mais
non bloqués par l’Etat.

Anglais approximatif
Certains messages révèlent un
manque de sophistication chinois
en ce domaine, en comparaison
notamment des efforts de sape
russes en Occident. Les posts chi­
nois sont souvent rédigés dans un
anglais approximatif et misent
sur une fibre nationaliste dont
l’efficacité est évidente en Chine
continentale, mais pas au­delà.
C’est ce même obstacle que ren­
contre la propagande chinoise ces
dernières années en tentant de
convaincre l’opinion hors de ses
frontières des mérites et de la
légitimité du parti unique. Elle
publie désormais des journaux
comme le China Daily à Hong­
kong, aux Etats­Unis et en Europe,
et place des pages publicitaires
dans la presse occidentale, mais
peine à adapter le message.
Twitter a fait savoir en parallèle
qu’il bloquerait dans un mois la

promotion des Tweet des médias
officiels chinois, comme il l’a déjà
fait avec les médias russes RT et
Sputnik en 2017. Facebook n’a pas
pris cet engagement, alors que la
presse officielle est un important
client du réseau. Son fondateur,
Mark Zuckerberg, n’a jamais dissi­
mulé son rêve d’accéder au marché
chinois, qui comptait 830 millions
d’internautes en 2018.
Recevant en 2014 dans son bu­
reau de la Silicon Valley le plus
haut responsable de la censure
chinoise, M. Zuckerberg avait
placé avec zèle la compilation des
discours du président chinois, Xi
Jinping, sur son bureau et précisé
qu’il en distribuait des exemplai­
res à ses employés. En septem­
bre 2015, lors d’un dîner à la Mai­
son Blanche, le patron de Face­
book avait demandé à M. Xi de lui
suggérer un nom avant la nais­
sance de sa fille, ce que le chef de
l’Etat chinois avait refusé de faire.
Informé de la campagne de désin­
formation par Twitter en juillet,
Facebook a annoncé mardi avoir
supprimé sept pages, trois grou­
pes et cinq comptes.
harold thibault

Salvador : acquittement


après une fausse couche


Evelyn Hernandez, accusée d’homicide,
risquait une peine de 30 à 50 ans de prison

U


ne jeune Salvadorienne a
été acquittée, lundi
19 août, du meurtre de
son bébé mort­né. Evelyn Hernan­
dez, 21 ans, encourait de 30 à
50 ans de prison pour homicide
aggravé par négligence après avoir
fait une fausse couche.
« Le juge a été assez juste : il a dit
qu’il n’y avait pas moyen de prou­
ver le délit, et c’est pour cela qu’il a
prononcé l’acquittement. Il a dit
qu’il s’agissait d’un accouchement
difficile », a expliqué Bertha Maria
Deleon, l’avocate d’Evelyn Her­
nandez, en sortant du tribunal de
Ciudad Delgado, au nord­est de la
capitale, San Salvador. Une cen­
taine de femmes rassemblées de­
vant le palais de justice ont laissé
éclater leur joie à l’annonce de la
décision : « Attention, attention, la
lutte féministe avance en Améri­
que latine », ont­elles scandé.
L’accusation avait réclamé con­
tre la jeune femme une peine de
40 ans de prison pour homicide
aggravé par négligence. « Tout le
temps passé [en prison] a été dur »,
a souligné la jeune femme, qui est
restée trente­trois mois derrière
les barreaux après une première

condamnation à 30 ans de prison
en juillet 2017. Ce premier juge­
ment avait été cassé en février par
la Cour suprême, et Evelyn Her­
nandez avait été libérée.
L’affaire remonte au 6 avril 2016,
lorsque la jeune femme, alors ado­
lescente, accouche dans des toilet­
tes. Elle est accusée d’homicide.
Evelyn Hernandez a toujours
clamé son innocence, qu’elle ne
savait pas être enceinte et qu’elle
avait fait une fausse couche. Dans
un premier temps, il avait été dit
qu’elle avait été violée, mais son
avocate a préféré ensuite ne plus
évoquer ces circonstances à la de­
mande de la jeune femme, qui
habite dans un quartier contrôlé
par les gangs et aurait pu faire l’ob­
jet de représailles.
Le code pénal salvadorien inter­
dit l’avortement en toutes cir­
constances et prévoit une peine
de deux à huit ans de prison. Dans
les faits, les juges considèrent
toute perte du fœtus comme un
« homicide aggravé », puni de 30 à
50 ans de réclusion. Au Salvador,
seize femmes sont toujours en
prison pour avoir avorté.
service international
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